From 9183657f55bf1600e566aa2916ca5c28321c4a4a Mon Sep 17 00:00:00 2001 From: Carsten Milling Date: Tue, 3 Sep 2024 01:25:42 +0200 Subject: [PATCH] Regenerate with updates from upstream --- authors.xml | 170 + ids.xml | 14 + tei/bizet-boites.xml | 5 +- tei/depret-monsieur-cambrefort.xml | 1342 ++ tei/gerny-cyrano-a-la-foire.xml | 505 + tei/regnault-marie-stuard.xml | 2884 ++++ tei/rostand-cyrano.xml | 11820 ++++++++++++++++ tei/silvestre-sapho.xml | 436 + tei/siraudin-delacour-choler-apres-le-bal.xml | 2835 ++++ tei/siraudin-faction-de-nuit.xml | 937 ++ tei/siraudin-larounat-ami-des-femmes.xml | 3550 +++++ tei/supersac-la-porte-est-close.xml | 508 + tei/taconet-la-mort-du-boeuf-gras.xml | 796 ++ tei/trianon-orfa.xml | 433 + tei/valentin-le-soir-de-fiancailles.xml | 367 + tei/verconsin-infanterie-et-cavalerie.xml | 1115 ++ tei/vigny-quitte-pour-la-peur.xml | 2161 +++ 17 files changed, 29875 insertions(+), 3 deletions(-) create mode 100644 tei/depret-monsieur-cambrefort.xml create mode 100644 tei/gerny-cyrano-a-la-foire.xml create mode 100644 tei/regnault-marie-stuard.xml create mode 100644 tei/rostand-cyrano.xml create mode 100644 tei/silvestre-sapho.xml create mode 100644 tei/siraudin-delacour-choler-apres-le-bal.xml create mode 100644 tei/siraudin-faction-de-nuit.xml create mode 100644 tei/siraudin-larounat-ami-des-femmes.xml create mode 100644 tei/supersac-la-porte-est-close.xml create mode 100644 tei/taconet-la-mort-du-boeuf-gras.xml create mode 100644 tei/trianon-orfa.xml create mode 100644 tei/valentin-le-soir-de-fiancailles.xml create mode 100644 tei/verconsin-infanterie-et-cavalerie.xml create mode 100644 tei/vigny-quitte-pour-la-peur.xml diff --git a/authors.xml b/authors.xml index 0e0ae7fc..47397d05 100644 --- a/authors.xml +++ b/authors.xml @@ -7109,4 +7109,174 @@ tei:author tags. P.-J. GIRARD + + + + + Paul + Briollet + + Q30001013 + 0000000010129415 + + Paul BRIOLLET (1864-1937) + 0000 0000 1012 9415 + + + + + Aillaud + + AILLAUD + + + + + + Edmond + Rostand + + Q202749 + 0000000120955216 + + Edmond ROSTAND (1868-1918) + 0000 0001 2095 5216 + + + + + + Paul + Armand + Silvestre + + Q2058470 + 0000000121193671 + + Armand SILVESTRE (1837-1901). + 0000 0001 2119 3671 + + + + + + Adolphe + Choler + + Q18012018 + 0000000114960676 + + Adolphe CHOLER (1824?-1889) + 0000 0001 1496 0676 + + + + + + Charles + de + La Rounat + + Q19544951 + 0000000059346955 + + Charles de LA ROUNAT (1818-1884) + 0000 0000 5934 6955 + + + + + + Henry + Trianon + + Q5715730 + 0000000109487087 + + Henry TRIANON (1811-1896) + 0000 0001 0948 7087 + + + + + + Joseph + Mazilier + + + 000000121330584 + + Joseph MAZILIER (1797-1868) + 000 0001 2133 0584 + + + + + + Adolphe + Adam + + Q189544 + 0000000121209397 + + Adolphe ADAM (1803-1856) + 0000 0001 2120 9397 + + + + + + Joseph + Thierry + + Q60041019 + 0000000066582147 + + Joseph THIERRY (1812-1866) + 0000 0000 6658 2147 + + + + + + Charles-Antoine + Cambon + + Q5074717 + 0000000121306082 + + Charles-Antoine CAMBON (1802-1875) + 0000 0001 2130 6082 + + + + + + Paul + Lormier + + Q3371706 + 0000000003108034 + + Paul LORMIER (1813-1895) + 0000 0000 0310 8034 + + + + + + Émile + Valentin + + + Émile + Penchinat + + Q21027412 + 0000000062897846 + + + VALENTIN, Émile (1840-1915) + 0000 0000 6289 7846 + diff --git a/ids.xml b/ids.xml index 7a24c63e..726c5aab 100644 --- a/ids.xml +++ b/ids.xml @@ -1929,4 +1929,18 @@ names of the plays in theatre-classique.fr and adds Wikidata IDs where available + + + + + + + + + + + + + + diff --git a/tei/bizet-boites.xml b/tei/bizet-boites.xml index 54b3e874..880aac2a 100644 --- a/tei/bizet-boites.xml +++ b/tei/bizet-boites.xml @@ -76,10 +76,9 @@ - Comédie + Comédie-vaudeville mixte - Q40831 @@ -738,7 +737,7 @@ BLAISE, seul.

- J'saurai ben l'empêcher votre projet, scélérats ; mais qu'est-ce donc que c'est que s't'engeance-Jà ? + J'saurai ben l'empêcher votre projet, scélérats ; mais qu'est-ce donc que c'est que s't'engeance-là ? Fallait que les Français eussent bien peu de chose à faire quand ils imaginèrent les jacobins.

AIR : Des portraits à la mode. diff --git a/tei/depret-monsieur-cambrefort.xml b/tei/depret-monsieur-cambrefort.xml new file mode 100644 index 00000000..fea99c85 --- /dev/null +++ b/tei/depret-monsieur-cambrefort.xml @@ -0,0 +1,1342 @@ + + + + + Monsieur Cambrefort + + + Louis + Dépret + + Q18197531 + 0000000001934068 + + Paul FIEVRE + + + DraCor + https://dracor.org + + + CC BY-NC-SA 4.0 + Licence + + + + + + Théâtre Classique + http://theatre-classique.fr/pages/programmes/edition.php?t=../documents/DEPRET_MONSIEURCAMBREFORT.xml + http://theatre-classique.fr/pages/documents/DEPRET_MONSIEURCAMBREFORT.xml + + + CC BY-NC-SA 4.0 + Licence + + + + https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k207939j + + + + + + + + + Léon + + + Cambrefort + + + Madinier + + + + + + Saynète + prose + + Q40831 + + + + + (mg) file conversion from source + + + + + + + + + + + + + + MONSIEUR CAMBREFORT + + 1881. + de Louis DÉPRET + + + PERSONNAGES + + LÉON. (30 ans.) + + MADINIER. (60 ans.) + + CAMBREFORT. (Même âge environ.) + + + Tiré de "Théâtre de Campagne. Première-Huitième série. Troisième série", 1882. pp 189-209. + + + +
+ MONSIEUR CAMBREFORT +
+ SCÈNE I. + + LÉON, seul, écrivant. +

+ «... J'ai eu tort de vous appeler vieil âne. + Je déclare que le mot m'est échappé dans un mouvement de colère. +

+ Parlé. +

+ contre les baudets. +

+ Écrivant. +

+ Je retire le mot. +

+ Parlé. +

+ C'est tout ce que je puis faire, malheureusement. +

+ Écrivant. +

+ Les liens qui vont nous rapprocher, me rendent bien douce cette démarche... spontanée. +

+ Parlé. +

+ Ô vérité ! + Qu'il fait froid dans ton puitS. +

+ Écrivant. +

+ Je suis, monsieur, etc. » +

+ Parlé. +

+ L'adresse maintenant. +

+ Écrivant. +

+ Monsieur_Madinier. +

+ Parlé. +

+ Qualités : Ma foi, je ne lui en sais qu'une, c'est d'être l'oncle de Mathilde, et Mathilde n'a qu'un défaut, c'est d'être la nièce de Madinier, et de m'avoir ordonné d'écrire cette lettre d'excuses, +

+ Il se lève et entrouvre une porte à gauche. +

+ Pierre, portez cette lettre à son adresse, au grand galop. + Vous dites ?... + Vous êtes seul... personne pour ouvrir. + Eh bien, j'ouvrirai, moi. + Allez Vite... + Vite... +

+ Il referme la porte et parle en marchant. +

+ L'hiver dernier, après des péripéties qui rempliraient un in-quarto, une charmante jeune fille que j'adorais de loin, daigna consentir à abréger la distance. + Ce fut céleste... jusqu'au jour de mon admission comme prétendu. + Je retrouvai mes dix-huit_ans. avec les avantages do l'expérience et de la comparaison en plus. + Mais, depuis six semaines, j'expie un bonheur immérité on me présente à la famille. + La mère de Mathilde a des collatéraux dans toutes les communes avoisinant Paris. + Aussi, je possède ma banlieue ! + Hier, dimanche, jour de Chantilly, c'était le tour du parrain_Boisseau. + Chez le parrain_Boisseau, ne voilà-t-il pas que je suis, pendant toute la fête, assailli des provocations d'un certain Madinier, qui, du potage aux cigares, se fit un jeu de me contredire. + Ma foi, n'y tenant plus, j'intercalai dans ma riposte l'épithète de « vieil âne. » + Madinier, qui semblait n'attendre que cela, et même le désirer un peu, se lève, +

+ L'imitant. +

+ se boutonne... jusqu'au plafond. + « il suffit, Monsieur. » puis, bientôt il s'en va. + Je ne songe plus, moi, qu'à finir gaîment la journée auprès de Mathilde. + Au moment des adieux, elle médit, en l'air, comme cela: « À_propos, n'oubliez pas ta petite lettre d'excuses. + - Laquelle ? + - Vous recevrez demain la visite de Monsieur_Cambrefort, le témoin ordinaire de Monsieur_Madinier. + Ah! on va donc se battre ? + Vous êtes fou. + De vous, je crois bien ! + Mettez-vous donc à ma place, s'il lui arrivait malheur. + Parbleu ! + J'aimerais mieux alors être à votre place qu'à la sienne. + Charmant mais n'oubliez pas la petite lettre. + Comment, c'est donc sérieux ? + – Je le veux. + Mathilde finit toutefois par reconnaître que ce dernier argument n'est pas pur de tout sophisme. « Voyons, c'est un homme excellent, de plus c'est mon oncle. il a ses manies.vous ne le corrigerez pas. + Du moins, avais-je raison ? + On a toujours raison contre mon oncle. pourvu qu'on n'oublie pas la petite lettre. » + - J'ai promis, et ce matin l'aurore aux doigts de rose m'a tendu cette plume. + Par Minerve, il y a longtemps que je ne m'étais levé aussi tôt pour écrire ! + Qu'en diraient les Ernestine, les Acacia, les Frédéric. et tous ceux qu'afflige ma décadence, s'ils apprenaient que j'en suis déjà à demander pardon. +

+ On sonne. +

+ Qui cela peut-il être ?... + Eh bien, on n'ouvre pas... + Ah ! + J'oubliais, je suis seul à la maison. +

+ Il disparaît un quart de seconde et rentre presque aussitôt suivi de Cambrefort. +

+ Un monsieur petit, gros et rageur qui n'a affaire qu'à moi. + Je l'ai prié de dire son nom, il n'a pas voulu sortir de ça - « je suis l'ami en question ; » c'est le plénipotentiaire de Madinier. + Si Mathilde n'avait pas ma parole, ce diplomate serait bien reçu ! +

+ Entrée de Cambrefort. +
+
+
+ SCÈNE II. Léon, Cambrefort. + + LÉON. +

+ Veuillez vous asseoir, monsieur. +

+
+ + CAMBREFORT, très gourmé, après avoir failli céder. + Gourmé : Fig. Être gourmé, être roide comme si on était tenu par une gourmette, présenter l'apparence de la roideur et de la présomption.[L] +

+ Je ne dois pas m'asseoir, Monsieur. +

+
+ + LÉON. +

+ Vive la liberté ! + Monsieur Cambrefort. +

+
+ + CAMBREFORT, sévère. +

+ D'où savez-vous mon nom ? +

+
+ + LÉON, conciliant. +

+ De la même bouche qui m'a appris quels nobles liens de coeur vous unissent à mon... +

+
+ + CAMBREFORT, l'interrompant du ton le plus sec. +

+ À votre adversaire ! +

+
+ + LÉON, encore aimable. +

+ À mon adversaire, soit. (A part.) Il est raide. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ On ne me voit pas, il est vrai, suivre Madinier dans ces réunions d'élite où il est si bien fait pour briller. Je ne suis pas l'ami des jours de soleil, Monsieur ! +

+
+ + LÉON. +

+ C'est prudent, quand on est sanguin, étoffé... +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Mais que Madinier me cherche, il me trouve. +

+ Avec une intention mauvaise. +

+ Nous ne sommes pas de ce siècle... Monsieur. +

+
+ + LÉON. +

+ Le dix-huitième avait du bon... Monsieur ! +

+ À part. +

+ Sommes-nous assez Théâtre-Français ! +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Hier, Madinier insulté lâchement par. +

+ Sur un geste de Léon, il s'arrête. +

+ Voyons, le nom de vos amis, les armes, l'endroit ? + Ce ne sera pas ma faute si les règles sont violées. +

+
+ + LÉON, froidement. +

+ Vous ne faites que cela, violer tes règles, depuis votre entrée. +

+
+ + CAMBREFORT, ironique. +

+ Je ne suis pas curieux... mais, je voudrais bien voir cela. +

+
+ + LÉON. +

+ C'est très facile. + Il me semble que malgré tous vos avantages, papa Cambrefort. +

+
+ + CAMBREFORT, irrité. +

+ Pa... pa... pa... pa ! +

+
+ + LÉON. +

+ Pa... pardon, je reprends, il me semble que malgré tons vos avantages, vous êtes incomplet. + J'ai lu dans les bons auteurs que vous deviez être deux à venir ici sanglés pour la bataille... deux à me regarder de travers, deux à refuser de vous asseoir. +

+
+ + CAMBREFORT, légèrement. +

+ Le second témoin de Madinier ne pourra se joindre à moi que dans deux heures. + Parlons de vos témoins à vous. +

+
+ + LÉON. +

+ Coïncidence flatteuse ! + Mon alter_ego, mon Cambrefort, si j'ose dire, est absent de Paris ; il y rentrera bientôt, mais je ne sais pas quand, du moins à une heure ou à deux jours près. +

+
+ + CAMBREFORT, méprisant. +

+ Mon pauvre monsieur, quel honnête dénouement prétendez-vous donner à l'affaire ? +

+
+ + LÉON. +

+ Le plus honnête de tous, et contenu implicitement dans une petite note que j'ai fait parvenir à Monsieur_Madinier. +

+
+ + CAMBREFORT, avec impatience. +

+ Ah ! + Mais... + Ah ! + Mais ! + C'est toute une éducation à refaire, et je n'ai pas le temps. + Apprenez donc que jusqu'à la minute précise où l'on croisera le fer, où l'on amorcera les pistolets. + Madinier et vous, vous n'existez plus l'un pour l'autre que dans la personne de vos témoins. +

+
+ + LÉON. +

+ Fort bien... + Mais attendu que le fer ne sera pas croisé, et que les pistolets resteront au vestiaire. + Je romps la chaîne des traditions, et j'accoste cet excellent Madinier. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Mais alors... + Je crains d'avoir compris... + C'est une lettre d'excuses ! + Vous ne dites pas non. +

+ Ricanement aigu. +

+ Bravo ! + C'est le chemin de la santé. + On vit longtemps, jeune homme, avec ce régime ! + Seulement, gare les froids de pied ! + Ventre de biche ! + Comme disait un de nos rois, vous n'êtes pas romanesque. +

+
+ + LÉON, avec une fausse douceur. +

+ Monsieur_Cambrefort vous sortez de votre mandat, je crois. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Qu'est-ce qu'il dit, le petit douillet ? + Rassurez-vous : pas de duel, pas de témoin, n'est-ce pas ? + Tu comprends ! + Hein ? + Pas de témoin, ergo... plus de mandat. + C'est donc l'homme privé qui vous parle. +

+
+ + LÉON, redoublant de feinte douceur. +

+ Alors désormais c'est donc aussi à l'homme privé que je m'adresse ? +

+
+ + CAMBREFORT, légèrement. +

+ Sans l'ombre du plus léger doute... +

+
+ + LÉON, s'avançant ; et d'une voix très haute. +

+ Eh bien, papa Cambrefort. + Vous êtes un insolent. +

+
+ + CAMBREFORT, hors de lui. +

+ Qu'est-ce qu'il dit ?... + Insolent !... +

+
+ + LÉON. +

+ In... so... lent, papa Cambrefort. +

+
+ + CAMBREFORT, suffoquant. +

+ Mon col... J'étouffe. + Tu vis encore! +

+
+ + LÉON. +

+ À présent que nous nous sommes compris... + Voyons... + Calmez-vous... et puis après... + Le grand air, mon brave... + Autrement, tout cela finirait mal... + J'en ai peur. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Ah ! + Vous avez peur... + Et vous avez raison d'avoir peur. +

+
+ + LÉON. +

+ Regardez-vous donc... + Il y a de quoi... + Le grand air, je le répète. +

+
+ + CAMBREFORT, sortant en boulet de canon. +

+ Tu vas avoir de mes nouvelles... toi. +

+
+ + LÉON. +

+ Bon voyage... + Gros vilain. +

+
+
+
+ SCÈNE III. + + LÉON, seul. +

+ Bon voyage ! + Ah ça ! + Est-ce que j'ai le cauchemar, moi, ou bien est-ce Charenton qui déverse son trop plein dans mon entresol ? + La plaisanterie a suffisamment duré, et je le ferai savoir à qui de droit. + Pour ce qui est de l'imbécile qui me vaut cette algarade... + Son compte est régie. + Quand je serai le mari de Mathilde, et que j'aurai, comme on dit, l'oreille de la chambre, mon premier décret sera l'exclusion à vie de Madinier. + Et l'on dit le droit chemin, la grande route du mariage. + Grande route... soit... mais diantrement mal entretenue. +

+ On sonne. +

+ Cet animal de Pierre n'est pas encore rentré. Qui cela peut-il être? Sans doute, l'autre témoin de l'oncle de Mathilde. Décidément il tient trop de place dans ma vie, ce Madinier. +

+ On va ouvrir. +

+ À la bonne heure, cette fois c'est lui-même. +

+ Il l'introduit. +
+
+
+ SCÈNE IV. Léon, Madinier, introdnit gracieusement par Léon. + + LÉON, lui serrant la main. +

+ Allons... + Je suis enchanté que ce soit vous. +

+
+ + MADINIER, très-froid, très-magistrat. +

+ J'ai reçu votre lettre, elle est d'un bon style, et m'a impressionné favorablement. +

+
+ + LÉON. +

+ Allons... tant mieux... + Vous déjeunez avec moi? +

+
+ + MADINIER, choqué. +

+ Vous ne le pensez pas. +

+
+ + LÉON, très gracieux. +

+ C'est de trop bonne heure pour vous ? + Alors que diriez-vous, pour attendre, d'un biscuit et de quelques doigts de vieillissime porto ? +

+
+ + MADINIER, à part. +

+ Oh ! + Comme il me tente ! +

+ Haut, et se faisant violence. +

+ Non... non. +

+
+ + LÉON. +

+ Vous faites des cérémonies... mon oncle. +

+
+ + MADINIER. +

+ Votre oncle. pas encore, ce me semble. +

+
+ + LÉON. +

+ Pas ce matin sans doute... mais dans une quinzaine. + Quelle figure sombre ! + Il n'est rien arrivé de fâcheux à Mathilde ? +

+
+ + MADINIER. +

+ Ce n'est pas pour elle... + C'est pour vous qu'il faut trembler... + Vous être mis à dos un pareil adversaire!1 +

+
+ + LÉON. +

+ Quel adversaire ? + Vous et moi, ne sommes-nous pas amis ? +

+
+ + MADINIER. +

+ Eh ! + Qui parle de vous et de moi ? + Moi, je suis conciliant, avec trois lignes d'excuse, on m'apaise, vous le savez. + Mais Cambrefort n'est pas de ce caractère. +

+
+ + LÉON. +

+ Eh ! + Que m'importe son caractère ? + Nous ne devons pas nous rencontrer souvent. +

+
+ + MADINIER, solennel. +

+ Souvent... + Non... + Mais au moins une fois. +

+
+ + LÉON, gaiement. +

+ Eh bien... + Va pour une fois ! +

+
+ + MADINIER. +

+ Insensé ! + Vous comptez peut-être sur le choix des armes ; mais Cambrefort se tient mordicus pour l'offensé. +

+
+ + LÉON, avec une irritation contenue. +

+ Monsieur Madinier, un seul mot, je vous prie. + Avant de vous connaître, je passais aux yeux du monde, et aux miens propres, pour avoir quelque suite dans les idées. + Or, depuis hier, et un peu grâce à vous, je ne sais plus du tout, mais du tout, où j'en suis. + Récapitulons, s'il vous plaît. + Hier, vous ouvrez le feu contre moi, je riposte un peu vivement, je vous fais amende honorable votre main touche la mienne. + Ça va bien... + Pas mal et vous... i ni fini. + Que me chantez-vous encore avec vos épées, vos pistolets, vos adversaires ? +

+
+ + MADINIER. +

+ Mes adversaires ? + Vous vous trompez... + Il n'y en a qu'un, et malheureusement c'est Cambrefort que je représente. +

+
+ + LÉON. +

+ Et c'est vous, mon ami, qui acceptez de pareilles missions ? +

+
+ + MADINIER. +

+ Est-ce qu'il a hésité, lui !... + Cette nuit même, n'est-il pas venu Me réveiller en sursaut, pour me rappeler qu'une des conditions de la réussite est une nuit de bon sommeil, qui nous fait arriver sur le terrain, plein de fraîcheur et de calme?. +

+
+ + LÉON. +

+ Et je vous séparerais !... + Non, non... + Je lui pardonne. +

+
+ + MADINIER. +

+ Riez toujours ! + Pour ce que cela durera. +

+
+ + LÉON. +

+ C'est donc sérieux... + Eh bien, tant pis pour Cambrefort ! + Je me sens en veine... +

+
+ + MADINIER. +

+ Cambrefort a eu cinq duels. + Il est encore là... + Seul, il pourrait vous en faire le récit. +

+
+ + LÉON. +

+ Comment ! + Seul ! + Il a donc mangé aussi les témoins ! +

+
+ + MADINIER. +

+ Je vous préviens que vous êtes sur une pente déplorable. +

+
+ + LÉON. +

+ Alors, glissons-y gaiement. +

+ À part. +

+ Tiens... + Une idée... + Non, ce n'est pas une idée. +

+
+ + MADINIER. +

+ Qui sait si en procédant avec une extrême douceur, il ne serait pas encore temps ?... +

+
+ + LÉON, avec explosion. +

+ Une autre lettre d'excuses... + Merci ! + Passe encore lorsqu'il s'agissait de vous. +

+ À part. +

+ Je tiens mon idée. +

+ Avec intention. +

+ Bien que cela ne m'ait point paru être l'opinion de l'honnête Cambrefort. +

+ Insistant. +

+ De l'honnête et loyal Cambrefort. +

+
+ + MADINIER, pâlissant. +

+ On dirait que vous voulez me troubler. + Faites attention, Mathilde aime Cambrefort autant que moi-même. + Ne vous acharnez donc pas contre lui. +

+
+ + LÉON, ironiquement. +

+ contre l'honnête Cambrefort ! + Ce serait dommage. + Enfin, il vous plaît ainsi et il en abuse. +

+ D'un ton enjoué. +

+ À propos, vous a-t-il dit pourquoi il me provoque ? +

+
+ + MADINIER. +

+ Vous auriez, paraît-il, poussé la folie jusqu'à le traiter d'insolent. +

+
+ + LÉON. +

+ J'ai eu tort. j'aurais dû plutôt le traiter d'hypocrite! +

+
+ + MADINIER, anxieux. +

+ Je vous arrête. + Cambrefort n'est pas seulement pour moi un ami, c'est mon unique ami ; l'être que je respecte le plus au monde. Tandis que. +

+
+ + LÉON. +

+ .... Tandis que moi, je ne suis rien pour vous, c'est entendu. + Je reprends : aussi longtemps que votre unique ami Cambrefort se borna à me manquer personnellement dans l'exercice de son mandat, je demeurai patient et calme. + Mais lorsqu'à la nouvelle de mes démarches auprès de vous, il se permit de ricaner. alors, je n'y tins plus. + Son rire insultant signifiait si clairement des excuses à Madinier ! + Quelle alliance de mots cocasse ! + Comment cela s'épelle-t-il ? + Vrai ! + La chose ne s'est pas encore vue ! + Le bonhomme même n'y voudra point croire. +

+ À part. +

+ Madinier se boutonne. +

+ Haut. +

+ Moi je vous honore et je l'ai appelé insolent. +

+
+ + MADINIER. +

+ Un homme qui paraissait tant m'admirer ! + À qui se fier, grands dieux ! +

+
+ + LÉON, à part. +

+ Allons ! + Ferme ! +

+
+ + MADINIER. +

+ Mais il va me payer cela. + Je serai votre témoin contre lui. +

+
+ + LÉON, à part. +

+ Ah ! Mais non... +

+ Haut. +

+ et votre nièce Mathilde qui t'aime autant que vous-même. +

+
+ + MADINIER. +

+ Je démasquerai le traître. +

+
+ + LÉON. +

+ Il dira que vous vous battez par procuration. +

+
+ + MADINIER. +

+ On ne le croira pas. +

+
+ + LÉON, à part. +

+ Je me suis mis dedans... + C'est à recommencer. +

+ On sonne, Léon prête l'oreille. +

+ Ah ! + J'entends qu'on est allé ouvrir ; Pierre est rentré. +

+ On entend le bruit d'une légère discussion près de la porte, discussion dominée par la voix de Cambrefort qui dit très haut : « C'est inutile de m'annoncer votre maître m'attend ; place, jeune homme. » +
+
+
+ SCÈNE V. Léon, Madinier, Cambrefort, entrant en coup de vent et allant droit à Madinier. + + CAMBREFORT. +

+ Madinier, tu te rouilles. + Tu cribles de tricheries le noble jeu des armes... + Tu ne devrais plus être ici. +

+
+ + MADINIER, lui tournant fo dos. +

+ L'individu qui me parle semble ignorer que la journée n'est pas encore finie. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Madinier, je te trouve métaphysique... + Tâche donc, une fois dans ta vie, d'être clair. +

+
+ + MADINIER. +

+ Et vous, tâchez donc, maître Cambrefort, de parler une fois, dans votre vie, comme les gens bien élevés ! + Sans doute, ce n'est pas votre faute, si l'éducation première. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Madinier... + Restez-en là ! + Je t'aime, tu le sais... mais dès que l'on touche à mes souvenirs d'enfance, je suis un baril_de_poudre. +

+
+ + MADINIER, content de son mot. +

+ En effet, vous sautez facilement. +

+
+ + CAMBREFORT, il esquisse l'attitude préparatoire l'envoi d'un soufflet. +

+ Madinier... + Tu vas trop loin. +

+
+ + MADINIER. +

+ Eh bien quoi ! + Vous voyez qu'on peut être un homme d'une bravoure ordinaire, et vous défier. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Tu me dis : vous... + Soit... + Mais moi je veux te tutoyer une dernière fois pour te dire : Madinier, tu n'es qu'une vieille b... +

+
+ + LÉON, l'interrompant. +

+ Monsieur ! + Vous insultez mon oncle chez lui ! +

+
+ + MADINIER. +

+ Oui, noble coeur, tu l'as bien dit : chez moi car j'y viendrai demeurer. +

+
+ + LÉON, à part. +

+ Ah ! + Bien non, alors... + Il faut qu'ils se battent. +

+
+ + CAMBREFORT, à Léon. +

+ Vous, Monsieur, du moins, vous êtes dans votre bon sens, ne pourriez-vous décider entre nous ? +

+
+ + LÉON. +

+ Pardon... + Il me semble que nous avons d'abord un compte personnel à régler ensemble. +

+
+ + MADINIER, à part. +

+ Pare celle-là si tu peux. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Réglons-le sur-le-champ. + J'ai eu des torts envers vous, mais c'est la faute +

+ S'adressant furieux à Madienier. +

+ de cette vieille b... +

+
+ + MADINIER. +

+ Léon, fais ton devoir, et choisis le sabre. +

+
+ + CAMBREFORT, à Léon. +

+ Monsieur, nous sommes faits pour nous entendre. +

+
+ + MADINIER, provocant. +

+ Monsieur voudrait accaparer mon neveu. +

+
+ + CAMBREFORT, ironiqne. +

+ Pour un homme comblé des bienfaits de l'éducation première, Monsieur a des façons de s'exprimer !... + Monsieur aurait tort d'ailleurs de croire qu'il est seul à avoir un neveu. + J'ai un neveu aussi, moi... + Norbert_Demaury qui sera ici dans une heure. +

+
+ + LÉON, charmé. +

+ Qu'est-ce que vous dites ? + Vous êtes l'oncle de Norbert ? +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Sans doute. + Vous le connaissez? +

+
+ + LÉON. +

+ C'est mon meilleur ami de collège, le témoin dont je vous parlais tantôt. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Sa dernière lettre me t'annonce pour un de ces jours-ci. +

+
+ + LÉON. +

+ Je le sais... + Il doit venir loger chez moi. +

+
+ + CAMBREFORT, flatteur. +

+ Mon neveu place bien ses amitiés. +

+
+ + LÉON, les regardant tous deux +

+ Et je vous laisserais vous battre ! +

+
+ + MADINIER, tournant le dos à Cambrefort. +

+ Cachez-moi ce traître je ne veux plus le voir. +

+
+ + LÉON. +

+ Je ne vous ai rien fait... + Moi, donnez-moi la main. +

+
+ + MADINIER. +

+ À vous, très volontiers. +

+
+ + LÉON, à Cambrefort qui tourne aussi le dos à Madinier. +

+ Et vous, Monsieur_Cambrefort, refuserez-vous de me donner la main ? +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ À vous, je la donne de grand coeur. +

+
+ + LÉON, tenant la main de chacun d'eux. +

+ Le moment est solennel, messieurs. + Plus j'y réfléchis, plus il me paraît inévitable, qu'entre gens tels que vous, le différend soit tranché par les armes, et que ce soir, un seul de vous reste vivant. + J'oserais même ajouter qu'il vaudrait mieux peut-être que tous deux... en même temps... + Je n'affirme rien... + Je crois... + Ce n'est pas un conseil, ce n'est qu'une opinion, décidez vous-mêmes. + Vous savez d'ailleurs, mes deux héros, qu'il ne s'agit point ici d'un billet pour Versailles, avec retour. + Du pays où vous allez, personne, je vous dois cet aveu, n'est encore revenu. +

+ À part. +

+ Ils cherchent leurs mouchoirs, c'est le moment. +

+ Il place la main de Cambrefort dans celle de Madinier, et les regarde avec complaisance se presser. +

+ Ah ! + Ma position est délicate ! + Vous perdre au moment même où je sens que j'allais commencer à m'habituer à vous. +

+ Profitant de leur extrême émotion, il disparaît sur la pointe des pieds par la porte du fond. +

+ Je vais chercher Mathilde et sa mère pour les faire jouir de ce tableau. Après cela, si ma fiancée n'est pas contente. +

+ Il sort. +
+
+
+ SCÈNE VI. + + MADINIER, croyant parler pour Léon. +

+ Noble coeur ! + Il a des appels irrésistibles ! +

+
+ + CAMBREFORT, même jeo. +

+ Si Madinier ne m'avait pas adressé de ces insultes. qui retentissent. +

+
+ + MADINIER. +

+ Si Cambrefort n'avait pas levé le masque ! + Ce qu'on ignore ne fait pas de mal, mais après ces lâches calomnies. +

+
+ + CAMBREFORT, se retournant. +

+ Quelles calomnies ? +

+ Découvrant la ruse. +

+ Ah ! + C'est trop fort. +

+
+ + MADINIER, même jeu. +

+ Qu'est-ce qui est trop fort ? +

+ Ils se retrouvent nez à nez la main dans la main. +
+ + CAMBREFORT. +

+ Le conscrit s'est moqué de nous. + Ce n'est pas la peine pour cela de nous tuer. +

+
+ + MADINIER. +

+ Passe pour vous ! + Mais moi je ne suis pas une girouette. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Comment ! + Tu ne vois pas ?... +

+
+ + MADINIER, sévèrement. +

+ Il est certain que je ne vois rien du même oeil que vous. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Madinier, diverses choses ressortent pour moi de tout ceci : la première et la seconde, c'est que l'on s'est moqué de nous, et que l'on a bien fait. + La troisième et la dernière, c'est que nous devrions aller déjeuner. + Nous nous sommes comportés, nous d'ordinaire si chevaliers, comme de simples rustres envers ce jeune homme... nous avons probablement retardé son premier repas. +

+
+ + MADINIER. +

+ Je n'ai pas déjeuné plus que lui, ce me semble. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ N'importe !... + J'ai des remords. + Nous avons été indiscrets, Madinier. +

+
+ + MADINIER. +

+ Et tu crois qu'il a osé me donner une leçon ! +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Oh ! + Non... + Mais il a l'air de l'avoir osé. +

+
+ + MADINIER. +

+ Tu vas lui demander raison de ses plats artifices en vue de nous désunir. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Non... mon brave... non... j'en ai assez. +

+
+ + MADINIER. +

+ C'est bien, j'irai seul, jusqu'au bout. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Voyons... + Sois donc raisonnable, c'est parce que l'estomac te tire, que tu dis cela. +

+
+ + MADINIER. +

+ Il est vrai que je meurs de faim et de soif. +

+
+ + CAMBREFORT. +

+ Je t'emmène... + Mais qu'est-ce ceci? +

+ La porte du fond s'ouvre à deux battants, et permet de voir une table à trois couverts, chargée de bouteilles de vin et de toute la figuration d'un déjeuner succulent. +
+ + MADINIER, tantalisé. +

+ Ah ! + Mon ami ! + C'est cruel! +

+
+ + CAMBREFORT, animé par l'espoir. +

+ Regarde, ami... trois couverts ! +

+ Entrée de Léon. +
+
+
+ SCÈNE VII. Léon, Madinier, Cambrefort. + + LÉON, gaîmont. +

+ C'est encore moi ! +

+
+ + MADINIER, sévère. +

+ Et d'où venez-vous, s'il vous plaît ? +

+
+ + CAMBREFORT, inquiet. +

+ Madinier, tu sais de quoi nous sommes convenus... du liant, du moelleux, s'il vous plait ! +

+
+ + LÉON, leur versant à boire. +

+ En attendant les côtelettes, tâtez-moi ce Sauterne. + Vous, demandez d'où je viens, je vais vous le dire. + Mathilde et sa mère, impatientes de connaître les suites de notre petit... malentendu, ont fait arrêter leur voiture devant ma porte et m'ont demandé. + La nouvelle de notre arrangement les a surprises de la façon la plus agréable. +

+ À Madmior. +

+ Diavolo, vous ne passez pas pour un monsieur commode aux yeux de votre famille. +

+ À part. +

+ J'ai eu beau faire, pas moyen de l'éviter à la noce. +

+
+ + MADINIER, faisant le plaissnt. +

+ Mon neveu, ne fût-ce que pour ce cachet jaune, vous aurez souvent ma visite. +

+
+ + LÉON. +

+ Je vous préviens loyalement qu'il ne m'en reste que deux bouteilles, +

+ À part. +

+ et si c'est comme ça, je te promets que nous les viderons aujourd'hui. +

+
+
+
+ +
+
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Tous droits d'exécution et de traduction réservés

+ + PERSONNAGES. + + CYRANO, artiste forain. GIRIER. + + CHRISTIAN, artiste forain. CHAVAT + + +
+ +
+ CYRANO À LA FOIRE +
+ SCÈNE I. Cyrano, Christian. +Ils entrent en se disputant - Cyrano tient à la main un immense faux-nez en carton. - Christian porte sa perruque d'une main. + + CYRANO, furieux à Christian. +

+ Qu'est-ce que tu dis ? + Que je n'ai pas de talent ? + Trouves-en donc un comme moi à la foire aux pains_d_épices. +

+
+ + CHRISTIAN. +

+ Je te dis que tu joues comme un pied. +

+
+ + CYRANO. +

+ Si je jouais comme un pied, je ne gagnerais pas vingt-cinq francs par semaine. + Dans mon engagement je ne monte pas et je ne démonte pas la baraque ; - tandis que toi tu n'as que dix-huit francs par semaine et tu montes et tu démontes. +

+
+ + CHRISTIAN, à part. +

+ Fait-il le malin parce qu'il joue le rôle de Cyrano à la Foire ! +

+
+ + CYRANO. + Edmond : Edmond Rostand, auteur de Cyrano de Bergerac créé 28 décembre 1897. +

+ Si je joue le rôle de Cyrano, c'est que je suis copain avec Edmond. +

+
+ + CHRISTIAN, haussant tes épaules. +

+ Toi, tu connais Rostand ? +

+
+ + CYRANO. +

+ Si je le connais ?... + Sur que je le connais... + Sans ça est-ce qu'il aurait laissé jouer sa pièce à la Foire ? + Il m'a même dit : Du moment que c'est toi qui joues le rôle de Coquelin, je te donne l'autorisation. +

+
+ + CHRISTIAN, riant. +

+ Ah ! + Ah ! + Ah ! +

+
+ + CYRANO. +

+ Ya pas de ah ! ah ! ah !... + La preuve, c'est que Edmond a ajouté : S'il y a des vers que tu n'as pas bien dans la bouche, je te donne la permission de les changer. +

+
+ + CHRISTIAN. +

+ Tout ça, c'est des boniments de femmes seules. + Si tu joues le rôle de Cyrano, c'est que tu fais du boniment à la patronne de la baraque... et tu sais pourtant que j'ai un béguin pour elle. +

+
+ + CYRANO, avec fatuité. + Pour la musique voir le grand format. + Chipée pour ma guiasse : en argot signifie "Elle m'aime." +

+ C'est elle qui est « chipée pour mon guiasse ». +

+
+ + CHRISTIAN. +

+ Ça ne se passera pas comme ça ! + Il y en a un de nous deux qui sortira de la boite. +

+
+ + CYRANO. +

+ Ça ne sera pas moi sûrement ! +

+
+ + CHRISTIAN. +

+ Ni moi ! +

+
+ + CYRANO. +

+ Si, ça sera toi ! +

+
+ + CHRISTIAN. +

+ Non, ce sera toi ! +

+
+ + CYRANO. +

+ C'est ce que nous verrons ! +

+
+ + CHRISTIAN. +

+ Non, mais quoi, tu ne t'es donc pas regardé ? + Eh !... + Espèce de m'as-tu vu à la mie de pain., +

+
+ + CYRANO. +

+ Et toi, Eh ! + Résidu_de_cabot ! +

+
+ + CHRISTIAN. +

+ Paillasse à la manque ! +

+
+ + CYRANO. +

+ Va donc, Eh ! + Comique d'amphithéâtre ! +

+
+ + CHRISTIAN. +

+ Et toi, Eh ! + Récipient à pommes cuites ! +

+ Dans la coulisse on entend la voix du régisseur qui crie : En scène ! Messieurs, en scène pour Cyrano. +
+ + CYRANO, redevenant correct. +

+ En scène !... + On a crié en scène !.. + À nous! +

+
+ + CHRISTIAN. +

+ Ah la la ! + C'est la septième reluisante depuis cet après-midi... + Allons-y ! +

+ À part. +

+ Je lui ai joué un petit tour qui n'est pas piqué des vers ! +

+ Il sort. +
+
+
+ SCÈNE II. + + CYRANO, seul. + Mistoufle : Arg. et pop. Gêne, misère, pauvreté. [CNRTL] +

+ Ah ! + Je n'ai pas de talent !... + Attends mon salaud ! + Je viens de lui faire une mistoufle qui n'est pas dans un sac. +

+ Il sort. + On frappe les trois coups dans la coulisse. +
+
+
+ SCÈNE III. + + CYRANO, seul. + Il entre arec son nez postiche fixé sur son visage. Il arpente ta scène, regarde de tous cotés et chante cette sérénade en grattant sur le fourreau de son épée. + Roxane n'est pas là ! + Ell' doit être au marché, + Je vais de ce pas-là + Vivement la chercher. + Il remonte puis s'apprête à sortir. - Entre Christian. coiffé de sa perruque. + +
+
+ SCÈNE IV. Cyrano Christian. +Christian aperçoit Cyrano. - Il va droit à lui. + + CHRISTIAN. + Te voilà Cyrano... Terreur de Bergerac + Dont le nez aux Gascons fich' la trouille et le frac. + Il prend Cyrano par le poignet et le secoue rudement. + Mais malgré ton renom de célèbre bretteur + Moi, Christian, je te l'dis, tu ne me fais pas peur ! + Sans lui lâcher le poignet, il le regarde sous le nez. + + + CYRANO, reniflant puis se débarrassant de Christian et s'éloignant en portant la main à son faux-nez, à part. +

+ Zut ! + Quelle odeur !... + Mais qu'est-ce qu'il a ?... + Ah ! + C'qu'il pue, c'cochon-là ! +

+
+ + CHRISTIAN, à part. + Riant sous cape. + C'est ma blagu' qui commenc' ; ça va-t-êtr' rigolo, + J'ai mis dans son faux-nez un vieux bout d'Livarot. + + + CYRANO, reprenant sa tirade, à Christian. + J'attends ici Roxan' !.. Ta présenc' me dérange + De te la mettr' quèqu'part, ma botte me démange. + + + CHRISTIAN, à part. + Ça l'démang', moi-z-aussi. + Il se gratte la main. + Ah ! J'y suis, saperlotte ! + En lui touchant la main, il m'a fichu la frotte ! + + + + CHRISTIAN, reprenant sa tirade et revenant se mettre sous le nez de Cyrano. + Avec un nez pareil tu possèd's un' maîtresse ? + Qu'est-c' qu'ell' peut bien en faire ?.. Ça m'en bouche un' surfèce. + Se reprenant. + ... Un' surface. + + + CYRANO, se reculant en se touchant le nez, à part. + Chlinguer : sentier mauvais. + C'est lui qui sent comm' ça ?... Ah ! Mes aïeux ! Qu' ça chlingue ! + + + CHRISTIAN, à part. + Blaire : Pop. nez. + Livarot : Fromage fabriqué dans le bourg de ce nom. [L] + J'ai mis du Livarot, dans son blaire, pour trois shillings. + + + CYRANO, reprenant sa tirade. + Tu veux blaguer mon nez, + Tu voudrais le chiner. + Mais, pour êtr' spirituel, il faudrait que tu l'pusses ! + + + CHRISTIAN, à part. + Non, ce n'est pas la frott', j'crois plutôt qu'c'est des puces. + Reprenant sa tirade. - À Cyrano, s'approchant de lui et lui parlant sous le nez. + Tu dois, mon cher ami, quand tu r'nifles un' pelle + En prendre avec ton nez, bien plus qu'avec un' pelle ? [ + + + CYRANO, se reculant et reniflant, à part. + Quelle odeur me poursuit ? - Par le nez qu'est-c' que j'hume ? + Ça sent d'plus en plus fort ! Qu'est-c' que j'prends pour mon rhume ? + + + CHRISTIAN, reprenant sa tirade. + Pif : Terme populaire. Un gros nez. [L] + Mais ce n'est pas un pif, c'est un train d'marchandises, + Quand tu fais la lessive, il peut t'servir encor, + Car tu n'as pas besoin d'étendr' mon ling'dehors. + Tu peux sur ton tasseau faire sécher tes ch'mi'ses + À part, il se grattant. + Ça m'gratt' dans ma liquette. + + + CYRANO, se reculant, à part. + Ah ! Bon Dieu !... C'que ça fouette ! + + + CHRISTIAN, revenant à Cyrano et reprenant sa tirade. + Au quatorze_Juillet, son nez peut se permettre + De se passer d'drapeaux... pour être à la hauteur + Tu peindras simplement ton naze en trois couleurs + Puis, en guis' d'étendard tu l'mettras à ta f'nêtre + À part se grattant + Ça pass' dans la culotte. + + + CYRANO, se reculant, à part. + Sapristi ! Qu'ça trouillotte ! + Reprenant sa tirade. + Au nez me monte la moutarde ! + À part. + Ça sent de plus en plus la... + Il éternue puis reprend, sa tirade. + ... En garde ! + Il dégaine. + + + CHRISTIAN, il dégaine puis se gratte, à part. + Ya pas d'erreur je crois que ce chimpanzé m'a + Par sa promiscuité refilé d'l'eczéma. + Reprenant sa tirade. Il se fend tout en se grattant le bas de la jambe sous sa botte. + Je vais t'pousser un' botte... + + + CYRANO, lénifiant, à part. + Ah ! Il veut m'asphyxier ! + Il s'éloigne tout en conservant la garde. + + + CHRISTIAN, à part. + Au moins pendant c'temps-là, j'vais pouvoir me gratter. + Il descend a l'avant-scène et se frotte le dos contre le manteau d'Arlequin. - À part. + C'est un' maladie d'peau + Il revient au milieu de la scène en se grattant le dos avec son épée. À part. + C'est comm' si qu'on dirait qu' j'ai des gratt'-culs dans l'dos. + + + CYRANO, profitant de ce que Christian est occupé à se gratter se précipite vers lui et lui porte un coup de son épée. + Tiens !... Pare-moi cell'-là !... + + + CHRISTIAN, pare le coup - désarme Cyrano. + ...Voyez-vous ce bravache + Qui voulait me donner un coup d'épée en vache ! + Moi j'en ai plein le dos.. + Il se gratte. + + + CYRANO, reniflant. + ... Moi j'en ai plein le nez. + Finissons ce combat!... + Il se précipite sur Christian, lui arrache son épée de la main et la brise sur son genou. + ...Nous voilà désarmés ! + + + CHRISTIAN. + Non, ce n'est pas fini !... J'vais f'casser la figure + Avec les armes que m'a données la nature + Lutte entré Cyrano et Christian. À un moment donné Cyrano tient Christian par les épaules et lui donne des coups de pied dans le bas des reins. - À part. + Croyant me fair' du mal, il m'fait du bien, l'andouille, + Car c'est justement là, qu'en c'moment ça m'chatouille. + Il se retourne, saute sur Cyrano et lui enlève le nez d'un coup de mâchoire. + + + CYRANO, soulagé, respirant bruyamment. + Ah ! Maint'nant je respire. + + + CHRISTIAN, crachant et faisant la grimace. + ... Faut-il que j'sois fourneau + J'oubliais qu'dans ton nez j'ai mis du Livarot. + Lui jetant le nez que Cyrano attrape au roi. + Garde pour la patronn' ce tubar triomphant. + + + CYRANO. + C'est un joli cadeau a faire à un enfant. + + + ENSEMBLE. + Entrez ! Entrez ! Voir le spectac' + Qui certes n'est pas dans un sac + Entrez ! entrez, n'ayez pas l'trac + Voir Cyrano_de_Bergerac ! + +
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+ PRIVILÈGE DU ROI. +

LOUIS PAR LA GRÂCE DE DIEU ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE, à nos amés et féaux Conseillers les Gens tenants nos Cours de Parlement Maîtres des Requêtes ordinaires de Notre Hôtel, Baillifs, Sénéchaux, Prévôts, leurs Lieutenants, et à tous autres de nos Justiciers et Officiers qu'il appartiendra, salut. Notre cher et bien amé Toussaint Quinet, Marchand Libraire de notre bonne ville de Paris, nous à fait remontrer qu'il désirerait faire imprimer une pièce de théâtre intitulée Marie Stuard Reine d'Écosse Tragédie, ce qu'il ne peut faire sans avoir sur ce nos lettres humblement requérant icelles. À CES CAUSES désirant favorablement traiter ledit exposant, nous lui avons permis et permettons par ces présentes de faire imprimer, vendre débiter en tous lieux de notre obéissance, ledit livre en telle marge et tel caractère et autant de fois que bon lui semblera durant le temps et espace de cinq ans, entiers et accomplis à conter du jour que ledit livre fera achevé d'imprimer pour la première fois, et faisons très expresses défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu'elles soient de l'imprimer faire imprimer vendre ni débiter durant ledit temps en aucun lieu de notre obéissance sans le consentement de l'exposant, sous prétexte d'augmentation, correction, changement de titre, fausses marques ou autres en quelque sorte et manière que ce soit, à peine de trois mille livres d'amende payable sans déport, nonobstant oppositions ou appellations quelconques par chacun des contrevenants, applicables un tiers à nous, un tiers à l'Hôtel Dieu de notre bonne ville de Paris, et l'autre tiers audit exposant, confiscation des exemplaires contrefaits et de tous dépens dommages et intérêts à condition qu'il en sera mis deux exemplaires en notre Bibliothèque publique, et un en celle de notre très cher et féal le sieur Séguier Chevalier Chancelier de France, avant que de les exposer en vente, à peine de nullité des présentes, du contenu desquelles nous vous mandons que vous fassiez jouir et user pleinement et paisiblement ledit exposant, et tous ceux qui auront droit de lui sans aucun empêchement, Voulons aussi qu'en mettant au commencement ou à la fin dudit liure un extrait des présentes, elles soient tenues pour dûment signifiées et que foi y soit ajoutée, et aux copies d'icelles collationnées par l'un de nos amés et féaux Conseillers et secrétaires, comme à l'original, Mandons aussi au premier notre Huissier ou sergent sur ce requis de faire pour l'exécution des présentes tous exploits nécessaires sans demander autre permission. CAR TEL EST NOTRE PLAISIR, Nonobstant clameur de Haro, et Chartres Normandes et autres lettres à ce contraires.

+

Donné à Chaillot le 14 jour de Mai l'an de grâce mil six cent trente huit et de notre règne le vingt huitième.

+

Par le Roi en son Conseil,

+

DE MONCEAUX.

+

Les exemplaires ont été fournis, ainsi qu'il est porté par les lettres de Privilège.

+
+
+

Achevé d'Imprimer pour la première fois le 19 Décembre 1638.

+
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+ + À MONSEIGNEUR MONSEIGNEUR L'EMINENTISSIME CARDINAL DUC DE RICHELIEU + + MONSEIGNEUR, +

Celle qui se jette à vos pieds est cette Marie Stuard à qui feu Henry II d'heureuse mémoire, donna François son fils pour mari, c'est celle qui reçut en ce temps là fur le front, la même Couronne que vous faites briller aujourd'hui fur la tête de mon Prince, et celle dont la condition, ni la vertu ne peuvent toutefois empêcher la perte. Véritablement MONSEIGNEUR, celui est un extrême avantage de ce qu'après avoir perdu le jour sur l'échafaud, vous lui voyez rendre l'honneur sur le Théâtre, et que si sa mort ne fut point vengée, au moins son innocence sera-t-elle défendue. Elle ne pouvait espérer toute Reine qu'elle est un traitement plus humain, ni plus favorable de votre EMINENCE qui s'est donné la peine elle-même d'ouïr ses aventures, et n'a pas refusé des larmes à la représentation d'un sujet si tragique ; Mais MONSEIGNEVR, il est à craindre que comme elle fut la plus infortunée de toutes les Princesses pendant sa vie, elle ne soit la plus malheureuse de toutes nos Dames illustres après sa mort ; je vois déjà renaître avec elle un nombre infinis d'ennemis, non pas plus forts, mais plus dangereux que les premiers ; car au moins les Conseillers d'Élisabeth quelques sévères qu'ils furent, examinèrent son procès auparavant de la juger, mais ceux-ci les plus injustes et les plus envieux de tous les juges, la veulent condamner sans l'avoir jamais ouïe ; Elle aurait eu sujet de crainte en son malheur, et d'appréhension en sa faiblesse, puisque la main de celui qui la redonne au public n'est pas si votre assez forte pour la défendre EMINENCE n'eut été son refuge, et ne l'eut prise en sa protection. Je ne présume pourtant pas si fort de moi MONSEIGNEUR, que de croire d'avoir pu vous contenter en ce rencontre, il faut atteindre au suprême degré de la perfection, ou de la vanité, pour se persuader de vous satisfaire ! De moi je m'estimerai toujours trop heureux, si mon poème ne m'a point fait rougir devant votre EMINENCE, s'il m'est permis d'aspirer à la gloire de ne vous avoir point déplu, et fi vous m'honorez tant que de souffrir que je prenne à jamais la qualité,

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MONsEIGNEUR,

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De votre très humble très obéissant et très fidèle serviteur

+ REGNAULT. +
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+ APOLOGIE DE LA REINE d'ÉCOSSE au Lecteur. +

Ce ne m'est pas seulement peu d'honneur, mais il m'est encore très glorieux d'avoir à marcher sur les traces des plus excellents hommes du dernier siècle, et d'écrire en suite des plus rares plumes du nôtre, une histoire si recommandable que celle de MARIE STUARD.

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Le divin Ronsard a tellement écrit en faveur de cette sage Princesse qu'à moins que d'être envieux, ou méchant tout à fait, on ne peut révoquer en doute son mérite.

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Bucanan même, ce grand génie de qui l'Europe entière a su le nom et dont la vivacité d'esprit n'a péché qu'en ce qu'elle fut trop satyrique, n'a pu s'empêcher de la louer en mourant quoi qu'il reçut pension des Luthériens pour écrire contre elle, ce qui doit passer pour marque infaillible de fa vertu puisque son ennemi se trouve son panégyriste. Messieurs de Bellieure, Delagueste, de la Motte Aigron, et de l'Aubépine (de qui les noms sont immortels) ont si généreusement parlé pour elle contre ses ennemis, par des harangues que nos curieux conservent encore, que les enfants de ses plus grands adversaires entreprennent aujourd'hui sa défense en Angleterre.

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Feu Monsieur l'Eminentissime Cardinal du Perron fit son Épitaphe peu de jours après son exécution, qui fut le Mercredi des Cendres de l'année 1587 à 4 heures du matin, ce tombeau les fera vivre l'une et l'autre en la mémoire de tous les hommes.

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Un livre intitulé Le martyre de la Reine d'Ecoffe imprimé sous main dans Londres, découvrit la vérité de son histoire, obscurcie par la méchanceté des Puritains qui semaient partout des libelles diffamatoires contre son innocence.

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La naissance de l'hérésie du sieur Florimond de Raymond parut en suite et fit savoir à toute la terre la longue tyrannie d'Élisabeth, et la constante patience de Marie.

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Depuis peu les Révérends Pères Caussin et Hilarion, ont fait des traités particuliers de la vie et de la mort de cette grande Reine, à qui tous les écrivains ensemble ne reprochent qu'un excès de bonté.

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C'est après tant d'illustres auteurs que je montre son innocence en ma Tragédie, c'est pourquoi, Lecteur, ce n'est pas pour t'en donner un argument que je t'écris, mais c'est pour t'avertir que je ne t'en donne point, un sujet si connu n'a pas besoin d'interprétation, et ce serait expliquer l'Histoire en l'Histoire même, car quoi que je me sois attaché particulièrement à la matière, j'ai disposé mon poème en telle sorte qu'il ne faut que l'ouïr, ou le lire pour le comprendre. Les récits y sont en leur lieux, tu n'y trouveras point de liaisons superflues, ni d'Episodes qui n'y soient nécessaires, les actions faites auparavant la scène, y font racontées sans aucune altération ou déguisement de la vérité de mon sujet ; j'ose avancer que sa lecture ni sa représentation n'ont pas mal réussi, puisqu'elles ont tiré des larmes des premiers, et des plus beaux yeux de la France : il est vrai que chacun voit les choses bien différemment, tel méprise ce qu'un autre estime, tous les visages font inégaux, et tous les esprits ne se ressemblent pas, je ne veux point user de tyrannie fur le tien, ni t'obliger d'adorer l'ouvrage de mes mains, parce que plusieurs l'ont approuvé, tu me favoriseras trop en le voyant d'un oeil sans passion, sois donc désintéressé pour être juge, et ne crois pas que je fois incapable de faire mieux, mais sache que je suis dans l'age où l'on commet encor tant de fautes qu'elles sont pardonnables alors qu'elles font belles.

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Adieu.

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+ ÉPIGRAME À MONSIEUR REGNAULT sur sa Tragédie. + Regnault, quand cette grande ReIne + Vit finir la vie et sa peine + Toute l'Europe en murmura : + Cette mort (disait on) est injuste et cruelle, + Mais depuis tu l'as faite et si juste et fi belle, + Que même en la pleignant chacun l'approuvera. +

ROTROU.

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+ + À MONSIEUR REGNAULT son cher ami, auteur de Marie stuard. + + EPIGRAMME. + De ton Élisabeth la jalouse puissance + Fit mourir une Reine en sa funeste Cour, + L'Angleterre autrefois lui vit perdre le jour, + Mais ta plume aujourd'hui la fait revivre en France. +

POUCET DE MONTAVBAN.

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+ + A MONsIEVR REGNAULT. + + Épigramme. + Regnault, si ta MARIE eut eu ton éloquence, + Elle eut montré son innocence + Aux yeux de ses persécuteurs. + Et trouvant par tout des refuges + Eut fait comme toi de ses Juges + Ses plus humbles adorateurs, +

GILLET.

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+ + AU MÊME + + Autre Épigramme. + Quelque cruel tourment qu'ait souffert cette Reine + Nous n'avons pas sujet de regretter sa mort, + Puisqu'elle est trop heureuse ayant fini son sort + De s'immortaliser avec si peu de peine, + Et d'avoir cet honneur qu'un des plus grands esprits + La fait revivre en ses écrits. +

GILLET.

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+ À MONSIEUR REGNAULT SUR SA TRAGÉDIE. + Vois que tes beaux écrits charment toute la terre, + Et que jamais mortel n'ait fait de si bons vers, + Si ne font ils que des éclairs + Qui nous présagent un tonnerre. +

AVICE

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+ + À MONSIEUR REGNAULT + + STANCES, SUR LE MÊME SUJET. + >Subtil esprit, savant génie, + Qui savez comme l'on manie + L'art de profe et l'art de rimer. + souffrez que ma muSe vous die + Que votre docte Tragédie + A su celui de nous charmer. + Elle a des grâces si naïves, + Et des beautés qui sont si vives + Que c'est trop peu de l'admirer. + Et je crois ( loin de flatterie ) + Que sans commettre idolâtrie, + Son seul prix est de l'adorer. + Toute l'Europe en est ravie + Quoi qu'elle pleure encor la vie + Qu'elle n'a jamais pu sauver. + Vos vers ont eu cette puissance, + Conservez donc leur livre en France + Si vous la voulez conserver. +

CHOPPIN.

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+ + À MONSIEUR REGNAULT SUR SA TRAGÉDIE. + + EPIGRAMME. + Quelle aimable clarté dessus notre horizon + Apporte un nouveau jour qui contente la vue ? + Quand d'un brillant soleil la terre est dépourvue + Et par la jalousie et par la trahison. + Un divin sentiment, dans la douleur nous touche, + Un astre brille ici, lorsqu'un autre se couche + Dans un fleuve de sang tristement répandu. + Car de tes doctes vers la splendeur immortelle, + Ébloui tant nos yeux d'une grâce nouvelle, + La terre troue en toi ce qu'elle avait perdu. +

DU PELLETIER

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+ À MONSIEVR REGNAULT, SUR SA REINE D'ECOSSE. + Sur une insigne cruauté + Tu bâtis un trône à ta gloire, + Et l'injuste trépas d'une rare beauté + Te place justement au temple de mémoire, + Poursuis, divin Regnault, l'Histoire des François + Et nous fais voir bientôt les généreux exploits + De cette fille magnanime ; + Hâte toi d'exposer sur un ardant autel + Cette chaste et sainte victime, + Travaillant à sa mort tu te rends immortel. +

QALLEBRET

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+ SONNET A MONSIEUR REGNAULT + On admire ta plume en son premier effort + L'Histoire de Marie étant si bien traitée, + Ta gloire en même temps par le monde portée + De la Tamise au Gange a déjà pris effort. + Ta Reine dont l'Église á regretté le sort + Est morte en Angleterre à tort persécutée, + Par tes divins écrits elle est ressuscitée, + Pour recevoir en France une seconde mort. + Ô complice innocent des rigueurs d'Isabelle ! + Ce glorieux trépas rend sa soeur immortelle, + On luy doit des autels c'est la commune voie. + Il est juste et apprends de sa triste aventure + Que si l'on veut revivre à la race future + Ainsi que cette Reine il faut mourir deux fois. +

SAINT GERMAIN.

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+ ÉPIGRAMME SUR LA MARIE D'ECOSSE DE MONSIEUR REGNAULT. + Tous blâment le coup déplorable + Qui mit ta Princesse au tombeau, + Mais loin de le blâmer, je le juge louable + Puisqu'il y a fait produire un ouvrage si beau.

DE L'ISLE.

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+ AU MÊME + Tu dépeins si bien les rigueurs + Et les maximes d'Isabelle + Que tu fais naître dans nos coeurs + De l'horreur pour cette cruelle : + Et chacun confesse tout haut + Que ta Marie à tant de charmes, + Qu'elle a plus fait verser de larmes + Au Théâtre qu'à l'échafaud. +

LE COMTE.

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+ + + LES PERSONNAGES + + MARIE STUARD, sérénissime Reine d'Écosse et d'Irlande, douairière de France. légitime héritière d'Angleterre. + + KENEDE, une de ses filles d'honneur. + + LE DUC DE NORFOLK, son amant et autrefois favori d'Élisabeth. + + MELVIN, Grand Maistre de la maison d'Écosse, et celui qui fait le récit de la mort de sa Reine. + + LE VICOMTE DE HERRIN, seigneur écossais. + + ÉLISABETH, fille naturelle de Henry VIII d'Angleterre. + + LE COMTE DE MORAY, bâtard de Jacques V. Roi d'Écosse, et frère naturel de Marie. + + LE COMTE DE KENT, Conseiller d'Élisabeth. + + LEMARES DE SCHEROBERY, Conseiller d'Élisabeth. + + LES ÉTATS D'ANGLETERRE, Conseillers d'Élisabeth. + + POMPONNE DE BELLIEVRE, Ambassadeur de France et depuis Chancelier. + + KILLEGRE, Capitaine des Gardes. + + TROUPE D'OFFICIERs de Marie et du Duc. + + AMIAS PAULET, Concierge de la Tour où est Marie. + + PAGE DE LA CHAMBRE D'ÉLISABETH. + + +
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+ ACTE PREMIER +
+ SCÈNE PREMIÈRE. Marie, Le Duc de Norfolk, Kenede. + + MARIE. + Puisque vous désirez d'une ardeur incroyable + Voir de tant d'accidents le portrait effroyable, + En ce nouveau récit de mes vieilles douleurs + Ne me défendez pas la liberté des pleurs + Je vais vous raconter d'étranges aventures ; + L'étonnement du siècle et des races futures, + Mais qui feront frémir d'horreur et de pitié + Ceux qui conserveront un reste d'amitié,. + Sachez donc quelle fut ma première misère ! + Je vis presque en naissant la perte de mon père, + Car le soleil sur moi n'avait pas fait un tour. + Lorsqu'on priva ce Roi de la clarté du jour, + Et quel horrible feu des flambeaux de la guerre + « Chassa ma mère et moi de ma natale terre, + Qu'un enfant est heureux ! Lorsque dès son berceau + L'astre de sa naissance éclaire à son tombeau, + Que le jour qu'il anime est celui qui le tue, + Et qu'il perd la lumière alors qu'il la salue, + La mort dont le seul nom nous épouvante tous + Ne s'apparaît à lui que d'un visage doux, » + Hélas qu'un pareil sort m'eut été favorable, + Cette captivité si longue et déplorable + Et mille autres malheurs où mes jours sont réduits + Ne me feraient pas voir en l'état ou je suis . + Déjà sept fois les ans avaient changé les choses + Par sept fois j'avais vu naître et mourir les roses, + Quand je restai sans mère et qu'en France je vins + Dessous d'autres climats trouver d'autres destins, + Henri second du nom, Monarque magnanime, + Y fit de ma personne une si grande estime, + Qu'il me mit sous le joug des amoureuses lois + Avec François son fils, digne sang des Valois. + Mais le sort nous trahit et la même journée + Que l'on solennisait un si bel Hyménée, + Au milieu des tournois, des pompes, des festins + Paris vit de ce Prince achever les destins. + François son successeur brillant pour disparaître + Fit mourir tôt après, l'heur qu'il m'avait fait naître + Ainsi ces deux grands Rois terminèrent leurs ans, + L'un dedans son automne, l'autre en son printemps + Lors veuve, sans enfants, je revins en ma terre + Toute sanglante encor d'une intestine guerre, + Ou, d'un second Hymen j'allumai le flambeau + Pour un Prince amoureux autant qu'il était beau + Le COMTE_de_LENOX, doux charme de mon âme, + Inspira dans mon coeur une seconde flamme, + Et quoi qu'un frère ingrat s'élevât contre moi + J'épousai cet amant dont je me fis un Roi. + Nous jouissions déjà d'une parfaite joie + Qui filait nos plaisirs sur l'or et sur la soie, + Déjà nous ignorions toutes sortes d'ennuis, + Nos jours duraient sans cesse, et n'avaient point de nuits, + Quand mon frère glissa, dedans la fantaisie + De mon peuple abusé par la vieille hérésie + D'oublier son respect et sa fidélité + Pour me ravir le sceptre avec la liberté. + Ce dessein m'excita des querelles civiles, + Révolta les sujets de mes meilleures villes, + Remplit toute l'Écosse de sang et d'effroi + Et conjura ma perte, après celle du Roi. + Puis ce frère, où plutôt ce traître et ce perfide + M'accusant de son crime et de son parricide + Me conduisit lui-même en ces tristes châteaux + La lac de Leven ou loch Leven situé à une vingtaine de kilomètres d'Édimbourg. Un château austère su XIVème y trône sur une petite île d'une centaine de mètres de long. Marie Stuard y séjourna en 1565 puis y fut enfermée une année dès juin 1567. + Que le lac_de_Léven entoure de ses eaux. + Ô que d'affreuses nuits ! D'horribles journées + Sont depuis ce temps là dans leur cercles tournées. + Que d'images de mort effrayèrent mes yeux,. + Tandis qu'on me retint en ces funestes lieux. + À la fin, un enfant de qui Douglas est père. + Sentit son jeune coeur touché de mammifère, + Et me sollicita de m'embarquer sur l'eau + Par le moyen des clefs qu'il surprit au château. + J'approuvai son avis, j'admirai sa prudence ; + Et le priai surtout d'observer le silence + M'étonnant qu'un enfant eut l'esprit assez mûr + Pour faire élection d'un moyen qui fut sûr. + L'astre qui fait nos jours était plongé dans l'onde + Le sommeil avait clos les yeux de tout le monde. + Lorsqu'il vint m'avertir au milieu de la nuit + Et déprendre la fuite et d'éviter le bruit. + Kenede, digne objet d'éternelle mémoire + Fit lors une action toute pleine de gloire, + Elle exposa sa vie à la merci de l'eau + Et se précipita poursuivre mon vaisseau. + + + KENEDE. + Quoi qu'en cette action j'aie été téméraire + J'y fis bien moins encor que je ne devais faire + J'étais trop obligée à votre Majesté ! + + + LE DUC. + Ô merveilleux effet de générosité ? + + + MARIE. + Étant dessus le lac, nous allons de la sorte + À l'autre bord de l'onde ou le vent nous emporte + L'Illustre de Celon (il m'en souvient toujours) + En cette occasion me prête son secours + Jure de me venger de mes justes querelles + Lève mille boucliers, pour punir des rebelles ; + Et donne une bataille ou ce rare seigneur + Par le prix de son sang rachète mon bonheur. + Ces Rebelles domptez contre mon espérance + Le conçois le dessein de retourner en France, + Mais comme nous suivons ce pays qui nous fuit + Le jour nous est ravi par une horrible nuit : + Voilà qu'un prompt éclair messager de la nue + D'une foudre prochaine annonce la venue. + Certes en ce moment nous vîmes de nos yeux + Les abîmes du monde et le centre des Cieux. + + + LE DUC. + Hélas !... mais poursuivez. + + + MARIE. + Dans ce pressant orage + Jamais l'étonnement ne m'ôta le courage + Je demeurai constante en ces extrémités + Et j'eus le coeur plus grand que mes calamités. + Quand tous les éléments eurent fini leur guerre + Lèvent me rejeta sur les bords d'Angleterre + Et le fit à dessein parce_que je voulais + Attacher un jour l'ancre aux rivages Gaulois + Alors Élisabeth cette fille d'un crime + Qui nonobstant mes droits passe pour légitime, + M'envoya par Lincestre un coeur de diamant. + D'où j'appris que le sien l'était pareillement ; + Et que les qualités de cruelle et de dure + L'avaient faite déjà de la même nature. + Mais ce récit m'ennuie, et puis vous avez su + Ce que je vous dirais, que vous n'avez pas vu. + Nombrer : Trouver le nombre de. [L] + Celui qui nombrera les arènes menues + Que l'eau le reflux de tant d'ondes chenues + Certes celui la seule vous dira mes travaux + Et vous pourra conter le reste de mes maux[.) + + + LE DUC. + De moi je ne crois pas que les races futures + Prennent pour vérités de telles aventures ; + Mais vous en êtes hors, il n'y faut plus penser + Puisque s'en souvenir c'est les recommencer : + Ne parlons désormais que de notre Hyménée, + Dont nous touchons ici l'adorable journée. + + + MARIE. + Je crains malgré les voeux que nous en avons faits + Que les torches d'Hymen ne nous luisent jamais, + Ou qu'au lieu d'éclairer nos saintes épousailles + Elles ne fassent voir nos tristes funérailles. + Barbare Élisabeth ! Qui crois n'avoir rien fait + Si chacun de tes jours n'est marqué d'un forfait ; + Toi qui de mon Empire as la vertu bannie + Pour y faire à présent régner la tyrannie : + Si tu reçus le jour sous un tel ascendant + Qu'il t'ait prédestinée à vivre en commandant. + Tu devais exercer ta rude tyrannie + Sur la brutalité des tigres d'Hyrcanie, + Et tu ne devais pas commander aux humains, + Par ce sceptre sanglant qui dégoutte en tes mains + Des tragiques effets de ton humeur altière : + À qui mon innocence à servi de matière. + + + LE DUC. + Madame ce discours paraît hors de saison + Puis qu'on va terminer votre longue prison + Qu'en fin Élisabeth s'est réconciliée + À votre Majesté comme à son alliée, + Et qu'elle m'a promis d'avoir plus de douceur + Et de vivre avec vous comme avecque sa soeur. + + + MARIE. + Je crains qu'en me baisant sa perfidie éclate + J'appréhende sa main encor qu'elle me flatte + Et je pense pour moi que quelque trahison + Parmi ce doux breuvage à mêlé du poison. + Je connais des longtemps par expérience + Quelle est Élisabeth et sa noire science ; + Mais vous ne connaîtrez cet esprit dangereux, + Qu'alors que mon amour vous rendra malheureux + Car... et souvenez vous d'une telle pensée + Notre prospérité doit être traversée, + Et je vois un funeste et prochain accident + Qui vos jours et les miens plonge en leur occident. + Cette Reine suivra la fureur qui l'anime, + Et sa déloyauté fera gloire d'un crime, + D'un crime que jamais nos neveux ne croiront + Elle me ravira l'ornement de mon front ; + Et comme en profitant d'une civile guerre + Elle usurpa jadis le trône d'Angleterre : + Elle m'arrachera contre toutes les lois + La Couronne, la vie, et le sceptre à la fois. + + + LE DUC. + Ne la soupçonnez pas de tant de perfidie + L'autorité quelle a permet que l'on s'y fie : + Et puis la majesté que vos pareilles ont + Leur donne des vertus qui brillent sur son front. + + + MARIE. + L'autorité souvent est mère d'injustice, + Souvent la Majesté cache le front du vice + Ceux qui sont les chemins en détournent leur pas, + Et ceux qui font les lois ne les observent pas. + Craignez donc désormais si vous me voulez plaire, + D'éprouver avec moi la fortune contraire; + Ne considérez plus un sujet de douleur + Et n'ayez plus d'amour pour l'objet du malheur. + + + LE DUC. + Que me commandez vous ? Ma lumière, mon âme ; + Si j'ose me servir de ces noms pleins de flamme + Et si l'amour me souffre assez de libertés + Pour vous donner déjà ces belles qualités. + Voudriez vous rétracter la parole donnée + En faveur de mes soins et de notre Hyménée + Heureux grand dessein dont j'espère l'effet + Suivant le voeu commun que nous en avons fait. + + + MARIE. + Quel sujet avez-vous de douter de ma flamme + Puisque vous possédez la moitié de mon âme ? + Quoi généreux amant soupçonnez vous ma foi ? + Vous persuadez vous d'aimer autant que moi ? + Et voyant mon ardeur qui s'augmente et qui dure + Pouvez vous justement me faire tant d'injure ? + Hà perdez ce soupçon si vous l'avez conçu, + Et réparez le tort que mon coeur à reçu[.] + + + LE DUC. + Bien que vous me fassiez cette faveur insigne + Le doute du bonheur dont je me sens indigne, + Et je ne puis penser... + + + MARIE. + Au nom de nos amours + Mettez fin je vous prie à semblables discours. + + + LE DUC. + Si je les répétais je serais une offense + Et ce commandement m'impose le silence. + +
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+ SCÈNE II. Élisabeth, Le Comte de Mourray, Le Comte de Kent. + + ÉLISABETH. + Vois Norfolk me trahit et le ciel à permis + Que même un favori soit de mes ennemis ! + Quoi le Duc dites vous, aujourd'hui se marie + sans ma permission à la Reine Marie ? + Même loin de le taire, ou le dissimuler + Tous deux vous ont prié de m'en venir parler + Elle dit ceci tous bas à l'écart. + Ô de quelles fureurs me sens-je possédée ! + Hà perfide, est-ce ainsi que ta foi m'est gardée ? + Cette immuable foi ? Cette immortelle amour + Qu'on devait conserver plus longtemps que le jour ? + Ne te souvient-il plus de ces secrètes flammes, + Ni de ces chastes noeuds qui joignaient nos deux âmes ? + Je dusse être honteuse et je dusse rougir + De quoi ma passion n'a peu se mieux régir + Ou mieux distribuer mes faveurs avancées, + Et je meurs repensant à ces choses passées : + Mais je t'empêcherai d'en pouvoir discourir, + Et j'en sais le moyen, je te ferai mourir, + C'en est fait mon amour s'est changée en furie + Elle revient devers les Comtes. + De sorte que le Duc épousera Marie, + Depuis quand l'aime-t-il ? + + + LE COMTE DE MORAY. + Il me souvient qu'un jour + Les États_d_Angleterre assemblèrent la Cour, + Pour faire le procès à cette Criminelle, + Là tous furent pour vous, là tous furent contre elle, + Et le Duc toutefois changea de sentiment, + De juge qu'il était devenu son amant. + + + ÉLISABETH. + Le parjure l'ingrat ! + + + LE COMTE DE MORAY. + C'eut été peu de chose, + S'il n'eut fait encor plus ? + + + ÉLISABETH. + Hé quoi dites... + + + LE COMTE DE MORAY. + Je n'ose. + + + ÉLISABETH. + Dites moi tout... + + + LE COMTE DE MORAY. + Ce Duc, que vous estimiez, tant... + Mais dois-je découvrir ce secret important ? + Oui... Madame ce Duc, ce Duc même conspire + De vous mettre au cercueil de perdre cet Empire, + D'usurper votre sceptre, et de se faire Roi + En élevant ma soeur au trône ou je vous vois. + Ayant fait arrêter son premier secrétaire + Qui de ces deux paquets était dépositaire ; + Et voyant qu'il feignait sans me rien confesser + J'ai cru que le meilleur était de le presser + Et pour en découvrir la vérité sans peine + Je l'ai fait à mes yeux appliquer à la gêne, + Ou ces mots à peu près sont sortis de sa voix, + MARIE A RÉSOLU LA PERTE DES ANGLAIS, + NORFOLK A SUSCITÉ LEs BARONS, ET CONSPIRE... + Là sa parole meurt et puis lui-même expire, + Au moins j'ai l'avantage et le contentement + D'en avoir su tirer cet éclaircissement. + + + LE COMTE DE KENT. + La Comte de Kent : Henry Grey (1573-1615). + Écoutez par ma voix, la voie de la patrie + Qui pour votre salut vous conjure et vous prie + De détourner plutôt ce danger apparent, + Que de voir qu'un ruisseau devienne un jour torrent, + Et court malgré vous ou sa fureur l'emporte. + + + ÉLISABETH. + Hà traître ! Devais tu me tromper de la sorte ? + Et sans considérer quelle en serait la fin + Devais tu concevoir cet orgueilleux dessein ? + Je ne pus l'étouffer lorsque tu le fis naître + Mais je sais les moyens de l'empêcher de croître. + Tels crimes impunis ont causé quelquefois + La ruine et la mort des trônes et des Rois + Donnez moi ces paquets, voyons, que ce peut être ? + Elle lit la souscription d'une lettre supposée de Marie. + AU COMTE_D_ARONDEL, AU COMTE_DE_GLOUCESTER. + Voila déjà des noms que l'on n'aurait pas mis + S'ils n'eussent point été ceux de mes ennemis. + Elle l'ouvre et lit. + Si pour me secourir vous concevez l'audace + De vaincre Élisabeth qui cause mon malheur, + Et si par vos moyens je sors de cette place + Vous en aurez une en mon coeur. + Marie... + Ô criminelle ô perfide alliée + J'avais déjà pour toi ma colère oubliée, + Mais voyons les secrets de cet autre papier, + Dont le titre est semblable à celui du premier. + Elle lit la fausse lettre du Duc. + VOus savez la misère et l'état déplorable + Où Marie à présent voit réduire son sort + Et comme Élisabeth, étant inexorable + Elle n'attend plus que la mort. + Que de compassion vos âmes affligées + Ressentent quelques maux de ceux qu'elle a soufferts, + Et qu'un jour par vos mains ses mains soient soulagées + Du pesant fardeau de leur fers. + Norfolk ...... + À ce rapport, il faut que je me fie, + Mes yeux sont les témoins de cette perfidie + Oui voilà le cachet de ce lâche seigneur. + + + LE COMTE DE MORAY. + Et voici l'écriture et le seing de ma soeur[.] + + + ÉLISABETH, ayant resserré les lettres. + Inventons un tourment qui leur soit équitable, + Une punition horrible, épouvantable, + Qui laisse on triste exemple à la postérité, + De haine de justice de sévérité. + Je veux que l'on immole à ma juste furie + Et le Duc_de_Nolfoc et la Reine_Marie, + Efforcez vous de plaire à cette passion + Et les sacrifiez à mon ambition ; + Satisfaites en tout à ma colère extrême + Donnez leur deux bandeaux au lieu d'un diadème, + Et pour les élever en un degré plus haut + Dressez dessus leur trône un sanglant échafaud, + Nous... Imitons les faits d'Hérode es de Tibère, + Et s'il se peut encor surpassons notre père ; + Perdons une Princesse avec un favori, + Et par là paressons la fille de Henry. + + + LE COMTE DE KENT. + Par là vos actions dignement s'éternisent, + Et tous vos faits en un par là s'immortalisent, + Achevant cet ouvrage il faut que vous voyez + La Fortune en vos mains, et l'envie à vos pieds. + +
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+ SCÈNE III. Le Comte de Mourray, Le Comte de Kent. + + LE COMTE DE MORAY. + L'Art n'a jamais si bien imité la nature + Que l'on a contrefait cette double écriture, + Marie et son amant travailleront en vain, + Pour se mettre à couvert des traits de notre main. + + + LE COMTE DE KENT. + Il semble que le Ciel favorise ce crime, + Et je doute déjà qu'il ne soit légitime, + Tous succède à vos voeux, tout rit à vos desseins. + + + LE COMTE DE MORAY. + Le sceptre de ma soeur va tomber en mes mains, + Et je ferai bientôt (orné de sa Couronne) + Un pas de son tombeau pour monter sur son trône, + Il est vrai que je faux je ne le puis nier + Mais ma faute pourtant se peut justifier, + Car quoi que ce projet paraisse illégitime + « C'est être vertueux que de faire un beau crime + Et le doux nom de Roi ne saurait trop coûter + Quand par un sacrilège on devrait l'acheter. » + +
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+ ACTE II +
+ SCÈNE PREMIÈRE. + + LE DUC DE NORFOLK, à soi-même. + Quel triste Démon ennemi de la joie + Et jaloux du bonheur que l'amour nous envoie, + M'oblige de rêver ? + + + LE CAPITAINE DES GARDES. + La Reine Élisabeth, + Vous mande MonSeigneur ..... + + + LE DUC. + Ou ? + + + LE CAPITAINE DES GARDES. + Dans le Cabinet, + Mais Si je ne me trompe elle-même s'avance. + + + LE DUC, tout bas. + D'on vient qu'a son aspect je manque d'assurance, + Un secret mouVement me donne de l'effroi + Je crains de l'aborder et je ne sais pourquoi. + +
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+ SCÈNE II. Élisabeth, Le Duc de Norfolk. + + ÉLISABETH. + Je vous ai dit cent fois que je serais contente, + De pouvoir achever le projet que je tente, + Et d'augmenter l'éclat que le ciel ma donné + Aux dépens d'un Royaume d'un front couronné + Mon âme qui languit ne peut être guérie, + Que par l'heureux succès de la mort de Marie, + Moi devant qui des Rois se sont humiliés + Je foulerai sa tête à mes superbes pieds. + Son crime est assez grand d'avoir su nous déplaire, + Éteignons la clarté du flambeau qui l'éclaire + Contre elle employons tout, jusqu'à la cruauté + Ravissons lui le jour qu'elle nous eut ôté + Pour empêcher un mal commettons en un autre + Et répandons son sang pour conserver le nôtre. + Vous de qui le Conseil et la fidélité, + Ne forment de desseins qu'à mon utilité + Cher Duc conseillez-moi que faut il que je fasse, + Dois-je lui refuser, ou lui donner sa grâce. + + + LE DUC DE NORFOLK, à l'écart. + Il faut adroitement répondre à ses discours + Car sans doute le Comte à trahi nos amours. + Hà qu'attentivement son oeil me considère ! + Madame mon esprit n'est pas si téméraire. + Que de songer jamais à vous donner conseil + Ce serait présenter la lumière au soleil ; + Que votre majesté de cela me dispense + Je crains que mes avis choquent votre prudence. + + + ÉLISABETH. + Je veux absolument... + + + LE COMTE. + Bien donc je vais parler, + Plus pour vous obéir que pour vous conseiller + Je ne puis concevoir Madame, qu'une Reine + Ait pour une Princesse une si forte haine, + Qu'aspirant avec elle a de mêmes honneurs + Vous ayez toutefois de contraires humeurs + Il le faut avouer ce prodige m'étonne, + Et sans favoriser le parti de personne : + Je dis que la douceur a bien souvent fait voir + Des ennemis rangés aux termes du devoir ; + C'est un céleste aimant qui sans aucune peine + Attire à soi les cours d'une invisible chaîne. + + + ÉLISABETH. + La Maison de Henry, la race d'Édouard + S'opposent des longtemps à celle de Stuard, + C'est l'ancienne erreur d'une immortelle haine + Qui nous tourne en nature avec si peu de peine + Que sans avoir d'horreur des maux qu'elle nous fait + Nous la suçons toujours aussitôt que le lait ; + Tellement que delà proviennent en partie + Cette dissension et cette antipathie. + Outre que la raison m'oblige de haïr + Celle qui chaque jour conspire à me trahir, + Et celle dont la faute est encor si récente + Que la même vertu veut que je m'en ressente. + + + LE DUC. + Hà Madame épargnez en elle votre sang + Et ne meurtrissez pas celles de votre rang, + Car quand cette Princesse après vous sans seconde, + Aurait enfin commis tous les crimes du monde. + Le respect de ces noms de Reines et de Rois + La soustrairait toujours à la rigueur des lois. + Lorsqu'un grand à failli Dieu seul fait son supplice, + Il s'en réserve seul à lui seul la justice, + Il abaisse ce grand qu'il avait élevé. + Et détruit ce chef_d_oeuvre ou son nom est gravé. + Les Reines et les Rois ses vivantes images + Et de ses dignes mains adorables ouvrages + Ne se doivent punir que par ses propres mains, + Et fussent ils le crime l'horreur des humains. + De sorte qu'à présent vous voyez que Marie + Pour le salut de qui, toute l'Europe crie, + Et dont l'esprit divin vous donne du soupçon + N'est votre inférieure en aucune façon + Et qu'étant absolue autant que sage et belle + Elle dépend de vous ; aussi peu que vous d'elle. + + + ÉLISABETH. + N'importe j'userai de mon autorité ! + Et ne la tiendrai point en d'autre qualité + Que d'une prisonnière et d'une criminelle. + + + LE DUC, tout bas. + Vos crimes seulement vous la font juger telle. + + + ÉLISABETH. + Encor qu'elle soit Reine il semble toutefois, + Qu'elle soit ma sujette, et soumise à mes lois + Un instinct que je sens et que je ne puis dire + Me donne dessus elle un naturel empire + Et comme sa prison la porte à me haïr + Un mouvement secret m'oblige à la trahir. + Mais il faut que sa mort paraisse légitime. + + + LE DUC, tout bas. + Énorme sacrilège ! Épouvantable crime ! + Que tu feras parler les théâtres de nous ! + + + ÉLISABETH. + Duc, qui vous rend si triste, et que murmurez vous. + + + LE DUC. + Je diSAis ce qu'un jour les nations étranges + Pourront dire de vous au lieu de vos louanges + Lorsqu'ils raconteront cette histoire aux neveux + Et ces neveux encore à ceux qui naîtront d'eux + Rendant votre mémoire à chacun odieuse, + Au lieu que vous pouvez la rendre glorieuse + En ôtant des ce jour aux siècles à venir, + Le funeste sujet de s'en entretenir, + Les Rois qu'un monde entier de peuples idolâtre, + Sont regardés du trône ainsi que d'un théâtre, + Comme ils sont élevés ils en sont plutôt vus + Par leur propres rayons leurs défauts sont connus. + Je sais bien que je parle avec trop de licence + Mais votre Majesté m'en donne la puissance. + Donc par le sacré nom que portait votre soeur + Laissez vivre en repos cet objet du malheur. + + + ÉLISABETH. + Il faudrait pour cela qu'à présent j'ignorasse + Quelle est son entreprise quelle est son audace, + Elle veut m'arracher la Couronne du front + Et se sert du pouvoir que mes ennemis ont, + Voyez ce qu'elle écrit afin de me déplaire + Au Comte_d_Arondel mon plus grand adversaire, + Elle lui montre la fausse lettre de Marie et dit à l'écart. + Il pâlit, Il rougit. + + + LE DUC. + Que voyez-vous mes yeux. + + + ÉLISABETH, tout bas. + Hà qu'il feint bien le traître ! + + + LE DUC. + Ô vie, ô terre, ô Cieux ! + + + ÉLISABETH. + Que pourra-t-il répondre par quelle imposture... + + + LE DUC, ayant lu. + Voilà son cachet même et sa même écriture . + Mais puissai-je à vos yeux périr présentement, + Si cela ne s'est fait par un enchantement ; + Ou par le noir effet de quelque perfidie, + C'est ce que le soupçon me permet que j'en die, + Je connais son esprit il est trop généreux + Pour avoir entrepris rien de si dangereux, + Je ne le saurais croire et je m'ose promettre + Que d'autres que Marie ont écrit cette lettre, + Est-il croyable aussi qu'elle eut jamais commis + À ces Comtes ingrats ses mortels ennemis, + L'espoir qui lui restait ; et puis se fut jetée + Entre les mêmes mains qui l'ont si mal traitée, + Il n'est pas vraisemblable et si je le comprends + Madame assurément cela choque le sens. + Non, elle n'a point eu cette damnable envie + Et je le soutiendrais au péril dé ma vie. + + + ÉLISABETH. + Je vois bien que le Duc est son adorateur + Et que son ennemi devient son orateur, + Quoi qui me conseillait, ici me dissuade + Sans doute votre esprit est devenu malade, + Vous m'étiez autrefois fidèle confident + D'où vient qu'à me servir vous êtes moins ardent ? + Aimez vous sa beauté ? + + + LE DUC. + J'aime son innocence + Encor que sa prison ait borné sa puissance, + Et n'ai pourtant conçu pour elle d'amitié + Que par la bienveillance et que par la pitié. + + + ÉLISABETH. + Vos discours ce me semble ont trop de violence + Pour n'être les enfants que de la bienveillance + Et vous la défendez, avec trop d'action + Pour n'avoir pas pour elle un peu de passion + Donc en me l'avouant quittez là cette feinte : + Contez moi vos amours et sans honte et sans crainte, + Et loin de perdre en vain des propos superflus + Puisque j'ai tout appris ne me le celez plus. + Confessez d'avoir fait, en aimant cette Reine + L'objet de votre amour du sujet de ma haine. + + + LE DUC. + Ce n'est pas mon dessein de vous cacher ici + Qu'elle m'aime Madame et que je l'aime aussi, + L'hymen à déjà mis sa main dedans la mienne + Elle a reçu ma foi quand j'ai reçu la sienne, + Et le Duc_de_Lincestre avant que de partir + M'avait promis hier de vous en avertir. + Car c'eut été pécher que de ne vous pas dire + Que c'est pour ce bel oeil que mon âme soupire. + Je ne le puis celer ; lorsqu'en plein Parlement + Afin d'exécuter votre commandement + Je fis de vos États une entière assemblée + En jugeant son procès j'eus l'âme un peu troublée + Un divin mouvement se forma dans mon sein + Et me porta l'esprit à changer de dessein + J'eus plus de conscience et moins d'effronterie + Que d'accuser à faux l'innocente Marie, + Et pour donner contre elle un passage à ma voix + Trois fois j'ouvris la bouche et la fermai trois fois, + Enfin continuant l'erreur que j'avais faite + Ma bouche devint sèche et ma langue muette + Chaque juge pour lors s'osa licencier + En même temps que moi de la justifier. + + + ÉLISABETH. + Infidèle ! Ainsi donc je serai méprisée + Et mes faveurs ainsi tourneront en risée, + Faveurs, dignes d'un Dieu, que tu reçus de moi + Lorsque je te fis Duc pour te faire après Roi. + Est-ce là ce devoir d'éternelle durée + Et la fidélité que tu m'avais jurée + Quoi rompant l'ordre exprès que je t'avais commis + Écrire pour Marie à tous mes ennemis, + Ha cette trahison ou ta fureur préside + Te rendra malheureux de même que perfide, + Mais pour t'ôter le temps de contester en vain + Reconnais cette lettre, elle vient de ta main. + Elle lui montre sa fausse lettre. + + + LE DUC, voyant son écrit contrefait : + Tu sais mon innocence et vois cette imposture + Grand Dieu... + + + ÉLISABETH. + Non, non, mes yeux voient ton écriture + Et ne sont à présent que trop bien informés + De qui viennent ces traits, ta main les a formés. + + + LE DUC. + Si vous m'aviez ouï... + + + ÉLISABETH. + Que me pourrais-tu dire + afin de me fléchir ou bien de me séduire. + + + LE DUC. + Je veux être puni d'un tourment éternel + Si j'ai tracé ces mots, si j'en suis criminel. + + + ÉLISABETH. + La crainte du danger ou ta faute te plonge + Te va faire déjà recourir au mensonge, + Mais je n'aurai jamais de créance en ta vois + Pour n'être pas trompée une seconde fois, + Cette lettre est de toi, j'en ai fait la lecture + Et je l'ai confrontée avec ton écriture. + + + LE DUC. + Madame que le feu du céleste courroux + Consomme cette main qui la tient devant vous + Si j'ai... + + + ÉLISABETH, sortant en colère. + Je ne crois point ceux qui m'ont outragée ; + Mais je ne mourrai pas ou j'en mourrai vengée. + + + LE DUC, l'arrêtant à genoux. + Quoi sans m'avoir permis de me justifier + Sans me montrer ma faute la vérifier, + Sur de simples soupçons m'ordonner un supplice + Consultez en au moins un peu votre justice ; + Vous remettant aux yeux la suite de mes jours + Voyez y quel je fus : et quel je suis toujours + Ou bien j'appellerai devant votre clémence + Du rigoureux arrêt de votre véhémence. + Mesurez donc ma faute à de meilleurs compas + Et devant que m'ouïr ne me condamne pas. + Élisabeth rentre et lui échappe. + +
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+ SCÈNE III. + + LE DUC, demeuré seul. + La cruelle s'enfuit après sa perfidie + Sus ! Devenons l'auteur de quelque tragédie, + Faisons lui dire vrai... qu'en ce triste accident. + Elle paraisse juste au moins, en me perdant ; + Laissons à cette ingrate un sujet raisonnable : + Qui donne une couleur à son dessein damnable + Ruinons ce pays de l'un à l'autre bout, + Allumons un brasier qui le consomme tout, + Aimons les ennemis de l'État_d_Angleterre + Aujourd'hui faisons naître une immortelle guerre; + Puisqu'on nous hait ici courons à l'étranger + Enfin n'épargnons rien qui nous puisse venger. + Bientôt Élisabeth sera sans diadème + Et bientôt sa grandeur périra par soi-même, + Le sort qui l'éleva la fera trébucher + Et son Palais Royal deviendra son bûcher. + Londres sera détruite et le reste de l'île + Perdra les qualités d'heureux et de fertile, + Et la Tamise on jour surpassera ses bords + Parles pleurs des vivants et par le sang des morts : + L'Angleterre verra de nouvelles misères + Et meurtrir devant soi ses enfants et ses pères, + Tout sera si changé que ses yeux ébahis + La rendront étrangère en son propre pays. + Sus donques repoussons le crime par le crime + N'ayons aucun respect pour aucune maxime + Et faisons retourner ce perfide attentat, + Et contre Élisabeth et contre son État. + Je parle de vengeance et peut-être à cette heure + La Reine à résolu dans son coeur que je meure, + Mais si hors du Palais je puis faire un seul pas + Tout le peuple pour moi ne s'épargnera pas + Et tous mes ennemis sentiront sa furie. + Cependant racontons à la Reine Marie + Que Lincestre et Mourray trahissent nos amours, + Et c'est si la fureur nous permet le discours. + +
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+ SCÈNE IV. Élisabeth, Le Comte de Mourray, Le Comte de Kent. + + ÉLISABETH. + Oui Comte, j'y consens, perdez-le pour me plaire + Je veux qu'il soit puni d'une mort exemplaire. + Acceptez aujourd'hui cette commission + Et vous en acquittez avec discrétion, + Rendant à mes États sa faute si palpable + Qu'enfin on le condamne innocent ou coupable. + Elle dit ceci à l'écart tout bas. + Mais ferai je périr ce Duc tant estimé + Et romprai je un chef_d_oeuvre après l'avoir aimé, + Raserai je ce Temple ? Enfin ferai je abattre + Cet adorable autel dont je fus idolâtre ? + Hà non certes mon coeur est bien moins animé + Contre l'objet divin dont il était charmé, + L'amour veut que je l'aime que je lui pardonne + Et s'offense déjà de quoi je le soupçonne + Je lui pardonne donc, peut être le dessein + Qu'il avait contre moi sortira de son sein. + + + LE COMTE DE MORAY. + Quoi votre Majesté devient irrésolue + Et rétracte une chose après l'avoir conclue + Il faut être plus ferme en votre passion + Et donner davantage à notre opinion. + L'entreprise du Duc n'est pas exécutée + Mais il a trop failli de l'avoir projeté, + C'est un crime commis qu'un crime propose + C'est l'avoir déjà fait que de l'avoir osé, + Et tel que soit le Duc on peut lire en son âme + Qu'il voudrait voir déjà votre palais en flamme, + Empêchez ce malheur qui n'est pas arrivé + Devant que le projet en soit parachevé. + + + LE COMTE DE KENT. + Souffrez que je vous die que je vous assure + Que l'Angleterre un jour souffrira plus d'injure + Que n'ont reçu d'honneur tant d'illustres guerriers + Qui de lys couronnés se firent des lauriers. + S'il faut que votre État par vos bontés périsse, + Ce que le Ciel empêche en faisant qu'il fleurisse, + Et s'il faut qu'en sauvant ce Prince criminel + Vous attiriez sur nous un malheur éternel. + + + ÉLISABETH. + Ordonnant son trépas je me saigne dans l'âme + Si j'en permets l'effet j'en souffrirai le blâme + Outre qu'en ce projet rempli d'ambition + Je crains, justement, une sédition. + + + LE COMTE DE MORAY. + Il est vrai que le peuple est assez redoutable + Tout cède à la fureur de ce monstre indomptable, + Et je ne sais que trop qu'il peut se soulever + Et rompre ce dessein au lieu de l'approuver; + Mais nous l'entreprendrons de puissance absolue + Si votre Majesté s'y trouve résolue, + Les plus séditieux en cette extrémité + Deviendront partisans de votre volonté ; + Et tous les Citoyens nous prêteront main forte + Apprenants que leur Reine à ce dessein nous porte + Voilà le seul moyen de vivre et de régner + Votre propre intérêt devait vous l'enseigner, + Par lui vous recevrez l'obéissance due + Et par lui désormais vous serez absolue. + + + LE COMTE DE KENT. + Nous mettrons à l'effet votre commandement. + + + ÉLISABETH. + Ne précipitez rien, hâtez vous, lentement. + Car si la mort du Duc paraît injurieuse, + Il faudra que la cause en soit plus spécieuse. + +
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+ SCÈNE V. Marie, Le Duc de Norfolk. + + LE DUC. + Vous voulez que je souffre un si Cruel affront, + Qui m'imprime à jamais la honte sur le front + Sans témoigner ici combien il m'est sensible, + Ha ! Vous me commandez une chose impossible + Madame, je crains fort qu'en cette extrémité + Je ne puisse obéir à votre majesté. + + + MARIE. + Vous verrez les desseins d'eux mêmes se détruire + De cette Élisabeth qui s'efforce à vous nuire, + Un cours si violent ne pourra pas durer, + Pour l'empêcher de croître on le doit endurer. + Laissez couler ces eaux afin qu'elles tarissent + Et souffrez ces excès il faudra qu'ils finissent. + Donc, sans vous ressentir de ce commun affront + Qui de même qu'à vous me fait rougir le front + Si j'ai sur votre esprit encor quelque puissance, + Qu'elle paraisse ici dans votre obéissance. + + + LE DUC. + Vos désirs sont les miens, tant que je vivrai.... + Mais de quel bruit confus retentit le degré ? + +
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+ SCÈNE VI. Marie, Le Duc de Norfolk, Kenede. + + KENEDE. + Sauvez vous Monseigneur voici venir le Comte, + + + MARIE. + Quoi le Comte mon frère ? + + + KENEDE. + Oui le voici qui monte. + + + LE DUC. + Hà Ciel je suis perdu[.] + + + KENEDE. + Même il s'ose vanter + Qu'il ne vient en ces lieux que pour vous arrêter. + Et déjà les Barons pour complaire à leur Reine + S'assemblent là-dessus dans la salle prochaine. + Je vous en avertis sauvez vous promptement, + Et venez vous cacher dans notre appartement. + + + MARIE. + Approuvez cet avis. + + + LE DUC. + Je ne suis pas si lâche, + Non il n'est pas besoin que l'innocent se cache, + Je ne crains point de mal n'en ayant jamais fait, + Et mon coeur est exempt de peur et de forfait, + Qui fuit devant son juge est de faute capable, + Qui se cache s'accuse, et qui craint est coupable. + Allons plutôt lui mettre un poignard dans le sein. + + + MARIE. + Ou perdez nous tous deux, ou perdez ce dessein, + Prouvez moi votre amour par votre retenue, + Que votre obéissance enfin me soit connue ; + N'avancez point ma mort voulant me conserver, + Et ne vous perdez point afin de me sauver : + Ce serait attiser encor plus cette braise, + Et d'une juste cause en faire une mauvaise. + + + LE DUC. + Ma générosité cède donc à l'amour. + Je veux vous obéir jusqu'à mon dernier jour. + +
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+ SCÈNE VII. Marie, Le Duc de Norfolk, Kenede, Le Comte de Moray, Killegre avec ses Gardes. + + MARIE, à Kenede. + Ne vous éloignez point. + + + LE COMTE DE MORAY, au Capitaine des Gardes. + Le Comte de Moray : James Stuart (1531-1570). Demi-frère de Marie Stuard et régent d'Écosse de 1567 à 1570. + Ne sont ils pas ensemble ? + + + MARIE. + Aujourd'hui dessus nous tout le malheur s'assemble + + + LE DUC. + Madame si je crains je ne crains que pour vous, + Mais le sort va tomber le Comte vient à nous, + Ferai je à ce perfide un accueil honorable ? + + + LE COMTE DE MORAY, les saluant. + Le Ciel vous soit propice ? + + + LE DUC, négligemment. + Et vous soit favorable. + + + LE COMTE DE MORAY. + Vous visitez souvent la Reine notre soeur. + + + LE DUC. + Il est vrai que souvent je reçois cet honneur + Mais c'est dessous l'aveu d'un futur Hyménée, + Et la permission que vous m'avez donnée + De me joindre avec vous par son affinité + Que je viens adorer cette divinité. + + + LE COMTE DE MORAY. + Ne vous souvient il plus de ce qu'à dit la Reine, + Touchant certains écris dont elle est sort en peine. + + + LE DUC. + Que la Reine jamais, ne me souffre à ses yeux. + Qu'elle invoque sur moi la justice des Cieux ; + Qu'à ses sévérités, je serve de victime + Si mon coeur fut jamais coupable d'aucun crime, + Si rien que la vertu le rendit amoureux. + S'il ne lui fut fidèle autant que généreux. + Ou s'il conçut jamais une seule pensée... + + + LE COMTE DE MORAY. + Je sais comme en tous points l'affaire s'est passée. + + + MARIE. + Mon frère (Et toutefois m'eSt il encor permis) + D'appeler de la SOrte un de mes ennemis, + Soupçonnez vous le Duc d'une action si lâche ? + + + LE COMTE DE MORAY. + Et ce que je veux bien que tout le monde sache, + Outre qu'il m'est suspect, je vous soupçonne aussi. + + + MARIE. + Je sais que dès longtemps vous me traitez ainsi, + Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous m'êtes contraire + Cela me fait douter que vous soyez, mon frère, + Mais peut-être qu'un jour on verra de tout point + L'innocence. + + + LE COMTE DE MORAY. + Achevez. + + + MARIE. + Non, je n'achève point. + + + KILLEGRE, Capitaine des gardes s'approchant du Duc. + Monseigneur je vous fais, avec beaucoup de peine. + + + LE DUC. + Tu me fais... + + + KILLEGRE. + Je vous fais prisonnier de la Reine. + Ne vous défendez point. + + + LE DUC, Tire son épée. + Toi-même défends toi. + + + KILLEGRE. + J'ai plus de peur pour vous que je n'en ai pour moi. + + + LE COMTE DE MORAY. + Duc, Rendez lui l'épée. + + + LE DUC. + Il faut que je la rende. + À sa Majesté même. + + + MARIE. + Hélas que j'appréhende. + + + LE DUC, étant saisi on lui ôte l'épée. + Mais je manque de force et non pas de valeur, + Ces traîtres se sont joins avecque mon malheur, + Ô funeste surprise ! Ô déplorable chose ! + Ô malheureux effet d'une divine cause ! + Présages trop certains ! Trop mal reconnus ! + Oracles de mon sort ? Que ne vous ai-je crus ? + + + MARIE. + Hà prince infortuné je meurs lors que je songe + À l'abîme des maux ou mon amour vous plonge + + + LE DUC. + J'adorerais mes fers, mes maux me seraient doux + Et je les chérirais puisqu'ils viennent de vous + Mais je crains... + + + MARIE. + Quoi ? + + + LE DUC. + Je crains que la mort nous sépare[.] + + + MARIE. + Une pareille peur de mon âme s'empare, + Au moins nous nous joindrons par un hymen nouveau + Dans le lit nuptial ou bien dans le tombeau; + Et j'espère du Ciel cette cruelle grâce. + + + LE DUC. + Souffrez que je vous quitte et que je vous embrasse + C'est peut être aujourd'hui pour la dernière fois. + + + MARIE. + La douleur me saisit et m'empêche la voix. + +
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+ ACTE III +
+ SCÈNE PREMIÈRE. Le Duc de Norfolk, Le Capitaine des Gardes, Le Duc. + + LE DUC. + Où font ils assemblés ? + + + LE CAPITAINE. + Dans la chambre prochaine. + Vous plaît il d'y venir, ou que je vous y mène, + Car les Barons Anglais ..... + + + LE DUC. + Marche, je suis tes pas + Fais seulement ta charge et ne me parle pas. + +
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+ SCÈNE II. Le Comte de Moray, Le Comte de Kent, Le Vicomte de Herrin, Le Maréchal de Sherobery, Les États tous en rang. + + LE COMTE DE MORAY, préside et s'étant levé dit. + Vénérables états, devant vous je proteste + Eti appelle à témoin la justice céleste, + Que si je prends ici cette commission + C'est par obéissance et non par passion. + + + LES ÉTATS. + Ce discours nous offense et cette excuse est vaine + Nous ne murmurons point du choix qu'à fait la Reine, + Et nous connaissons trop quelle est votre équité + Pour ne pas déférer à son autorité. + + + LE DUC, devant les Juges. + Si parmi vous vivait cette ancienne Astrée + De nos premiers aïeux chastement révérée, + Ou si la vérité vierge fille des ans + Gardait encor ici ses rayons éclatants. + Je pourrais espérer la fin de mes misères + Ayant pour me juger des hommes très sévères, + Mais que leur jugement me doit donner d'effroi + Puis qu'en eux ces vertus sont éteintes pour moi + Comment aurai-je aussi ni grâce ni refuge + Si mon accusateur est mon souverain juge + Et puisque Élisabeth a tout exprès commis + Pour me charger de faits mes autres ennemis. + Je me soumets pourtant à leur décret auguste + Encore que l'effet n'en puisse être qu'injuste. + + + LE VICOMTE DE HERRIN. + Je suis pour l'innocence et le Ciel m'est témoin + Que j'ai de la justice un particulier soin ; + Je vous le fis paraître au procès de Marie + Sa dernière espérance était déjà périe + Quand l'entrepris sa cause et généreusement + Remis en sa faveur l'ordre du jugement. + Sous le faix des ennuis cette Reine accablée + N'attendait que la mort après notre assemblée + Déjà les Puritains et les Luthériens + Recouraient pour la perdre aux extrêmes moyens + Mais contre son espoir et contre leur attente + Je la leur fis à tous déclarer innocente. + + + LE DUC. + Hélas il m'en souvient cette Princesse aussi + Était au même état ou l'on me voit ici, + Sa soeur qui désirait la rendre criminelle + M'avait sollicité de déposer contre elle + Jurant de satisfaire à mon ambition + Et d'augmenter l'éclat de ma condition. + Hà ! Si j'eusse écouté cette cruelle Reine + Mon innocence ici ne serait pas en peine, + Et celui qu'on à vu sur un trône si haut + Ne craindrait pas l'horreur d'un funeste échafaud. + Au reste je parais devant mon homicide + Coupable seulement de n'être pas perfide, + Je me dois estimer bienheureux en ce point + Que ma plus grande faute est de n'en avoir point, + Et je puis me vanter qu'Élisabeth s'anime , + Du crime que j'ai fait d'avoir vécu sans crime, + Car puisque ma vertu l'avait bien su fâcher + Afin de lui complaire il me fallait pécher. + Mais mon âme est Royale ne fut jamais lâche + Jusqu'à fouiller mes jours d'une pareille tache + Jusqu'à perdre par là le nom de généreux + Et me rendre cruel pour devenir heureux. + Ce serait sans avoir ni courage ni honte + Vivre en l'impiété de même que le Comte, + Qui fait gloire de perdre une adorable soeur + Pour être de ses biens injuste possesseur. + + + LE COMTE DE MORAY. + Brisez là ce discours, tâchez de répondre + Aux accuSations dont je vais vous confondre. + Je [dis] premièrement que votre ambition + A suscité le peuple à la sédition. + Que vous avez prié de réveiller la guerre + Les ennemis jurés de l'État d'Angleterre. + Je vous accuse encor avec juste raison + D'avoir contre la Reine employé du poison. + D'avoir écrit souvent au Comte_de_Glocestre ? + + + LE DUC. + Crimes qui ne sont pas et qui ne peuvent être. + Hà seigneur tu le sais toi qui lis dans mon coeur ! + Mais dois-je plus longtemps souffrir cet imposteur[.] + + + LE MARÉCHAL DE SHEROBERY. + Il est déjà confus... + + + LE COMTE DE KENT. + Écoutons je vous prie[.] + + + LE COMTE DE MORAY, continue. + D'avoir prêté main forte à la Reine Marie + Et fait lever des gens exprès à ce dessein + Qu'un amour furieux vous mettait dans le sein. + + + LE DUC. + Ce fut votre parole en qui j'eus confiance + Qui me fit espérer son illustre alliance + Et vous avez vous-même allumé le flambeau + Qui peut être joindra deux moitiés au tombeau : + Mais pour mieux établir vos sanglantes maximes + Il n'était pas besoin de supposer ces crimes + Vous deviez seulement me condamner à mort + Puisque l'on vous a fait le maître de mon sort. + + + LE COMTE DE MORAY. + Vous ne répondez pas... + + + LE DUC. + Faut il que je réponde + Après la plus énorme imposture du monde ? + Oui Comte mes forfaits méritent le trépas + Et j'en ai tant commis qu'il ne m'en souvient pas. + + + LE COMTE DE MORAY. + Voyez, sans y penser il confesse sa faute[.] + + + LE COMTE DE KENT. + Nous l'avons trop ouï ? Capitaine qu'on l'ôte[.] + + + LE COMTE DE MORAY. + Éloigne-le de nous, afin que promptement + Je puisse prononcer un dernier jugement[.] + + + LE DUC. + Inique jugement ! Qui vous sera funeste + Si Dieu préside encor sur le trône céleste. + Écoutez cependant quel sera votre sort + Ma perte vous perdra, vous mourrez par ma mort + Cent têtes renaîtront d'une tête coupée + La vôtre tombera la mienne étant frappée + Et le glaive du Ciel juste effroi des méchants + Fera passer vos jours par les mêmes tranchants. + Voilà votre destin que j'ose vous prédire. + + + LE COMTE DE MORAY. + Il a perdu le sens, il faut le laisser dire. + +
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+ SCÈNE III. Le Comte de Moray, Le Comte de Kent, les États, Le Maréchal de Sherobery, Le Vicomte de Herrin, Les États. + + LES ÉTATS, se lèvent. + COmte nous sommes prêts de vous donner nos voix. + + + LE COMTE DE MORAY. + Va aux opinions. + Pour le juger à mort il suffira de trois. + + + LE VICOMTE DE HERRIN. + Ô déplorable Prince encor plus déplorable + Que pour sauver autrui tu te rends misérable + Misérable au contraire un sort jamais plus beau + Ne pouvait préserver ta gloire du tombeau. + + + LE MARÉCHAL DE SHEROBERY. + On attend votre voix. + + + LE VICOMTE DE HERRIN. + Je n'y saurais conclure, + Sans doute la justice, y souffre trop d'injure. + Le Duc est innocent. + + + LE COMTE DE MORAY. + Si cela vous déplaît + Le ne laisserai pas de prononcer l'arrêt + Il se rassied et parle. + Puisque tous les États le trouvent légitime + J'ordonne que son sang lave aujourd'hui son crime. + + + LE VICOMTE DE HERRIN. + Ha Comte cette plaie est pour durer longtemps. + Les peuples qui l'aimaient en seront mécontents. + Cette exécution est un peu tyrannique + Et je prenais de là quelque accident tragique. + Et ce coup qu'à vos mains malgré moi je permets, + Dessus nos successeurs doit saigner à jamais. + +
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+ SCÈNE IV. Le Duc de Norfolk, ses domestiques, Le Capitaine des Gardes. + + LE DUC. + Donc il faudra qu'un jour nos neveux pleins de gloire + Trouvant de mes malheurs la déplorable histoire + Afin de me troubler encor dans le tombeau. + Lisent, ce Duc mourut par la main d'un bourreau : + Ne suis-je descendu de tant d'illustres Princes + Qui tinrent sous leurs lois mille grandes Provinces, + Et n'ai-je pris naissance en un degré si haut + Que pour perdre le jour dessus un échafaud. + Quoi donc ne m'a t'on vu second Mars à la guerre + Protéger la grandeur de l'état d'Angleterre, + Qu'afin qu'Élisabeth jalouse de mon bien + Versât après, mon sang qui défendit le sien, + Ha triste récompense, ! Ha désespoir ! Ha ! Honte : + C'en est fait à ce coup la douleur me surmonte. + À ses domestiques. + Au moins vous qui jadis fûtes mes officiers + Déplorables témoins de mes regrets derniers + Si vous gardez encor à servir votre maître + Cette ardeur qu'autrefois vous lui faisiez paraître + Ou si quelqu'un de vous par inclination, + Conserve encor pour moi la moindre affection, + Qu'il m'assiste au besoin et que dessous sa lame + Je rende entre ses bras le sang avecque l'âme + Quoi lâches vous n'osez ! Ô cruelle pitié ! + Ô service infidèle ! Ô funeste amitié ! + + + LE CAPITAINE DES GARDES. + Monsieur on nous attend songez à vous résoudre. + + + LE DUC. + Ha Ciel si j'expirais sous les coups de ta foudre ! + Terre si tu m'ouvrais ton flanc dessous mes pas ? + Je serais glorieux, même par mon trépas. + Mais nos voeux sont sans fruit je vois bien que nous sommes + Abandonnez des cieux de même que des hommes, + Tout est sourd à nos cris, il nous faudra mourir : + Sans qu'une noble fin nous vienne secourir. + Tu m'as prédit ces maux adorable Marie : + Augure du danger qui menaçait ma vie. + Afin de l'éviter mon âme, je devais + Suivre de point en point l'oracle de ta voix ; + Mais quoi le sort voulait, qu'aujourd'hui je périsse + Et que ce fut encor par un honteux supplice, + Mes jours étaient contés devant qu'on me vit né + Sous l'auspice fatal d'un astre infortuné. + Pardonne moi pourtant et suprême puissance + Si je blasphème ici contre ta connaissance, + Il n'est de destins ni de fatales soeurs, + Mes fautes seulement ont causé mes malheurs. + J'ai mérité la mort puisque tu me la donnes + Ta main en me frappant me montre deux Couronnes + J'en recevrai le coup, mais généreusement. + Je ne pouvais mourir plus glorieusement : + Courons donc à la mort qui nous paraît si belle + Et ne la fuyons point puisqu'elle nous appelle. + + + LE CAPITAINE DES GARDES. + Enfin il s'y résout. + + + LE DUC. + Vois, clair flambeau du jour + Sur l'autel du trépas des victimes d'amour. + Adieu Marie, adieu, merveille sans Seconde + Adieu toute la gloire l'ornement du monde + Beau miracle d'amour et de fidélité. + Prodige sans pareil de générosité. + Amis quelqu'un de vous veuille preNdre la Reine + D'adoucir les ennuis de cette grande Reine : + Et lui fasse savoir qu'en me privant du jour + Élisabeth n'a pu, me priver de l'amour. + +
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+ SCÈNE V. Melvin, Le Vicomte de Herrin. + + LE VICOMTE DE HERRIN. + Ne verrons nous jamais apprêtant de misères + Les vertus qui vivaient aux siècles de nos pères ? + Ha sang ! Ha piété ! Rare ornement de Rois ! + Saintes filles du ciel, inviolables lois ! + Toutes à l'âge d'or autres fois si connues, + En cet âge de fer qu'êtes vous devenues ? + Que vous n'aidez un Prince a nul autre pareil + Mais le plus malheureux qui soit sous le soleil. + Hélas dans ce héros on va mettre parterre + La force et le soutien de toute l'Angleterre, + Y repensant je pâme et mon esprit ressent + Plus d'atteintes de mort que ce jeune innocent. + Sa fidèle moitié, triste et mourante Reine + Ma prié de le voir en sa dernière peine[.] + + + MELVIN. + L'échafaud est dressé dedans la basse-cour + Et je crois que le Duc est sorti de la Tour, + Car j'ai vu près du Louvre un peuple qui consulte + De faire en sa faveur exciter le tumulte. + + + LE VICOMTE DE HERRIN. + Allons à ce spectacle d'un courage franc + Répandons devant tous des larmes sur son sang. + +
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+ SCÈNE VI. Le Comte de Kent, Le Comte de Moray. + + + LE COMTE DE MORAY. + Ha ! Que ma faute est grande et que je suis coupable, + Que le Duc était juste es qu'il est regrettable + Que Son cruel arrêt me rend peu satisfait + Et que j'ai de témoins du crime que j'ai fait. + + + LE COMTE DE KENT. + Au contraire par vous l'ennemi de la Reine + Va paraître aujourd'hui sur la sanglante Seine, + Tous succède à vos voeux tout vous vient à souhait + Et votre ambition va toucher son effet. + Il reste seulement qu'une main plus hardie + Fasse l'acte dernier de votre tragédie + Et mêle au sang du Duc celuI de votre soeur. + + + LE COMTE DE MORAY. + Ô soeur ô frère ô sang. + + + LE COMTE DE KENT. + Vous changez de couleur ? + D'où vient ce changement : quel si triste présage + Altère la beauté de ce sacré visage ? + Et quel sujet de crainte ou votre sort soit peint + Fait succéder les lis aux roses de ce teint. + + + LE COMTE DE MORAY. + Moi-même je me jette en ce péril extrême + Moi-même je deviens l'assassin de moi-même, + De la terre et du Ciel j'attire le courroux + Perdant un innocent, un Prince aimé de tous. + Mon coeur épouvanté par un sinistre augure + Me prédit par sa mort ma ruine future. + Je trouve sous sa tombe un précipice ouvert + Il périt par ma faute et sa perte me perd[.] + + + LE COMTE DE KENT. + Guérissez cette plaie ou votre âme est blessée + Bannissez ces frayeurs loin de votre pensée + Ne songez point aux maux que vous devez avoir + On ne voit que trop tôt ce que l'on craint de voir. + Et puis votre bonheur vous défend de vous plaindre, + Tout vous rit en ces lieux que pouvez vous y craindre. + + + LE COMTE DE MORAY. + Une appréhension se glisse dans mon coeur + Et je crains sans savoir le sujet de ma peur. + +
+
+ SCÈNE VII. + + MARIE. + Que nos félicités sont de peu de durée + Et que la jouissance en est mal assurée ! + Qu'avec peu de raison les superbes humains + Souhaitent de se voir des sceptres dans les mains ; + Il ne me reste plus que la seule mémoire + Des spécieux respects d'une trompeuse gloire ; + Mes honneurs inconstants et mes biens incertains + Comme un fleuve courant, s'écoulent de mes mains. + Mon bonheur est un feu que l'air fait disparaître + Un astre qui s'éclipse en commençant de naître ; + Et tous ces feux brillants dont on m'a vu jouir + N'éclairaient autrefois qu'afin de m'éblouir. + Ce mal n'est pas nouveau, depuis l'heure première + Que mes yeux en naissant reçurent la lumière. + Depuis le triste jour qui me fit respirer + Je n'ai presque jamais cessé de soupirer. + Et je ne goûte point une douceur entière + Qui ne soit de mes pleurs l'éternelle matière + Mes plus chastes plaisirs sont mêlés de douleurs + Comme l'épine est jointe aux plus aimables fleurs + Mille accidents nouveaux incessamment m'arrivent + Et mes adversités comme flots s'entre-suivent + Mais s'il faut que le Duc souffre pour moi la mort + Voilà le pire trait que m'ait lancé le sort. + Le Vicomte devrait me tirer de mes peines + Et m'en donner au moins des nouvelles certaines. + + + KENEDE. + Madame le voici, mais un si triste abord..... + + + MARIE. + Ha ! Je n'en doute plus, c'en est fait, il est mort . + +
+
+ SCÈNE VIII. Marie, Kenede, Le Vicomte de Herrin. + + LE VICOMTE DE HERRIN. + Oui Madame il est mort, mais il est mort en Prince + Avecque les regrets de toute la Province, + Et dans ce lieu sanglant témoin de nos douleurs + Ses plus grands ennemis ont répandu des pleurs. + Il a paru constant et ce qui plus me touche + C'est qu'il a toujours eu votre nom à la bouche + Qu'il a fait (méprisant les horreurs du tombeau) + Bien moins de résistance au glaive du bourreau, + Que n'en fait à nos doigts une tremblante feuille + Ou quelque jeune fleur à la main qui la cueille. + Et qu'on n'a rien pu voir en ce divin époux + Ni d'indigne de lui, ni d'indigne de vous. + Marie tombe sur son lit évanouie. + + + KENEDE, la soutenant. + Faites paraître ici les vertus de votre âme + Et si vous le pouvez consolez vous Madame. + La mort quoi que sans yeux ne se trompe jamais + Elle compte nos jours aussitôt qu'ils sont faits, + Nous montons dans les Cieux par ces degrés suprêmes + Pour nous y couronner de mille diadèmes, + C'est un sort général que tout doit encourir + Il ne faut jamais naître ou bien il faut mourir. + Ce seul genre de mort nous la rend odieuse, + Mais l'innocence aussi nous la rend glorieuse ; + Et ceux qui des vertus ont marché sur les pas + Comme faisait le Duc, ne la redoutent pas. + + + MARIE, revenue à soi. + Ha déplorable Prince ! Ha Reine infortunée. + Ô tragiques Amours ! Ô sanglant hyménée ! + Je perds le nom d'épouse avant que de l'avoir + Et la perte du Duc m'en ôte le pouvoir. + Monarque de mon coeur à qui les destinées + Tranchent à mon sujet le fil de tes années + Si même après la mort tes amoureux esprits + Gardent les chastes feux dont ils furent épris + S'ils en ont la mémoire et si leurs ombres vaines. + Ont encor quelquefois des affaires humaines + S'il se peut que du Ciel tu saches mes ennuis + Tire moi de l'état ou tu vois que je suis. + Fais que dans peu de temps nos veuvages finissent + Et qu'à jamais nos corps et nos âmes s'unissent + Au nom des sacrés noeuds qui joignaient nos deux coeurs + Et des yeux qu'autrefois tu nommais tes vainqueurs. + Ou si par ton secours je ne cesse de vivre + Je saurai bien trouver le moyen de te suivre. + Nous descendrons ensemble en un même tombeau, + Et l'amour devant nous portera son flambeau. + +
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+ ACTE IV +
+ SCÈNE PREMIÈRE. Élisabeth, Le Comte de Kent, +Lemar, Deshersbery. + + ÉLISABETH, sur le trône. + Le Comte Assassiné ... Je doute si je veille. + Au funeste rapport que me fait mon oreille. + Le Comte assassiné..... + + + LE COMTE DE KENT. + Mes yeux mes tristes yeux + Ont vu priver les siens de la clarté des Cieux. + + + ÉLISABETH. + Ha sensible nouvelle : ha perte déplorable ! + Mais est elle certaine ? + + + LE COMTE DE KENT. + Elle est trop véritable + Et se connaît assez aux pleurs que je répands . + + + ÉLISABETH. + Ha que nos ennemis riront à nos dépens. + Ha que nos ennemis chériront leur défaite + Puisque s'étant vengez, elle n'est qu'imparfaite ; + Le Duc n'est pas à plaindre en son tragique sort + Puisque le sang du Comte à réparé sa mort. + Si la Grèce perdit autrefois un Achille + En ce fidèle Prince aujourd'hui j'en perds mille. + Mais faites nous savoir quel malheur sans pareil + A ravi la lumière à ce jeune soleil. + + + LE COMTE DE KENT. + Le Duc jugé par nous, est conduit au supplice + Ou le peuple confus à la foule se glisse, + Et du murmure long d'une commune voix + Dit qu'il à mérité la rigueur de nos lois. + Tous s'assemblent autour de ce triste Théâtre + Comme pour voir des jeux, ou bien pour voir combattre + Le Comte toutefois en détourne ses pas + Et n'ose être témoin d'un si juste trépas. + Outre que la vertu de ce vaillant courage + S'ébranle par l'horreur d'un sinistre présage, + Et sans avoir connu le sujet de sa peur + Redoute le péril d'un incertain malheur. + Assez mal assistés nous allons de la sorte + Ou, sans aucun désir, notre désir nous porte + Lorsqu'à diverses fois j'entends autour de nous + Donner avec fureur et recevoir des coups. + C'étaient des gens armés qui querellaient les nôtres + Une troupe écossaise y paressait entre autres . + Nous courons dessus eux mais malgré nos efforts + Ces traîtres assassins demeurent les plus forts. + Le Comte qui s'avance afin de les poursuivre. + (Ô triste souvenir) cesse déjà de vivre, + Atteint de mille coups il tombe renversé + J'approche et je le vois plutôt mort que blessé. + Ayant fait un grand bruit en trébuchant parterre + Comme un chêne abattu sous l'effort du tonnerre. + Là jetant un sanglot ou son âme s'enfuit + Ses yeux se sont couverts d'une éternelle nuit. + Ne pouvant rechercher de secours plus utile + Moi-même j'avertis les gardes de la ville + Chacun d'eux aussitôt précipite ses pas + Sur les lâches auteurs de ce cruel trépas + Et je crois qu'aujourd'hui plusieurs de leur complices + Doivent être envoyés aux extrêmes supplices. + Voilà comme il est mort. + + + ÉLISABETH. + Ha quelle cruauté + Se rendra comparable à leur déloyauté ! + Sus ! que pour accourcir leur malheureuses trames + On prépare des fers des poisons et des flammes . + Qu'on fasse de leur vie un renaissant trépas + S'il se peut que la mort ne les prévienne pas. + Et qu'aux mânes du Comte ils servent de victimes + Encore tous ces maux sont moindres que leur crimes. + Et je dois inventer quelque nouveau tourment + Qui se puisse égaler à mon ressentiment.. + En ce triste accident dont le récit m'irrite + La fureur me saisit, la clémence me quitte. + Et le corps de ce Prince... + + + LE COMTE DE KENT. + On le voit ici près + Dans sa pompe dernière entouré de cyprès + Là parmi les regrets que sa perte nous donne + Il reçoit des honneurs dignes de sa personne. + Au reste le succès de ce nouveau malheur + Rend encor plus suspects les desseins de sa four + Mais elle prendra part aux communes alarmes + Son sang dans peu de temps réparera nos larmes + Et les états émeus par sa déloyauté + Lui seront ressentir la même cruauté. + + + ÉLISABETH. + Tant plus je considère une telle entreprise + D'autant plus, mon esprit se change se divise ; + Même le coup_d_État que ma main entreprend + Me semble dangereux, à cause qu'il est grand. + Sa mort assurément produisant ma ruine + Armerait contre moi la vengeance divine + Et je reçois du Ciel par ce dernier trépas + Un avertissement de ne la perdre pas. + Non, non, n'écoutons plus la haine qui nous porte + À voir d'un air content cette Princesse morte + Gardons bien d'exciter le Céleste courroux + Et pensons quelle est Reine aussi bien comme nous, + Reprenons la douceur trop longtemps oubliée + Au moins considérons qu'elle est notre alliée. + Que trois États entiers ont ployé sous ses lois + Et quelle est fille et soeur, mère et veuve de Rois . + + + LE COMTE DE KENT. + Quoi Madame à présent que sa fuite s'apprête + Pouvez vous épargner cette coupable tête ? + Vous fâchez vous si peu pour un crime si grand ? + Ha quittez la tendresse ou votre esprit se rend + Domptez ce sentiment d'amitié, qui vous dompte, + Vengez vous, perdez là sans en avoir de honte : + Et pour vous mieux servir de semblables moyens + Voilez vos yeux, afin, que l'on ferme les siens. + Conservez par sa mort votre puissance auguste + Et soyez moins humaine afin d'être plus juste. + Ne vous souvient il plus du damnable dessein + Que son perfide amant avait dedans le sein ? + Si nous l'eussions permis vous eussiez vu paraître + Le Comte_d_Arondel et celui de Glocestre, + La Tamise eut tremblé dessous leurs avirons + Toute l'île eut gémi dessous leurs escadrons. + Sans le Ciel qui vous aime et qui nous favorise + Ils eussent achevé cette grande entreprise, + Et vos tristes sujets n'auraient plus aujourd'hui + Si je n'eusse été cru, de Reine, ni d'appui. + Cette affaire à présent vous touche et nous regarde + Chérissez votre vie afin qu'elle nous garde. + Et puisque notre espoir ne dépend que de vous + Tâchez en vous sauvant de nous conserver tous. + Ou si vous méprisez l'avis que je vous donne + Je crains pour l'Angleterre pour votre personne. + Il est temps d'y penser. + + + ÉLISABETH. + Votre conseil me plaît + Je l'aime tout sanglant et tout cruel qu'il est + Je cède à vos raisons je veux à cette heure + Puisque vous le voulez que la Princesse meure. + Prononcez, lui l'arrêt et faites que demain + L'on mette à cet ouvrage une dernière main. + Puisque pour mon salut sa perte est nécessaire + Je n'y résiste plus ne le pouvant plus faire + Toutefois mon Génie à qui rien n'est secret + Sait que j'en ai dans l'âme un extrême regret. + + + LE COMTE DE KENT. + Ces obstacles ôtés, vous n'aurez rien à craindre + Au trône de Marie où vous allez atteindre. + Le Démon des Anglais sera toujours vainqueur + Et les astres pour vous n'auront point de rigueur, + Le temps qui des vertus efface la mémoire + N'obscurcira jamais votre immortelle gloire : + Et l'empire orgueilleux de votre Majesté, + Finira bien plus tard que la postérité. + +
+
+ SCÈNE II. Marie, Kenede, vêtues de deuil dans une chambre tendue de noir. + + MARIE. + Non, je ne sais que trop, sous quelle destinée + Doit couler de mes jours la fuite infortunée + J'y rêve incessamment... encore à ce matin + Songeant aux tristes lois du sévère destin + Voila que mon cher Duc à moi se représente + Son image depuis en tous lieux m'épouvante + Son corps pâle et sanglant paraît à découvert + Dans les flots de son sang sa belle âme se perd. + Et des yeux de l'esprit je vois dessus sa plaie + De ma prochaine mort l'apparence trop vraie. + Mais quel témoin faut il des maux que je prévois + Que l'avertissement qu'en songe j'en reçois. + Les prêtres étonnés par un fâcheux auspice, + ( Ce me semble ) ont quitté le divin sacrifice ; + Et pour m'assurer mieux de mes derniers malheurs, + La statue ébranlée à répandu des pleurs : + Le temple en a gémi, plusieurs coups de tonnerre + Sous mes pieds chancelants ont fait trembler la terre ; + Du sang à rejailli de l'autel sur mes mains + Et les flambeaux sacrés, trois fois se sont éteints. + Puis je sais que déjà ma sentence est donnée + Et qu'à mes ennemis je fuis abandonnée. + Mais je n'ignore pas qu'il faut se préparer + À recevoir les traits que l'on ne peut parer. + + + KENEDE. + Madame espérez mieux, je viens tout au contraire + Vous annoncer la mort du Comte votre frère + Ce Prince injurieux à suivi votre époux + Et le glaive du Ciel à frappé devant tous + Le sacrificateur, avecque la victime + L'un par un châtiment et l'autre par un crime. + Vous aurez à ce jour la fin de vos douleurs. + Mais ou mon oeil se trompe ou vous jetez des pleurs + En cet heureux malheur que le sort vous envoie. + Ne pleurez point Madame, ou bien pleurez de joie. + Le Comte dont la perte a vengé votre époux + Méritait la rigueur du céleste courroux. + + + MARIE. + Il est vrai que le Comte était mon adversaire, + Et mon persécuteur ; mais il était mon frère. + Le récit de fa mort me donne de l'effroi + Et j'ai pitié de lui, qui n'en eut point de moi. + + + KENEDE. + On vient vous interrompre ô Ciel j'ai l'âme atteinte + Par la soudaine horreur d'une mortelle crainte. + +
+
+ SCÈNE III. Marie, Kenede, Amias Paulet. + + AMIAS PAULET. + Madame. + + + MARIE. + Que veux tu ? + + + AMIAS PAULET. + Vos juges assemblés... + + + KENEDE, à l'écart. + Ma frayeur continue mes sens sont troublez + + + AMIAS PAULET. + Demandent à vous voir de la part de la Reine. + + + MARIE. + Je ne méritais pas qu'ils prissent cette peine + Mes juges envers moi sont bien officieux + De me rendre visite en de si tristes lieux. + Va leur dire pourtant que je suis toute prête + À quoi que leur pouvoir ait destiné ma tête. + Ô favorable jour ! Ô jour trop attendu ! + Ou mon premier état me doit être rendu. + Je sors de deux prisons en sortant de la vie. + + + KENEDE. + Hélas. + + + MARIE. + Quoi vous pleurez, me portez vous envie ? + Sachez que ce trépas qui me tire des fers + Me redonne le sceptre le jour que je perds. + Et qu'une mort injuste est toujours honorable. + + + KENEDE. + Ha vertueuse Reine ; ha constance admirable ! + +
+
+ SCÈNE IV. Marie, Le Comte de Kent, Le Maréchal de Sherobery, Les États, Le Capitaine des Gardes, Kenede. + + LE COMTE DE KENT, sans saluer Marie. + J'ai charge de vous faire un funeste rapport. + + + MARIE. + Quel ? + + + LE COMTE DE KENT. + La Reine a signé l' Arrêt de votre mort. + Lisez le... + + + MARIE. + C'est ici ma dernière infortune + Vous m'allez exempter de mille morts par une, + En pensant me traiter avecque cruauté + Vous m'accordez un don que j'ai bien souhaité. + Mais quoi qu'un peuple vil insolemment me brave + Et que grande Princesse il me traite en esclave. + Apprenez que personne entre tous les humains + Ne peut jeter sur moi ses parricides mains . + On m'a ravi l'Empire où j'étais souveraine + Mais il me reste encor la qualité de Reine. + Vos pareils sont soumis aux volontés des Rois + Sans pouvoir attenter sur ceux qui font les lois, + Et cette liberté que ma prison vous donne + Peut tout dessus mon sceptre rien sur ma personne. + Apprenez que souvent on a vu dans mes yeux + Les rayons éclatants d'un soleil glorieux. + Que tous mes alliez, ont de royales marques + Et qu'entre mes aïeux on compte cent monarques. + J'ai trois fois soupiré pour des objets nouveaux, + Trois fois j'ai de l'Hymen rallumé les flambeaux + J'ai reçu pour époux trois illustres personnes + Ma tête quelquefois à porté trois couronnes . + Et des augustes mains de la divinité + J'ai reçu cet honneur qu'on nomme Majesté + Dont les astres brillants et les flammes célestes + Sont de tant de grandeurs les déplorables restes. + Au moins j'ai cet espoir qui me doit contenter + Que pas un des mortels ne me les peut ôter. + Vous donc qui me parlez, avec tant d'insolence + M'apportant un arrêt tout plein de violence + Vous, dont le vice même abhorre les projets + Et qui fûtes heureux d'être de mes sujets + Devant que la fureur d'une injuste puissance + Triomphant de ma vie de mon innocence : + Quel pouvoir avez-vous sur un front couronné + Dites le moi de grâce et qui vous l'a donné. + + + LE COMTE DE KENT. + Je pense que la Reine à pu nous le permettre + Elle est sans injustice et n'en saurait commettre. + + + LE MARÉCHAL DE SHEROBERY. + Vous devez excuser si nous vous offensons. + Élisabeth commande et nous obéissons. + + + MARIE. + Cette cruelle fille est digne de son père + Et des maux qu'il a faits d'où provient ma misère, + Elle suit ses chemins comme il les à tracés, + Achevant les projets qu'il avait commencé, + Et comme feu Henry la fit naître d'un crime. + Elle a les passions de ce sang qui l'anime, + Car on a remarqué qu'un lit incestueux + Na pu jamais produire un enfant vertueux, + Elle m'ôte la vie avecque la Couronne + Je l'aime toutefois et si je lui pardonne. + + + LE MARÉCHAL DE SHEROBERY. + Celui qui dans nos coeurs pénètre nos secrets + Sait combien cet arrêt nous laisse de regrets, + Puisqu'il vous désoblige et qu'une autre puissance + Désire votre mort de notre obéissance. + + + MARIE. + Quand je verrai la place où l'on me fait mourir + Au lieu d'en reculer vous m'y verrez courir, + Ce sont de lâches coeurs que la peur doit atteindre + Les coeurs comme le mien ne peuvent jamais craindre, + En ma faveur pourtant souffrez que mon destin + Se puisse prolonger encore d'un matin. + Et que les Officiers de qui je fus suivie + Soient témoins de ma mort ainsi que de ma vie. + Après, tout vous succède et qu'à jamais aux Cieux + Pour un si grand bienfait vos jours soient précieux ; + Enfin votre bonheur soi-même se surpasse. + + + LE MARÉCHAL DE SHEROBERY. + Oui très facilement on vous fait cette grâce + Même s'il ce pouvait vous auriez les moyens + De disposer encor du reste de vos biens. + +
+
+ SCÈNE V. Marie, Kenede. + + MARIE. + Vous.... faites assembler dans la salle prochaine + Les tristes Officiers qui servaient votre Reine ; + Là vous recevrez tous au partir de ce lieu + Puis qu'il faut que je meure un éternel Adieu. + + + KENEDE. + Ô funestes devoirs ? + +
+
+ SCÈNE VI. + + MARIE, demeure seule. + Il faut que ma constance + Étonne les esprits de toute l'assistance ; + Qu'aux fronts des spectateurs j'imprime un pâle effroi, + Et que mes ennemis soient plus émeus que moi. + Adieu vaines grandeurs, pompe, sceptre, couronne, + Adieu plaisirs amers que l'Empire nous donne. + Enfin mes chers époux, la Parque va venir + Et qui nous sépara nous saura réunir. + Je vous consacre à tous mes immortelles flammes + Et malgré vos trépas je vais joindre vos âmes. + Adieu Prince que j'aime et que j'ai mis au jour + Seul gage et seul enfant que m'a donné l'amour ! + Mais écoute mon fils ma dernière parole. + Suis la route que prend mon âme qui s'envole + Ressouviens toi toujours de Dieu qui te fit Roi + Et des préceptes saints que tu reçus de moi. + Toutefois je te laisse en un âge si tendre + Qu'à mes raisonnements tu ne peux rien entendre. + Cela rend ton malheur supportable en ce point + Qu'encore qu'il soit grand, tu ne le connais point. + Je ne pénètre pas dans les choses futures + Et je laisse à Dieu seul, ces sciences obscures. + Mais selon le progrès de ton jeune destin + Si le commencement en fait juger la fin. + Hélas mon cher enfant je crains bien que ta vie + Ne soit d'un mauvais sort sans cesse poursuivie. + C'est la même parole le même discours + Que me tenait ma mère, ornement de nos jours. + ( Fâcheux ressouvenir ) lorsque cette Princesse + Les yeux baignés de pleurs, le coeur plein de tristesse, + Plaignait les mêmes maux que maintenant je vois ; + Et pour moi redoutait ce que je crains pour toi. + Toi qui sur nos destins absolument présides, + Grand Roi qui pour jamais dans ton trône résides, + Père des immortels, seul Monarque des Cieux + De grâce en ma faveur abaisse un peu les yeux, + Et si de mes malheurs la grandeur t'est connue + Fais que mes voeux ardents pénètrent dans ta nue ; + Que le Prince écossais, digne sang de mon sang, + Soit remis quelque jour en notre premier rang. + Donne à ce rejeton d'une tige sacrée + Notre marque Royale autrefois révérée. + Fais que par ses vertus ce bel astre naissant ! + Dans le Ciel de la gloire aille toujours croissant. + Qu'il monte par ton aide au trône de son père + Ou qu'il hérite au moins des sceptres de sa mère. + Seigneur permets qu'un jour ce généreux lion + Terrasse l'hérésie et la rébellion. + Que ce jeune orphelin dans son âge plus tendre + Comme un autre Phenix renaisse de ma cendre; + Et qu'en un siècle d'or nos fortunés, neveux + Recueillent la moisson et le fruit de mes voeux. + Ô monarque éternel ! Exauce ma prière + Tu sais bien qu'elle est juste et que c'est ma dernière. + Mais puisqu'il faut mourir finissons ce discours + Augmentons notre gloire en abrégeant nos jours ; + Et devant que quitter ces terrestres demeures + Employons les moments de nos dernières heures : + Portons en un corps faible un courage bien fort, + Et voyons sans pâlir, la face de la mort. + +
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+
+ ACTE V +
+ SCÈNE PREMIÈRE. + + ÉLISABETH, seule au cabinet. + Vois ? Souffrant le succès d'une telle aventure + Veux-je ensemble offenser le Ciel et la Nature ? + Quoi veux-je en violant toutes sortes de droits + Arroser l'échafaud du sang même des Rois ? + Non... la postérité fouillerait ma mémoire + Par le sujet sanglant d'une tragique histoire, + Et noircirait ma vie afin de se venger + Du Trophée odieux que l'on va m'ériger. + Mais souffrirai je aussi qu'à mon désavantage + Et par ma lâcheté ma gloire se partage ? + Que mon superbe empire adore deux soleils ? + Et reçoive le jour de deux astres pareils ? + De mouvements divers je me sens combattue + L'ambition m'anime et la crainte me tue, + Chaque penser que j'ai me plaît me déplaît + Depuis que j'ai donné ce rigoureux arrêt, + Mille appréhensions me repassent dans l'âme + Je romps incessamment les desseins que je trame ; + Je rêve je médite et de tous les côtés + Je ne puis découvrir que des extrémités : + Dans ce dédale obscur, ou ma raison se trouve + Je quitte un sentiment si tôt que je l'approuve ; + Je veux perdre Marie et je ne le veux pas + Je crains également sa vie et son trépas. + La pitié toutefois demeure la plus forte, + Et la raison enfin sur la haine l'emporte : + Que cette Reine vive et que le Ciel plus doux + Lui cache désormais les traits de son courroux, + Peut-être... mais que veut ce garde qui s'avance. + +
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+ SCÈNE II. Élisabeth, Le Capitaine des Gardes. + + LE CAPITAINE DES GARDES. + L'Ambassadeur d'Écosse avec celui de France. + Souhaite le bonheur de vous entretenir + Madame vous plaît il... + + + ÉLISABETH. + Qu'on les face venir ; + Ma clémence à la fin exauce leur prière + Et je cesse aujourd'hui de leur être contraire. + Ils viennent en ces lieux par un dernier effort + Divertir s'il se peut le coup de cette mort : + +
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+ SCÈNE III. Élisabeth, Les Ambassadeurs. + + L'AMBASSADEUR D'ECOSSE. + Princesse à qui le sort soit toujours favorable, + Retirez, de danger ma Reine déplorable + Et ne permettez pas que la postérité + Qui de vos actions saura la vérité + Vous reproche la mort de cette désolée, + Et l'hospitalité lâchement violée + Révoquez le pouvoir de ce cruel arrêt : + Ou tous les Rois ensemble ont beaucoup d'intérêt. + + + L'AMBASSADEUR DE FRANCE. + Le Prince des Français par ma bouche s'écrie + Qu'on l'outrage lui-même en outrageant Marie. + Sauvez nous notre Reine en lui sauvant sa soeur + Et qu'enfin la Justice encline à la douceur. + + + ÉLISABETH. + Je sais ce que je dois à vos Princes Augustes, + Pour ne les pas ouïr leurs plaintes font trop justes, + Venez, soyez témoins que je vais de ce pas + Révoquer au Conseil l'arrêt de son trépas. + + + L'AMBASSADEUR D'ECOSSE. + Ô Clémence divine et du Ciel inspirée + Ô faveur incroyable et presque inespérée + + + L'AMBASSADEUR DE FRANCE. + Madame, que le cours de vos prospérités + Vous donne autant de biens que vous en méritez ! + Mais que veulent ces gens dont les sombres visages + Ainsi lavés de pleurs sont de mauvais présages ? + Ils portent dans ce deuil l'image de la mort + Et je lis sur leur front quelque triste rapport. + + + ÉLISABETH. + Une subite horreur dans mes veines dévale. + Hier je prononçai la sentence fatale + Dont l'exécution s'est du faire aujourd'hui, + Et j'appréhende fort qu'on ne m'ait obéi. + Approche mes amis quel sujet vous amène ? + +
+
+ SCÈNE IV. Élisabeth, Le Comte de Kent, Le Maréchal de Sherobery, Le Vicomte de Herrin, les États, Les Ambassadeurs, Kenede, Troupe d'Officiers de Marie. + + MELVIN. + Le trépas de Marie, autrefois notre Reine. + + + KENEDE. + Hélas ! J'ai vu trancher par une infâme main + Le tendre et sacré fil de son royal destin. + + + ÉLISABETH. + J'ai causé ton malheur, Princesse infortunée ! + + + LE MARÉCHAL DE sHEROBERY. + Ha perte irréparable ! + + + LE VICOMTE DE HERRIN. + Ha funeste journée ! + + + L'AMBASSADEUR D'ECOSSE. + Quoi cet illustre sang d'Écosse descendu + Sur un triste échafaud vient d'être répandu ? + Celle que nous avions pour régente reçue, + Digne de tant de Rois dont elle était issue, + Celle à qu'il on voyait tant d'Empires en main + A servi de spectacle à son peuple inhumain ? + Quoi parle coup sanglant d'une mort déshonnête + On arrache les Lis qui couronnaient sa tête, + Sa plus proche parente en prononce l'arrêt + Et l'on verse son sang tout innocent qu'il est ? + Cette mort vous accuse vous rend criminelle, + Vous avez offensé cent monarques en elle + Et celui que je sers encore plus que tous, + Mais sachez que ce sang rejaillira sur vous, + Les Français se joindront aux bandes écossaises + Pour combattre l'effort de vos troupes anglaises. + Vos sujets révoltés trahiront vos desseins + Et par un juste sort vos parricides mains + Du meurtre de ma Reine encor toutes fouillées + De leur sceptre sanglant se verront dépouillées + Nous suivrons le parti de nos Rois outragés, + Et nous ne mourrons point sans les avoir vengés, + Excusez toutefois l'ardeur qui me transporte + Un fidèle sujet doit parler de la sorte, + Madame, pardonnez à mon ressentiment + Je serais criminel de parler autrement + + + ÉLISABETH. + Sa générosité bien loin de me déplaire + Me plaît infiniment, j'approuve sa colère, + Qui l'oblige à pleurer en ce commun malheur + Celle qui fait sa perte et qui fait ma douleur. + + + L'AMBASSADEUR DE FRANCE. + Hélas ! Il me souvient qu'autrefois jeune Infante + Elle vint sur nos bords pompeuse et triomphante, + Je vis son écusson de trois sceptres orné + Son front de trois bandeaux richement couronné, + Le myrte, l'olivier, le laurier et la palme + Faisaient à deux États espérer un doux Calme, + La terre l'Océan voyaient de toutes parts + Éclore de beaux lys dessous des léopards : + Et les Cieux éteignant les flambeaux de la guerre + Joignaient déjà la France avec quel Angleterre, + Cette île si fatale, ou,parles lois du sort, + Il était résolu que nous vissions sa mort, + Ô trépas ! Regrettable à toute la nature ! + Ô malheur de nos jours ! Rare et triste aventure ! + Celle qui méritait un triomphe nouveau + Tend son col innocent sous le fer d'un bourreau; + Et le funeste coup que ce brutal lui donne + Fait tomber de sa tête une illustre Couronne. + + + ÉLISABETH. + Ha Ciel ! Impitoyable à ces cris innocents ! + Témoin de son désastre et des maux que je sens, + As-tu jeté les yeux sur ce sanglant naufrage + Sans sauver du débris ton plus parfait ouvrage ? + Était-ce un coup fatal qu'on ne peut empêcher ? + Devait elle périr ? Et devais-je pécher ? + + + LE COMTE DE KENT, tous bas. + En l'humeur qui la tient craignons de lui déplaire + Puisqu'il est encor temps évitons sa colère, + Et pour nous conserver à nous mêmes le jour, + Éloignons sa présence en absentant la Cour. + Il sort avec les États. + + + ÉLISABETH. + Vous qui me conseilliez de perdre cette Reine + Qui causâtes sa mort et qui causez ma peine + N'avez-vous point tremblé barbares assassins. + Lors qu'un exécuteur a fini vos desseins ? + Avez-vous eu le front ô lâches et perfides + De répandre son sang sur vos mains parricides ? + Mais je leur parle en vain, mes cris sont superflus + Les traîtres font en fuite et ne m'écoutent plus. + Aucun de ces tyrans n'ose à présent paraître ... + Tous s'estiment punis parce qu'ils doivent l'être : + Déjà mille serpents attachez à leurs coeurs + Leur font appréhender d'éternelles rigueurs. + Mais de quelque façon que ce tourment les traite + Leur mort seul le pourra, me rendre satisfaite. + Ces ingrats, ces cruels, tous remplis de fureur + Ont fait d'une Princesse un spectacle d'horreur, + Une exécution sacrilège et funeste + Un autel de Buzire, un repas de Thyeste. + J'ai creusé cependant moi-même son tombeau, + J'ai prononcé l'arrêt, j'ai prêté le couteau, + Et cette île a servi par notre perfidie + De théâtre sanglant à cette tragédie. + Ha je souffre le mal qu'elle vient d'encourir + Et je meurs du regret de l'avoir fait mourir, + Que ne puis-je montrer combien j'en suis atteinte + Rallumant par ma mort cette lumière éteinte. + Mais puisqu'on ne peut plus divertir ces malheurs + Répandons tous ensemble un long fleuve de pleurs + Et toi qui fus présent à sa fin déplorable + Fais nous de ce spectacle un tableau mémorable. + + + MELVIN. + Madame, permettez que je n'en parle plus + Ce fâcheux souvenir rend mes esprits confus. + Quoi votre Majesté veut elle que j'essaye + À recevoir encore une mortelle plaie + + + MELVIN. + Je vais recommencer d'inutiles regrets + Et rouvrir ma blessure avec de nouveaux traits : + Un glaçon de frayeur dans mon âme se glisse + Mais vous le commandez, il faut que j'obéisse. + Hier après l'arrêt qui nous affligea tous + La Reine dit ces mots l'ail tourné devers nous. + « Fidèles Officiers qui depuis tant d'années + Supportez avec moi mes longues destinées. + Au moment qui me force à vous abandonner + J'ai ce seul déplaisir de ne vous rien donner. + Le Ciel reconnaîtra votre commun mérite + Mais que je vous embrasse avant que je vous quitte + Car je compte ce jour le dernier de mes jours. + Adieu... » Cette Princesse achevait ce discours + Quand nous vîmes couler de ces beaux yeux humides + Parmi des flots d'argent mille perles liquides + Lors mêlant nos soupirs à nos mourantes voix + Nous lui dîmes adieu pour la dernière fois. + Ensuite elle donne ordre aux choses nécessaires, + Dispose un testament, récite des prières, + Et se laisse charmer du frère de la mort + Qui d'un somme profond l'assoupit et l'endort. + La Lune cependant parmi ses sombres voiles + A paru cette nuit sans feux et sans étoiles + L'aurore en se levant pour pleurer nos malheurs + A versé ce matin des larmes sur les fleurs. + Et le père du jour rentrant dans sa carrière + A semblé ne prêter qu'à regret sa lumière. + Le Ciel même, le Ciel s'est tout couvert de deuil + Voyant tant de vertus qu'on mettait au Cercueil + La Reine sort du lit et cette infortunée + Veut comme à son triomphe en pompe être menée. + Elle se fait conduire à ces funestes lieux + Nous la suivons de près tous les larmes aux yeux. + D'un velours triste et noir la salle était parée + Et des gardes sans nombre en défendaient l'entrée, + Le peuple toutefois en ondes agité + Se coule avecque nous parmi l'obscurité. + Et court à l'échafaud afin que sans obstacle + Il puisse regarder ce tragique spectacle. + Chacun des assistants parle diversement + Et chacun veut juger selon son sentiment + L'on dit que ce supplice est de mauvais exemple + Lorsque sans passion son âme le contemple + L'autre que cet arrêt choque toutes les lois + Qui respectent du moins le sacré sang des Rois. + Enfin l'on oit partout un peuple qui murmure + Ou de votre ordonnance ou de cette aventure. + + + ÉLISABETH. + Il est vrai que ce peuple avait juste raison + De parler de sa perte et de ma trahison. + Ô jour infortuné ! Mais poursuis ; que j'entende + Ce que je désirais et ce que j'appréhende. + + + MELVIN. + D'un front majestueux, d'un port superbe et haut + Elle monte aux degrés, de son triste échafaud. + Ses grâces, ses beautés émeuvent l'assistance + Ceux qui la consolaient admirent sa constance, + Perdent cette vertu qui la vient couronner + Et n'ont plus le pouvoir qu'ils lui veulent donner. + Puis sans changer de face et sans être troublée + Elle tient ce propos à toute l'assemblée. + « C'est un spectacle bien nouveau + Que de voir aux mains d'un bourreau + La tête d'une grande Reine. + Mais puisque le Ciel là permis + Je meurs sans regret et sans peine + Et pardonne à mes ennemis. » + À ces mots, vers les Cieux elle jette la vue + Souhaitant que son âme y puisse être reçue. + Un murmure confus qui remplit tout d'horreur + Nous arrête la voix nous serre le coeur. + Mille images de mort, mille frayeurs soudaines, + Nous altèrent les sens et nous glacent les veines. + Et d'un commun effroi la mortelle pâleur + Imprime à tous nos fronts une même couleur. + Lors on voit des flambeaux, dont la lumière sombre + Fait briller une hache, en l'épaisseur de l'ombre. + Chacun dessus la Reine a les yeux arrêtés + Et tous les spectateurs en sont presque enchantés. + Elle paraît plus belle, ainsi que l'oeil du monde + Luit avec plus de force en se couchant dans l'onde. + La lampe qui s'éteint éclaire beaucoup mieux + Ainsi de nouveaux feux rayonnent dans ses yeux. + L'exécuteur s'approche, et prend cette victime + Pour faire un sacrifice, ou pour mieux dire un crime + Elle est comme l'hostie au milieu de l'autel + Qui de la main du prêtre attend le coup mortel. + Déjà le bras se lève, et sa tête frappée + Par trois diverses fois ne peut être coupée. + Quelque secret destin que je ne connais pas + Voulait de notre Reine empêcher le trépas. + On sépare pourtant sous l'effort d'une lame + Et la tête du corps, et le corps d'avec l'âme. + Le fer rougit de honte à ce coup violent, + Même tout l'échafaud en demeure sanglant, + La tête qui bondit donne de l'épouvante + Murmurant certains mots dans sa bouche mourante + Nous les avons ouïs avec étonnement + Elle a dit à nos pieds, je meurs innocemment. + Lors un grand bruit s'élève et toute l'assemblée + Paraît de ce prodige avoir l'âme troublée. + Et quelque temps après le corps perd sa chaleur, + Le chef son mouvement, le sang sa couleur. + + + KENEDE. + Puisque notre espérance en notre Reine est morte + Puisque dans son cercueil notre bonheur s'emporte + Madame au moins souffrez que nous cherchions ailleurs + Un Ciel plus favorable des destins meilleurs. + + + ÉLISABETH. + Demeurez en ces lieux pour pleurer sur sa cendre + C'est un dernier honneur que vous lui devez rendre. + Allez voir derechef son froid et pâle corps + Qui n'attend plus de nous que ce qu'on donne aux morts. + Il faut qu'auparavant que ce soleil se couche + J'imprime un long baiser sur sa divine bouche. + Il faut s'il m'est permis encor de lui parler + Par de justes regrets ma perte consoler. + Laver son sang de pleurs, et pour devoir suprême + Rechercher cette Reine en cette Reine même. + Considérer ses traits que j'ai défigurés + Et fermer ses beaux yeux autrefois adorés. + Elle perd le sens. + Ha j'aperçois sa tête et sa Royale face + Fume encor dans son sang et bondit sur la place : + Ses yeux de son trépas les muets orateurs + Dont les plus inhumains furent adorateurs, + Ces astres éclipsés me reprochent mon crime, + Cette bouche fermée encore me l'exprime ; + Et ce trône d'amour, que l'on a vu périr + Coupable que je suis me condamne à mourir. + Mais j'ensevelirai de crainte du tonnerre + Et mon crime et ma honte au centre de la terre : + Je suivrai la Tamise et sur ses larges bords + Je me figurerai le noir fleuve des morts. + Je quitterai ma Cour dans ce malheur extrême + Et me séparerai moi-même de moi-même : + En évitant mon ombre avec autant d'effroi + Qu'un serpent qui se fuit, et se laisse après soi. + Je sens déjà les feux d'une horrible furie + Une tremblante voix sort du sang de Marie ; + Elle, et le défunt Duc désirent mon trépas + Leurs fantômes affreux marchent dessus mes pas. + +
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+

C'est à l'âme de CYRANO que je voulais dédier ce poème.

+

Mais puisqu'elle a passé en vous, COQUELIN, c'est à vous que je le dédie.

+

E. R.

+

(Les quatre premiers actes en 1640, le cinquième en 1655.)

+
+ + + ACTEURS + + CYRANO DE BERGERAC. + + CHRISTIAN DE NEUVILLETTE. + + COMTE DE GUICHE. + + RAGUENEAU. + + LE BRET. + + LE CAPITAINE CARBON DE CASTEL-JALOUX. + + LES CADETS. + + LIGNIÈRE. + + DE VALVERT. + + UN MARQUIS. + + DEUXIÈME MARQUIS. + + TROISIÈME MARQUIS. + + MONTFLEURY. + + BELLEROSE. + + JODELET. + + CUIGY. + + BRISAILLE. + + UN FÂCHEUX. + + UN MOUSQUETAIRE. + + UN AUTRE. + + UN OFFICIER ESPAGNOL. + + UN CHEVEAU-LÉGER. + + LE PORTIER. + + UN BOURGEOIS. + + SON FILS. + + UN TIRE-LAINE. + + UN SPECTATEUR. + + UN GARDE. + + BERTRANDOU LE FIFRE. + + LE CAPUCIN. + + DEUX MUSICIENS. + + LES POÈTES. + + ROXANE. + + SOEUR MARTHE. + + LISE. + + LA DISTRIBUTRICE. + + MÈRE MARGUERITE DE JÉSUS. + + LA DUÈGNE. + + SOEUR CLAIRE. + + UNE COMÉDIENNE. + + UNE SOUBRETTE. + + LES PAGES. + + LA BOUQUETIÈRE. + + La foule, bourgeoise, marquis, mousquetaires, tire-laine, pâtissiers, poètes, cadets gascons, comédiens, violons, pages, enfants, soldats, espagnols, spectateurs, spectatrices, précieuses, comédiennes, bourgeoises, religieuses, etc. + + +
+ +
+ ACTE I +UNE REPRÉSENTATION À L'HÔTEL DE BOURGOGNE. +La salle de l'Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations. La salle est un carré long ; on la voit en biais, de sorte qu'un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène qu'on aperçoit en pan coupé. Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux tapisseries qui peuvent s'écarter. Au-dessus du manteau d'Arlequin, les armes royales. On descend de l'estrade dans la salle par de longues marches. De chaque côté de ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles. Deux rangs superposés de galeries latérales : le rang supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre, qui est la scène même du théâtre ; au fond de ce parterre, c'est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant gradins et, sous un escalier qui monte vers des places supérieures et dont on ne voit que le départ, une sorte de buffet orné de petits lustres, de vases fleuris, de verres de cristal, d'assiettes de gâteaux, de flacons, etc. Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l'entrée du théâtre. Grande porte qui s'entrebâille pour laisser passer les spectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches rouges sur lesquelles on lit : La Clorise. Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité, vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre, attendant d'être allumés. +
+ SCÈNE PREMIÈRE. Le Public, qui arrive peu à peu ; Cavaliers, Bourgeois, Laquais, Pages, Tire-Laine, Le Portier, etc., puis Les Marquis, Cuigy, Brissaille, La Distributrice, Les Violons, etc. +On entend derrière la porte un tumulte de voix, puis un cavalier entre brusquement. + + LE PORTIER, le poursuivant. + Holà ! Vos quinze sols ! + + + LE CAVALIER. + J'entre gratis ! + + + LE PORTIER. + Pourquoi ? + + + LE CAVALIER. + Chevau-léger : Nom qu'on donnait à une compagnie de cavalerie composée de gens de naissance et d'honneur, qui faisaient partie de la garde du roi. [L] + Je suis chevau-léger de la maison du Roi ! + + + LE PORTIER, à un autre cavalier qui vient d'entrer. + Vous ? + + + DEUXIÈME CAVALIER. + Je ne paye pas ! + + + LE PORTIER. + Mais... + + + DEUXIÈME CAVALIER. + Je suis mousquetaire. + + + PREMIER CAVALIER, au deuxième. + On ne commence qu'à deux heures. Le parterre + Est vide. Exerçons-nous au fleuret. + Ils font des armes avec des fleurets qu'ils ont apportés. + + + UN LAQUAIS, entrant. + Pst... Flanquin... + + + UN AUTRE, déjà arrivé. + Champagne ?... + + + LE PREMIER, lui montrant des jeux qu'il sort de son pourpoint. + Cartes. Dés. + Il s'assied par terre. + Jouons. + + + LE DEUXIÈME, même jeu. + Oui, mon coquin. + + + PREMIER LAQUAIS, tirant de sa poche un bout de chandelle qu'il allume et colle par terre. + J'ai soustrait à mon maître un peu de luminaire. + + + UN GARDE, à une bouquetière qui s'avance. + C'est gentil de venir avant que l'on éclaire !... + Il lui prend la taille. + + + UN DES BRETTEURS, recevant un coup de fleuret. + Touche ! + + + UN DES JOUEURS. + Trèfle ! + + + LE GARDE, poursuivant la fille. + Un baiser ! + + + LA BOUQUETIÈRE, se dégageant. + On voit !... + + + LE GARDE, l'entraînant dans les coins sombres. + Pas de danger ! + + + UN HOMME, s'asseyant par terre avec d'autres porteurs de provisions de bouche. + Lorsqu'on vient en avance, on est bien pour manger. + + + UN BOURGEOIS, conduisant son fils. + Plaçons-nous là, mon fils. + + + UN JOUEUR. + Brelan d'as ! + + + UN HOMME, tirant une bouteille de sous son manteau et s'asseyant aussi. + Un ivrogne + Doit boire son bourgogne... + Il boit + ... à l'hôtel_de_Bourgogne ! + + + LE BOURGEOIS, à son fils. + Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ? + Il montre l'ivrogne du bout de sa canne. + Buveurs... + En rompant, un des cavaliers le bouscule. + Bretteurs ! + Il tombe au milieu des joueurs. + Joueurs ! + + + LE GARDE, derrière lui, lutinant toujours la femme. + Un baiser ! + + + LE BOURGEOIS, éloignant vivement son fils. + Jour_de_Dieu ! + - Et penser que c'est dans une salle pareille + Jean Rotrou (1609-1650) : dramaturge français, auteur de 35 pièces. + Qu'on joua du Rotrou, mon fils ! + + + LE JEUNE HOMME. + Et du Corneille ! + + + UNE BANDE DE PAGES, se tenant par la main, entre en farandole et chante. + Tra la la la la la la la la la la lère... + + + LE PORTIER, sévèrement aux pages. + Les pages, pas de farce !... + + + PREMIER PAGE, avec une dignité blessée. + Oh ! Monsieur ! Ce soupçon !... + Vivement au deuxième, dès que le portier a tourné le dos. + As-tu de la ficelle ? + + + LE DEUXIÈME. + Avec un hameçon. + + + PREMIER PAGE. + On pourra de là-haut pêcher quelque perruque. + + + UN TIRE-LAINE, groupant autour de lui plusieurs hommes de mauvaise mine. + Tire-laine : Tireur de laine, se disait anciennement d'un filou qui volait les manteaux de laine. [L] + Or ça, jeunes escrocs, venez qu'on vous éduque : + Puis donc que vous volez pour la première fois... + + + DEUXIÈME PAGE, criant à d'autres pages déjà placés aux galeries supérieures. + Hep ! Avez-vous des sarbacanes ? + + + TROISIÈME PAGE, d'en haut. + Et des pois ! + Il souffle et les crible de pois. + + + LE JEUNE HOMME, à son père. + Que va-t-on nous jouer ? + + + LE BOURGEOIS. + La Clorise est une tragédie de Balthasar Baro jouée en 1631. + Clorise. + + + LE JEUNE HOMME. + De qui est-ce ? + + + LE BOURGEOIS. + De monsieur Balthazar Baro. C'est une pièce !... + Il remonte au bras de son fils. + + + LE TIRE-LAINE, à ses acolytes. + ... La dentelle surtout des canons, coupez-la ! + + + UN SPECTATEUR, à un autre, lui montrant une encoignure élevée. + Le Cid, tragi-comédie de Pierre Corneille a été joué pour la première fois le 7 janvier 1637 au Théâtre du Marais et non par à l'Hôtel de Bourgogne. + Tenez, à la première du Cid, j'étais là ! + + + LE TIRE-LAINE, faisant avec ses doigts le geste de subtiliser. + Les montres... + + + LE BOURGEOIS, redescendant, à son fils. + Vous verrez des acteurs très illustres... + + + LE TIRE-LAINE, faisant le geste de tirer par petites secousses furtives. + Les mouchoirs... + + + LE BOURGEOIS. + Montfleury... + + + QUELQU'UN, criant de la galerie supérieure. + Allumez donc les lustres ! + + + LE BOURGEOIS. + L'Espy : François Bedeau, dit, comédien français, né vers 1603, mort le 17 septembre 1663. Il commença à l'Hôtel de Bourgogne puis au Thépatre du Marais. Il fit partit de la troupe de Molière dès 1659. Il créa le rôle de Gorgibus dans les Précieuses. + ... Bellerose, l_Espy, la_Beaupré, Jodelet ! + + + UN PAGE. + Ah ! Voici la distributrice !... + + + LA DISTRIBUTRICE, paraissant derrière le buffet. + Oranges, lait, + Aigre de cèdre : Le jus de citrons ou de cédrats à demi mûrs, préparé aux environs de Gênes, non pour en faire des sorbets, mais pour l'usage des parfumeurs. [L] + Eau_de_framboise, aigre_de_cèdre... + Brouhaha à la porte. + + + UNE VOIX DE FAUSSET. + Place, brutes ! + + + UN LAQUAIS, s'étonnant. + Les marquis !... Au parterre ?... + + + UN AUTRE LAQUAIS. + Oh ! Pour quelques minutes. + Entre une bande de petits marquis. + + + UN MARQUIS, voyant la salle à moitié vide. + Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers, + Sans déranger les gens ? Sans marcher sur les pieds ? + Ah ! Fi ! Fi ! Fi ! + Il se trouve devant d'autres gentilshommes entrés peu avant. + Cuigy ! Brissaille ! + Grandes embrassades. + + + CUIGY. + Des fidèles !... + Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles... + + + LE MARQUIS. + Ah ! Ne m'en parlez pas ! Je suis dans une humeur... + + + UN AUTRE. + Console-toi, Marquis, car voici l'allumeur ! + + + LA SALLE, saluant l'entrée de l'allumeur. + Ah ! ... + On se groupe autour des lustres qu'il allume. Quelques personnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au parterre, donnant le bras à Christian de Neuvillette. Lignière, un peu débraillé, figure d'ivrogne distingué. Christian, vêtu élégamment, mais d'une façon un peu démodée, paraît préoccupé et regarde les loges. + +
+
+ SCÈNE II. Les mêmes, Christian, Lignière, puis Ragueneau et Le bret. + + CUIGY. + Lignière ! + + + BRISSAILLE, riant. + Pas encor gris ! ... + + + LIGNÈRE, bas à Christian. + Je vous présente ? + Signe d'assentiment de Christian. + Baron_de_Neuvillette. + Saluts. + + + LA SALLE, acclamant l'ascension du premier lustre + Ah ! + + + CUIGY, à Brissaille, en regardant Christian. + La tête est charmante. + + + PREMIER MARQUIS, qui a entendu. + Peuh !... + + + LIGNÈRE, présentant à Christian. + Messieurs de_Cuigy, de_Brissaille... + + + CHRISTIAN, s'inclinant. + Enchanté ! ... + + + PREMIER MARQUIS, au deuxième. + Il est assez joli, mais n'est pas ajusté + Au dernier goût. + + + LIGNÈRE, à Cuigy. + Monsieur débarque de Touraine. + + + CHRISTIAN. + Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine. + J'entre aux gardes demain, dans les Cadets. + + + PREMIER MARQUIS, regardant les personnes qui entrent dans les loges. + Voilà + La présidente_Aubry ! + + + LA DISTRIBUTRICE. + Oranges, lait... + + + LES VIOLONS, s'accordant. + La... la... + + + CUIGY, à Christian lui désignant La Salle qui se garnit. + Du monde ! + + + CHRISTIAN. + Eh ! Oui, beaucoup. + + + PREMIER MARQUIS. + Tout le bel air ! + Ils nomment les femmes à mesure qu'elle entrent, très parées, dans les loges. Envois de saluts, réponses de sourires. + + + DEUXIÈME MARQUIS. + Mesdames + De Guéméné... + + + CUIGY. + Guy Laval Bois-dauphin (1621-1646) : marquis, homme de guerre français, mort à Dunkerque d'un coup de mousquet le 18 octobre. + De Bois-Dauphin... + + + PREMIER MARQUIS. + Que nous aimâmes... + + + BRISSAILLE. + De Chavigny... + + + DEUXIÈME MARQUIS. + Qui de nos coeurs, va, se jouant ! + + + LIGNÈRE. + Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen. + + + LE JEUNE HOMME, à son père. + L'Académie est là ? + + + LE BOURGEOIS. + Mais... j'en vois plus d'un membre ; + Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ; + Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud... + Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c'est beau ! + + + PREMIER MARQUIS. + Attention ! Nos précieuses prennent place + Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace, Félixérie... + + + DEUXIÈME MARQUIS, se pâmant. + Ah ! Dieu ! Leurs surnoms sont exquis ! + Marquis, tu les sais tous ? + + + PREMIER MARQUIS. + Je les sais tous, marquis ! + + + LIGNIÈRE, prenant Christian à part. + Mon cher, je suis entré pour vous rendre service : + La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice ! + + + CHRISTIAN, suppliant. + Non !... Vous qui chansonnez et la ville et la cour, + Restez : vous me direz pour qui je meurs d'amour. + + + LE CHEF DES VIOLONS, frappant sur son pupitre, avec son archet. + Messieurs les violons !... + Il lève son archet. + + + LA DISTRIBUTRICE. + Macarons, citronnée... + Les violons commencent à jouer. + + + CHRISTIAN. + J'ai peur qu'elle ne soit coquette et raffinée, + Je n'ose lui parler car je n'ai pas d'esprit... + Le langage aujourd'hui qu'on parle et qu'on écrit, + Me trouble. Je ne suis qu'un bon soldat timide. + - Elle est toujours à droite, au fond : la loge vide. + + + LIGNIÈRE, faisant mine de sortir. + Je pars. + + + CHRISTIAN, le retenant encore. + Oh ! Non, restez ! + + + LIGNIÈRE. + Charles Coypeau d’Assoucy, dit Dassoucy (1605-1677) : poète, mémorialiste, compositeur et joueur de théorbe français, poète dans le genre de Paul Scarron. + Je ne peux. D_assoucy + M'attend au cabaret. On meurt de soif, ici. + + + LA DISTRIBUTRICE, passant devant lui avec un plateau. + Orangeade ? + + + LIGNIÈRE. + Fi ! + + + LA DISTRIBUTRICE. + Lait ? + + + LIGNIÈRE. + Pouah ! + + + LA DISTRIBUTRICE. + Rivesalte ? + + + LIGNIÈRE. + Halte ! + À Christian. + Je reste encor un peu. - Voyons ce rivesalte ? + Il s'assied près du buffet. La distributrice lui verse du rivesalte. + + + CRIS, dans le public à l'entrée d'un petit homme grassouillet et réjoui. + Ah ! Ragueneau ! ... + + + LIGNIÈRE, à Christian. + Le grand rôtisseur Ragueneau. + + + RAGUENEAU, costume de pâtissier endimanché, + Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano ? + + + LIGNIÈRE, présentant Ragueneau à Christian. + Le pâtissier des comédiens et des poètes ! + + + RAGUENEAU, se confondant. + Trop d'honneur... + + + LIGNIÈRE. + Taisez-vous, Mécène que vous êtes ! + + + RAGUENEAU. + Oui, ces messieurs chez moi se servent... + + + LIGNIÈRE. + À crédit. + Poète de talent lui-même... + + + RAGUENEAU. + Ils me l'ont dit. + + + LIGNIÈRE. + Fou de vers ! + + + RAGUENEAU. + Odelette : Petite ode ; Aujourd'hui, poème divisé en strophes semblables par le nombre et la mesure des vers. [L] + Il est vrai que pour une odelette... + + + LIGNIÈRE. + Vous donnez une tarte... + + + RAGUENEAU. + Oh ! Une tartelette ! + + + LIGNIÈRE. + Brave homme, il s'en excuse ! ... Et pour un triolet + Ne donnâtes-vous pas ? + + + RAGUENEAU. + Des petits pains ! + + + LIGNIÈRE, sévèrement. + Au lait. + - Et le théâtre ! Vous l'aimez ? + + + RAGUENEAU. + Je l'idolâtre. + + + LIGNIÈRE. + Vous payez en gâteaux vos billets de théâtre ! + Votre place, aujourd'hui, là, voyons, entre nous, + Vous a coûté combien ? + + + RAGUENEAU. + Quatre flans. Quinze choux. + Il regarde de tous côtés. + Monsieur_de_Cyrano n'est pas là ? Je m'étonne. + + + LIGNIÈRE. + Pourquoi ? + + + RAGUENEAU. + Montfleury joue ! + + + LIGNIÈRE. + En effet, cette tonne + Va nous jouer ce soir le rôle de Phédon. + Qu'importe à Cyrano ? + + + RAGUENEAU. + Mais vous ignorez donc ? + Il fit à Montfleury, messieurs, qu'il prit en haine, + Défense, pour un mois, de reparaître en scène. + + + LIGNIÈRE, qui en est à son quatrième petit verre. + Eh bien ? + + + RAGUENEAU. + Montfleury joue ! + + + CUIGY, qui s'est rapproché de son groupe. + Il n'y peut rien. + + + RAGUENEAU. + Oh ! Oh ! + Moi, je suis venu voir ! + + + PREMIER MARQUIS. + Quel est ce Cyrano ? + + + CUIGY. + Colichemarde : Sorte de rapière, dont la partie antérieure de la lame est effilée et taillée en carrelet, tandis que le talon est très large ; c'est une arme de duel (corruption de Koenigsmark, nom de l'inventeur). [L] + C'est un garçon versé dans les colichemardes. + + + DEUXIÈME MARQUIS. + Noble ? + + + CUIGY. + Suffisamment. Il est cadet aux gardes. + Montrant un gentilhomme qui va et vient dans la salle comme s'il cherchait quelqu'un. + Mais son ami Le_Bret peut vous dire... + Il appelle. + Le_Bret ! + Le Bret descend vers eux. + Vous cherchez Bergerac ? + + + LE BRET. + Oui, je suis inquiet !... + + + CUIGY. + N'est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ? + + + LE BRET, avec tendresse. + Ah ! C'est le plus exquis des êtres sublunaires ! + + + RAGUENEAU. + Rimeur ! + + + CUIGY. + Bretteur ! + + + BRISSAILLE. + Physicien ! + + + LE BRET. + Musicien ! + + + LIGNIÈRE. + Et quel aspect hétéroclite que le sien ! + + + RAGUENEAU. + Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne + Philippe de Champaigne (1602-1674) : Peintre et graveur. Il a produit des portraits célèbres de Richelieu, Saint-Austin, Charles II d'Angleterre, Colbert. + Le solennel monsieur Philippe_de_Champaigne ; + Mais bizarre, excessif, extravagant, falot, + Jacques Callot (1592-1635) : dessinateur et graveur duquel on a, entre aiitres, une série "Les grandes misères de la guerre" illustrant la guerre de Trans ans. + Il eût fourni, je pense, à feu Jacques_Callot + Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques : + Feutre à panache triple et pourpoint à six basques, + Cape, que par derrière, avec pompe, l'estoc + Lève, comme une queue insolente de coq, + Artaban : Nom d'un roi des Parthes qui, ayant remporté des victoires sur les Romains, s'en glorifia tellement, que de là est venu le proverbe : Fier comme Artaban. [L] + Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne + Fut et sera toujours l'alme Mère_Gigogne, + Pulcinella : nom italien de Polichinelle, personnage de la Comedia dell'arte. + Il promène, en sa fraise à la Pulcinella, un nez !... + Ah ! Messeigneurs, quel nez que ce nez-là ! .... + Nasigère : En rapport avec le nez ou naseaux. + On ne peut voir passer un pareil nasigère + Sans s'écrier : « Oh ! Non, vraiment, il exagère ! » + Puis on sourit, on dit : « Il va l'enlever... » Mais + Monsieur_de_Bergerac ne l'enlève jamais. + + + LE BRET, hochant la tête. + Il le porte, - et pourfend quiconque le remarque ! + + + RAGUENEAU, fièrement. + Parque : Une des trois déesses infernales de la mythologie qui président à la vie des hommes. Poétiquement : la mort. + Son glaive est la moitié des ciseaux de la Parque ! + + + PREMIER MARQUIS, haussant les épaules. + Il ne viendra pas ! + + + RAGUENEAU. + Si !... Je parie un poulet + À la Ragueneau ! + + + LE MARQUIS, riant. + Soit ! + Rumeurs d'admiration dans la salle. Roxane vient de paraître dans sa loge. Elle s'assied sur le devant, sa Duègne prend place au fond. Christian, occupé à payer la distributrice, ne regarde pas. + + + DEUXIÈME MARQUIS, avec des petits cris. + Ah ! Messieurs ! Mais elle est + Épouvantablement ravissante ! + + + PREMIER MARQUIS. + Une pêche + Qui sourirait avec une fraise ! + + + DEUXIÈME MARQUIS. + Et si fraîche + Qu'on pourrait, l'approchant, prendre un rhume de coeur ! + + + CHRISTIAN, lève la tête, aperçoit Roxane, et saisit vivement Lignière par le bras. + C'est elle ! + + + LIGNIÈRE, regardant. + Ah ! C'est elle ? ... + + + CHRISTIAN. + Oui. Dites vite. J'ai peur. + + + LIGNIÈRE, dégustant son rivesalte à petits coups. + Magdeleine_Robin, dite Roxane.- Fine. + Précieuse. + + + CHRISTIAN. + Hélas ! + + + LIGNIÈRE. + Libre. Orpheline. Cousine + De Cyrano,- dont on parlait... + À ce moment, un seigneur très élégant, le cordon bleu en sautoir, entre dans la loge et, debout, cause un instant avec Roxane. + + + CHRISTIAN, tressaillant. + Cet homme ?... + + + LIGNIÈRE, qui commence à être gris, clignant de l'oeil. + Hé ! Hé ! ... + - Comte_de_Guiche. Épris d'elle. Mais marié + Armand Jean Plessis de Richelieu (1585-1642) : Cardinal et principal ministre d'État de Louis XIII. + À la nièce d'Armand_de_Richelieu. Désire + Faire épouser Roxane à certain triste sire, + Un monsieur_de_Valvert, vicomte... et complaisant. + Elle n'y souscrit pas, mais de_Guiche est puissant + Il peut persécuter une simple bourgeoise. + D'ailleurs j'ai dévoilé sa manoeuvre sournoise + Dans une chanson qui... Ho ! Il doit m'en vouloir ! + - La fin était méchante... Écoutez... + Il se lève en titubant, le verre haut, prêt à chanter. + + + CHRISTIAN. + Non. Bonsoir. + + + LIGNIÈRE. + Vous allez ? + + + CHRISTIAN. + Chez Monsieur_de_Valvert ! + + + LIGNIÈRE. + Prenez garde : + C'est lui qui vous tuera ! + Lui désignant du coin de l'oeil Roxane. + Restez. On vous regarde. + + + CHRISTIAN. + C'est vrai ! + Il reste en contemplation. Le groupe de tire-laine, à partir de ce moment, le voyant la tête en l'air et bouche bée, se rapproche de lui. + + + LIGNIÈRE. + C'est moi qui pars. J'ai soif ! Et l'on m'attend + - Dans des tavernes ! + Il sort en zigzaguant. + + + LE BRET, qui a fait le tour de la salle, revenant vers Ragueneau, d'une voix rassurée. + Pas de Cyrano. + + + RAGUENEAU, incrédule. + Pourtant... + + + LE BRET. + Ah ! Je veux espérer qu'il n'a pas vu l'affiche ! + + + LA SALLE. + Commencez ! Commencez ! + +
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+ SCÈNE III. Les mêmes moins Lignières ; De Guiche, Valvert puis Montfleury. + + UN MARQUIS, voyant de Guiche, qui descend de la loge de Roxane, traverse le parterre, entouré de seigneurs obséquieux, parmi lesquels le Vicomte de Valvert. + Quelle cour, ce de_Guiche ! + + + UN AUTRE. + Fi !... Encore un Gascon ! + + + LE PREMIER. + Le Gascon souple et froid, + Celui qui réussit ! ... Saluons-le, crois-moi. + Ils vont vers de Guiche. + + + DEUXIÈME MARQUIS. + Les beaux rubans ! Quelle couleur, comte_de_Guiche ? + Baise-moi-ma-mignonne : couleur de ruban et de bas-de-chausse. C'est un rose. + Ventre-de-biche : couleur de ruban blanc-roussâtre. + Baise_moi_ma_mignonne ou bien Ventre-de-biche ? + + + DE GUICHE. + C'est couleur Espagnol_malade. + + + PREMIER MARQUIS. + La couleur + Ne ment pas, car bientôt, grâce à votre valeur, + L'Espagnol ira mal, dans les Flandres ! + + + DE GUICHE. + Je monte + Sur scène. Venez-vous ? + Il se dirige suivi de tous les marquis et gentilshommes vers le théâtre. Il se retourne et appelle. + Viens, Valvert ! + + + CHRISTIAN, qui les écoute et les observe, tressaille en entendant ce nom. + Le vicomte ! + Ah ! Je vais lui jeter à la face mon... + Il met la main dans sa poche, et y rencontre celle d'un tire-laine en train de le dévaliser. Il se retourne. + Hein ? + + + LE TIRE-LAINE. + Ay ! ... + + + CHRISTIAN, sans le lâcher. + Je cherchais un gant ! + + + LE TIRE-LAINE, avec un sourire piteux. + Vous trouvez une main. + Changeant de ton, bas et vite. + Lâchez-moi. Je vous livre un secret. + + + CHRISTIAN, le tenant toujours. + Quel ? + + + LE TIRE-LAINE. + Lignière... + Qui vous quitte... + + + CHRISTIAN, de même. + Eh bien ? + + + LE TIRE-LAINE. + ... touche à son heure dernière. + Une chanson qu'il fit blessa quelqu'un de grand, + Et cent hommes - j'en suis - ce soir sont postés !... + + + CHRISTIAN. + Cent ! + Par qui ? + + + LE TIRE-LAINE. + Discrétion... + + + CHRISTIAN, haussant les épaules. + Oh ! + + + LE TIRE-LAINE, avec beaucoup de dignité. + Professionnelle ! + + + CHRISTIAN. + Où seront-ils postés ? + + + LE TIRE-LAINE. + À la porte_de_Nesle. + Sur son chemin. Prévenez-le ! + + + CHRISTIAN, qui lui lâche enfin le poignet. + Mais où le voir ! + + + LE TIRE-LAINE. + Allez courir tous les cabarets : le Pressoir + D'Or, la_Pomme_de_Pin, la_Ceinture_qui_craque, + Les_Deux_Torches, les_Trois_Entonnoirs,- et dans chaque, + Laissez un petit mot d'écrit l'avertissant. + + + CHRISTIAN. + Oui, je cours ! Ah ! Les gueux ! Contre un seul homme, cent ! + Regardant Roxane avec amour. + La quitter... elle ! + Avec fureur, Valvert. + Et lui ! ...- Mais il faut que je sauve + Lignière ! ... + Il sort en courant. - De Guiche, le vicomte, les marquis, tous les gentilshommes ont disparu derrière le rideau pour prendre place sur les banquettes de la scène. Le parterre est complètement rempli. Plus une place vide aux galeries et aux loges. + + + LA SALLE. + Commencez. + + + UN BOURGEOIS, dont la perruque s'envole au bout d'une ficelle, pêchée par un page de la galerie supérieure. + Ma perruque ! + + + CRIS DE JOIE. + Il est chauve ! ... + Bravo, les pages ! .. Ha ! Ha ! Ha ! ... + + + LE BOURGEOIS, furieux, montrant le poing. + Petit gredin ! + + + RIRES ET CRIS, qui commencent très fort et vont décroissant. + Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! + Silence complet. + + + LE BRET, étonné. + Ce silence soudain ? ... + Un spectateur lui parle bas. + Ah ? ... + + + LE SPECTATEUR. + La chose me vient d'être certifiée. + + + MURMURES, qui courent. + Chut ! - Il paraît ? ... - Non ! ... - Si ! - Dans la loge grillée. + - Le Cardinal ! - Le Cardinal ? - Le Cardinal ! + + + UN PAGE. + Ah ! Diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal ! ... + On frappe sur la scène. Tout le monde s'immobilise. Attente. + + + LA VOIX D'UN MARQUIS, dans le silence, derrière le rideau. + Mouchez cette chandelle ! + + + UN AUTRE MARQUIS, passant la tête par la fente du rideau. + Une chaise ! + Une chaise est passée, de main en main, au-dessus des têtes. Le marquis la prend et disparaît, non sans avoir envoyé quelques baisers aux loges. + + + UN SPECTATEUR. + Silence ! + On refrappe les trois coups. Le rideau s'ouvre. Tableau. Les marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes. Toile de fond représentant un décor bleuâtre de pastorale. Quatre petits lustres de cristal éclairent la scène. Les violons jouent doucement. + + + LE BRET, à Ragueneau, bas. + Montfleury entre en scène ? + + + RAGUENEAU, bas aussi. + Oui, c'est lui qui commence. + + + LE BRET. + Cyrano n'est pas là. + + + RAGUENEAU. + J'ai perdu mon pari. + + + LE BRET. + Tant mieux ! Tant mieux ! + On entend un air de musette, et Montfleury paraît en scène, énorme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau garni de roses penché sur l'oreille, et soufflant dans une cornemuse enrubannée. + + + LE PARTERRE, applaudissant. + Bravo, Montfleury ! Montfleury ! + + + MONTFLEURY, après avoir salué, jouant le rôle de Phédon. + Premiers vers de La Clorise de Balthasar Baro (1634). + « Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire, + Se prescrit à soi-même un exil volontaire, + Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur les bois... » + + + UNE VOIX, au milieu du parterre. + Coquin, ne t'ai-je pas interdit pour un mois ? + Stupeur. Tout le monde se retourne. Murmures. + + + VOIX DIVERSES. + Hein ? - Quoi ? - Qu'est-ce ? ... + On se lève dans les loges, pour voir. + + + CUIGY. + C'est lui ! + + + LE BRET, terrifié. + Cyrano ! + + + LA VOIX. + Roi des pitres, + Hors de scène à l'instant ! + + + TOUTE LA SALLE, indignée. + Oh ! + + + MONTFLEURY. + Mais... + + + LA VOIX. + Récalcitrer : Fig. Résister avec opiniâtreté. Terme peu usité. [L] + Tu récalcitres ? + + + VOIX DIVERSES, du parterre, des loges. + Chut ! - Assez ! - Montfleury, jouez ! - Ne craignez rien ! ... + + + MONTFLEURY, d'une voix mal assurée. + « Heureux qui loin des cours dans un lieu sol... » + + + LA VOIX, plus menaçante. + Eh bien ? + Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles, + Une plantation de bois sur vos épaules ? + Une canne au bout d'un bras jaillit au-dessus des têtes. + + + MONTFLEURY, d'une voix de plus en plus faible. + « Heureux qui... » + La canne s'agite. + + + LA VOIX. + Sortez ! + + + LE PARTERRE. + Oh ! + + + MONTFLEURY, s'étranglant. + « Heureux qui loin des cours... » + + + CYRANO, surgissant du parterre, debout sur une chaise, les bras croisés, le feutre en bataille, la moustache hérissée, le nez terrible. + Ah ! Je vais me fâcher ! ... + Sensation à sa vue. + +
+
+ SCÈNE IV. Les mêmes, Cyrano, puis Bellerose, Jodelet. + + MONTFLEURY, aux marquis. + Venez à mon secours, + Messieurs ! + + + UN MARQUIS, nonchalamment. + Mais jouez donc ! + + + CYRANO. + Gros homme, si tu joues + Je vais être obligé de te fesser les joues ! + + + LE MARQUIS. + Assez ! + + + CYRANO. + Que les marquis se taisent sur leurs bancs, + Ou bien je fais tâter ma canne à leurs rubans ! + + + TOUS LES MARQUIS, debout. + C'en est trop !... Montfleury... + + + CYRANO. + Que Montfleury s'en aille, + Ou bien je l'essorille et le désentripaille ! + + + UNE VOIX. + Mais... + + + CYRANO. + Qu'il sorte ! + + + UNE AUTRE VOIX. + Pourtant... + + + CYRANO. + Ce n'est pas encor fait ? + Avec le geste de retrousser ses manches. + Bon ! Je vais sur la scène, en guise de buffet, + Découper cette mortadelle_d_Italie ! + + + MONTFLEURY, rassemblant toute sa dignité. + Thalie : muse de le Comédie. + En m'insultant, Monsieur, vous insultez Thalie ! + + + CYRANO, très poli. + Si cette Muse, à qui, Monsieur, vous n'êtes rien, + Avait l'honneur de vous connaître, croyez bien + Qu'en vous voyant si gros et bête comme une urne, + Elle vous flanquerait quelque part son cothurne. + + + LE PARTERRE. + Montfleury ! Montfleury ! - La pièce de Baro ! - + + + CYRANO, à ceux qui crient autour de lui. + Je vous en prie, ayez pitié de mon fourreau : + Si vous continuez, il va rendre sa lame ! + Le cercle s'élargit. + + + LA FOULE, reculant. + Hé ! La !... + + + CYRANO, à Montfleury. + Sortez de scène ! + + + LA FOULE, se rapprochant et grondant. + Oh ! Oh ! + + + CYRANO, se retournant vivement. + Quelqu'un réclame ? + Nouveau recul. + + + UNE VOIX, chantant au fond. + Monsieur de Cyrano + Vraiment nous tyrannise, + Malgré ce tyranneau + On jouera la Clorise. + + + TOUTE LA SALLE, chantant. + La_Clorise, la_Clorise ! ... + + + CYRANO. + Si j'entends une fois encor cette chanson, + Je vous assomme tous. + + + UN BOURGEOIS. + Vous n'êtes pas Samson ! + + + CYRANO. + Voulez-vous me prêter, Monsieur, votre mâchoire ? + + + UNE DAME, dans les loges. + C'est inouï ! + + + UN SEIGNEUR. + C'est scandaleux ! + + + UN BOURGEOIS. + C'est vexatoire ! + + + UN PAGE. + Ce qu'on s'amuse ! + + + LE PARTERRE. + Kss ! - Montfleury ! - Cyrano ! + + + CYRANO. + Silence ! + + + LE PARTERRE, en délire. + Hi_han ! Bêê ! Ouah, ouah ! Cocorico ! + + + CYRANO. + Je vous... + + + UN PAGE. + Miâou ! + + + CYRANO. + Je vous ordonne de vous taire ! + Et j'adresse un défi collectif au parterre ! + - J'inscris les noms ! - Approchez-vous, jeunes héros ! + Chacun son tour ! Je vais donner des numéros ! - + Allons, quel est celui qui veut ouvrir la liste ? + Vous, Monsieur ? Non ! Vous ? Non ! Le premier duelliste, Je l'expédie avec les honneurs qu'on lui doit ! + - Que tous ceux qui veulent mourir lèvent le doigt. + Silence. + La pudeur vous défend de voir ma lame nue ? + Pas un nom ? - Pas un doigt ? - C'est bien. Je continue. + Se retournant vers la scène où Montfleury attend avec angoisse. + Donc, je désire voir le théâtre guéri + De cette fluxion. Sinon... + La main à son épée. + Le bistouri ! + + + MONTFLEURY. + Je... + + + CYRANO, descend de sa chaise, s'assied au milieu du rond qui s'est formé, s'installe comme chez lui. + Mes mains vont frapper trois claques, pleine lune ! + Vous vous éclipserez à la troisième. + + + LE PARTERRE, amusé. + Ah ?... + + + CYRANO, frappant dans ses mains. + Une ! + + + MONTFLEURY. + Je... + + + UNE VOIX, des loges. + Restez ! + + + LE PARTERRE. + Restera... restera pas... + + + MONTFLEURY. + Je crois, + Messieurs... + + + CYRANO. + Deux ! + + + MONTFLEURY. + Je suis sûr qu'il vaudrait mieux que... + + + CYRANO. + Trois ! + Montfleury disparaît comme dans une trappe. Tempête de rires, et sifflets de huées. + + + LA SALLE. + Hu ! ... hu ! ... Lâche ! ... Reviens ! ... + + + CYRANO, épanoui, se renverse sur sa chaise et croise ses jambes. + Qu'il revienne, s'il ose ! + + + UN BOURGEOIS. + L'orateur de la troupe ! + Bellerose s'avance et salue. + + + LES LOGES. + Pierre Le Messier, dit Bellerose (1592-1670) : Comédien de l'Hôtel de Bourgogne. + Ah !... Voilà Bellerose ! + + + BELLEROSE, avec élégance. + Nobles seigneurs... + + + LE PARTERRE. + Non ! Non ! Jodelet ! + + + JODELET, s'avance, et, nasillard. + Tas_de_veaux ! + + + LE PARTERRE. + Ah ! Ah ! Bravo ! Très bien ! Bravo ! + + + JODELET. + Pas de bravos ! + Le gros tragédien dont vous aimez le ventre + S'est senti... + + + LE PARTERRE. + C'est un lâche ! + + + JODELET. + Il dut sortir ! + + + LE PARTERRE. + Qu'il rentre ! + + + LES UNS. + Non ! + + + LES AUTRES. + Si ! + + + UN JEUNE HOMME, à Cyrano. + Mais à la fin, monsieur, quelle raison + Avez-vous de haïr Montfleury ? + + + CYRANO, gracieux, toujours assis. + Jeune oison, + J'ai deux raisons, dont chaque est suffisante seule. + Primo : c'est un acteur déplorable, qui gueule, + Et qui soulève avec des han ! De porteur d'eau, + Le vers qu'il faut laisser s'envoler ! - Secundo : + Est mon secret... + + + LE VIEUX BOURGEOIS, derrière lui. + Mais vous nous privez sans scrupule + De la Clorise ! Je m'entête... + + + CYRANO, tournant sa chaise vers le bourgeois, respectueusement. + Vieille mule, + Les vers du vieux Baro valant moins que zéro, + J'interromps sans remords ! + + + LES PRÉCIEUSES, dans les loges. + Ha ! - Ho ! - Notre Baro ! + Ma chère ! - Peut-on dire ? ... Ah ! Dieu ! ... + + + CYRANO, tournant sa chaise vers les loges, galant. + Belles personnes, + Échansonne : féminin de échanson, Officier dont les fonctions consistent à servir à boire aux rois et aux princes. + Rayonnez, fleurissez, soyez des échansonnes + De rêve, d'un sourire enchantez un trépas, + Inspirez-nous des vers... mais ne les jugez pas ! + + + BELLEROSE. + Et l'argent qu'il va falloir rendre ! + + + CYRANO, tournant sa chaise vers la scène. + Bellerose, Vous avez dit la seule intelligente chose ! + Thepsis d'Icare (VIème avec JC) : Inventeur de la tragégie dans la Grece antique. + Au manteau de Thespis je ne fais pas de trous + Il se lève, et lançant un sac sur la scène. + Attrapez cette bourse au vol, et taisez-vous ! + + + LA SALLE, éblouie. + Ah ! ... Oh ! ... + + + JODELET, ramassant prestement la bourse et la soupesant. + À ce prix-là, monsieur, je t'autorise + À venir chaque jour empêcher la Clorise ! ... + + + LA SALLE. + Hu !... Hu !... + + + JODELET. + Dussions-nous même ensemble être hués ! ... + + + BELLEROSE. + Il faut évacuer la salle !... + + + JODELET. + Évacuez ! ... + On commence à sortir, pendant que Cyrano regarde d'un air satisfait. Mais la foule s'arrête bientôt en entendant la scène suivante, et la sortie cesse. Les femmes qui, dans les loges, étaient déjà debout, leur manteau remis, s'arrêtent pour écouter, et finissent par se rasseoir. + + + LE BRET, à Cyrano. + C'est fou ! ... + + + UN FÂCHEUX, qui s'est approché de Cyrano. + Le comédien Montfleury ! Quel scandale ! + Louis-Charles de Nogaret de Foix (1627-1658) : colonel-général de l'infanterie. Séducteur, ami de Saint-Evremont et du Chevalier de Vieuville. + Mais il est protégé par le duc_de_Candale ! + Avez-vous un patron ? + + + CYRANO. + Non ! + + + LE FÂCHEUX. + Vous n'avez pas ? ... + + + CYRANO. + Non ! + + + LE FÂCHEUX. + Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom ? ... + + + CYRANO, agacé. + Trisser : Faire dire trois fois un morceau de vers, de musique. [L] + Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse ? + Non, pas de protecteur... + La main à son épée. + mais une protectrice ! + + + LE FÂCHEUX. + Mais vous allez quitter la ville ? + + + CYRANO. + C'est selon. + + + LE FÂCHEUX. + Mais le duc_de_Candale a le bras long ! + + + CYRANO. + Moins long + Que n'est le mien... + Montrant son épée. + Quand je lui mets cette rallonge ! + + + LE FÂCHEUX. + Mais vous ne songez pas à prétendre... + + + CYRANO. + J'y songe. + + + LE FÂCHEUX. + Mais... + + + CYRANO. + Tournez les talons, maintenant. + + + LE FÂCHEUX. + Mais... + + + CYRANO. + Tournez ! + - Ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez. + + + LE FÂCHEUX, ahuri. + Je... + + + CYRANO, marchant sur lui. + Qu'a-t-il d'étonnant ? + + + LE FÂCHEUX, reculant. + Votre Grâce se trompe... + + + CYRANO. + Est-il mol et ballant, Monsieur, comme une trompe ? ... + + + LE FÂCHEUX, même jeu. + Je n'ai pas... + + + CYRANO. + Ou crochu comme un bec de hibou ? + + + LE FÂCHEUX. + Je... + + + CYRANO. + Y distingue-t-on une verrue au bout ? + + + LE FÂCHEUX. + Mais... + + + CYRANO. + Ou si quelque mouche, à pas lents, s'y promène ? + Qu'a-t-il d'hétéroclite ? + + + LE FÂCHEUX. + Oh ! ... + + + CYRANO. + Est-ce un phénomène ? + + + LE FÂCHEUX. + Mais d'y porter les yeux, j'avais su me garder ! + + + CYRANO. + Et pourquoi, s'il vous plaît, ne pas le regarder ? + + + LE FÂCHEUX. + J'avais... + + + CYRANO. + Il vous dégoûte alors ? + + + LE FÂCHEUX. + Monsieur... + + + CYRANO. + Malsaine + Vous semble sa couleur ? + + + LE FÂCHEUX. + Monsieur ! + + + CYRANO. + Sa forme, obscène ? + + + LE FÂCHEUX. + Mais du tout ! ... + + + CYRANO. + Pourquoi donc prendre un air dénigrant ? + - Peut-être que Monsieur le trouve un peu trop grand ? + + + LE FÂCHEUX, balbutiant. + Je le trouve petit, tout petit, minuscule ! + + + CYRANO. + Hein ? Comment ? M'accuser d'un pareil ridicule ? + Petit, mon nez ? Holà ! + + + LE FÂCHEUX. + Ciel ! + + + CYRANO. + Énorme, mon nez ! + - Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez + Que je m'enorgueillis d'un pareil appendice, + Attendu qu'un grand nez est proprement l'indice + D'un homme affable, bon, courtois, spirituel, + Libéral, courageux, tel que je suis, et tel + Qu'il vous est interdit à jamais de vous croire, + Déplorable maraud ! Car la face sans gloire + Que va chercher ma main en haut de votre col, + Est aussi dénuée... + Il le soufflette. + + + LE FÂCHEUX. + Aï[e] ! + + + CYRANO. + De fierté, d'envol, + De lyrisme, de pittoresque, d'étincelle, + De somptuosité, de Nez enfin, que celle... + Il le retourne par les épaules, joignant le geste à la parole. + Que va chercher ma botte au bas de votre dos ! + + + LE FÂCHEUX, se sauvant. + Au secours ! À la garde ! + + + CYRANO. + Avis donc aux badauds + Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage, + Et si le plaisantin est noble, mon usage + Est de lui mettre, avant de le laisser s'enfuir, + Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir ! + + + DE GUICHE, qui est descendu de la scène, avec les marquis. + Mais à la fin il nous ennuie ! + + + LE VICOMTE DE VALVERT, haussant les épaules. + Il fanfaronne ! + + + DE GUICHE. + Personne ne va donc lui répondre ? ... + + + LE VICOMTE. + Personne ? + Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits ! ... + Il s'avance vers Cyrano qui l'observe, et se campant devant lui d'un air fat. + Vous.... vous avez un nez... heu... un nez... très grand. + + + CYRANO, gravement. + Très. + + + LE VICOMTE, riant. + Ha ! + + + CYRANO, imperturbable. + C'est tout ? ... + + + LE VICOMTE. + Mais... + + + CYRANO. + Ah ! Non ! C'est un peu court, jeune homme ! + On pouvait dire... Oh ! Dieu ! ... bien des choses en somme... + En variant le ton, - par exemple, tenez : + Agressif : « Moi, monsieur, si j'avais un tel nez, + Il faudrait sur-le-champ que je me l'amputasse ! » + Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse + Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! » + Descriptif : « C'est un roc ! ... c'est un pic ! ... c'est un cap ! + Que dis-je, c'est un cap ? ... C'est une péninsule ! » + Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ? + D'écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? » + Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux + Que paternellement vous vous préoccupâtes + De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? » + Pétuner : Vx ou p. plaisant. Fumer. [CNRTL] + Truculent : « Ça, monsieur, lorsque vous pétunez, + La vapeur du tabac vous sort-elle du nez + Sans qu'un voisin ne crie au feu de cheminée ? » + Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée + Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! » + Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol + De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! » + Pédant : « L'animal seul, monsieur, qu'Aristophane + Appelle Hippocampéléphantocamélos + Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d'os ! » + Cavalier : « Quoi, l'ami, ce croc est à la mode ? + Pour pendre son chapeau, c'est vraiment très commode ! » + Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral, + T'enrhumer tout entier, excepté le mistral ! » + Dramatique : « C'est la Mer Rouge quand il saigne ! » + Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! » + Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? » + Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? » + Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu'on vous salue, + Pignon sur rue : Avoir pignon sur rue, posséder une maison dans une ville et sur la rue, parce que, autrefois, c'était le pignon qui, comme aujourd'hui dans les églises, faisait la façade de la maison ; et fig. avoir à soi une maison d'un bon rapport. [L] + C'est là ce qui s'appelle avoir_pignon_sur_rue ! » + Campagnard : « Hé, ardé ! C'est-y un nez ? Nanain ! + C'est queuqu'navet géant ou ben queuqu'melon nain ! » + Militaire : « Pointez contre cavalerie ! » + Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ? + Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! » + Enfin parodiant Pyrame en un sanglot : + « Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître + A détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître ! » + - Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit + Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit + Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres, + Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres + Vous n'avez que les trois qui forment le mot : sot ! + Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut + Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries, + Me servir toutes ces folles plaisanteries, + Que vous n'en eussiez pas articulé le quart + De la moitié du commencement d'une, car + Je me les sers moi-même, avec assez de verve, + Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve. + + + DE GUICHE, voulant emmener le Vicomte pétrifié. + Vicomte, laissez donc ! + + + LE VICOMTE, suffoqué. + Ces grands airs arrogants ! + Un hobereau qui... qui... n'a même pas de gants ! + Ganse : Cordonnet de coton, de soie, d'or, d'argent, etc. qui sert ordinairement à attacher un bouton. [L] + Boufette : Petite houppe ; noeuds de rubans. [L] + Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses ! + + + CYRANO. + Moi, c'est moralement que j'ai mes élégances. + Je ne m'attife pas ainsi qu'un freluquet, + Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ; + Je ne sortirais pas avec, par négligence, + Un affront pas très bien lavé, la conscience + Jaune encore de sommeil dans le coin de son oeil, + Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil. + Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise, + Empanaché d'indépendance et de franchise ; + Ce n'est pas une taille avantageuse, c'est + Mon âme que je cambre ainsi qu'en un corset, + Et tout couvert d'exploits qu'en rubans je m'attache, + Retroussant mon esprit ainsi qu'une moustache, + Je fais, en traversant les groupes et les ronds, + Sonner les vérités comme des éperons. + + + LE VICOMTE. + Mais, monsieur... + + + CYRANO. + Je n'ai pas de gants ? ... La belle affaire ! + Il m'en restait un seul d'une très vieille paire ! + - Lequel m'était d'ailleurs encor fort importun + Je l'ai laissé dans la figure de quelqu'un. + + + LE VICOMTE. + Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule. + + + CYRANO, ôtant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se présenter. + Ah ? ... Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule + De Bergerac. + Rires. + + + LE VICOMTE, exaspéré. + Bouffon ! + + + CYRANO, poussant un cri comme lorsqu'on est saisi d'une crampe. + Ay ! ... + + + LE VICOMTE, qui remontait, se retournant. + Qu'est-ce encor qu'il dit ? + + + CYRANO, avec des grimaces de douleur. + Il faut la remuer car elle s'engourdit... + - Ce que c'est que de la laisser inoccupée ! - + Ay ! ... + + + LE VICOMTE. + Qu'avez-vous ? + + + CYRANO. + J'ai des fourmis dans mon épée ! + + + LE VICOMTE, tirant la sienne. + Soit ! + + + CYRANO. + Je vais vous donner un petit coup charmant. + + + LE VICOMTE, méprisant. + Poète !... + + + CYRANO. + Oui, Monsieur, poète ! Et tellement, + Qu'en ferraillant je vais - hop ! - à_l_improvisade, + Vous composer une ballade. + + + LE VICOMTE. + Une ballade ? + + + CYRANO. + Vous ne vous doutez pas de ce que c'est, je crois ? + + + LE VICOMTE. + Mais... + + + CYRANO, récitant comme une leçon. + La ballade, donc, se compose de trois + Couplets de huit vers... + + + LE VICOMTE, piétinant. + Oh ! + + + CYRANO, continuant. + Et d'un envoi de quatre... + + + LE VICOMTE. + Vous... + + + CYRANO. + Je vais tout ensemble en faire une et me battre, + Et vous toucher, Monsieur, au dernier vers. + + + LE VICOMTE. + Non ! + + + CYRANO. + Non ? + Déclamant. + « Ballade du duel qu'en l'hôtel bourguignon + Monsieur de Bergerac eut avec un bélître ! » + + + LE VICOMTE. + Qu'est-ce que c'est que ça, s'il vous plaît ? + + + CYRANO. + C'est le titre. + + + LA SALLE, surexcitée au plus haut point. + Place ! - Très amusant ! - Rangez-vous ! - Pas de bruits ! + Tableau. Cercle de curieux au parterre, les marquis et les officiers mêlés aux bourgeois et aux gens du peuple ; les pages grimpés sur des épaules pour mieux voir. Toutes les femmes debout dans les loges. À droite, De Guiche et ses gentilshommes. À gauche, Le Bret, Ragueneau, Cuigy, etc. + + + CYRANO, fermant une seconde les yeux. + Attendez ! ... je choisis mes rimes... Là, j'y suis. + Il fait ce qu'il dit, à mesure. + Je jette avec grâce mon feutre, je fais lentement l'abandon + Du grand manteau qui me calfeutre, Et je tire mon espadon, + Céladon : Familièrement et ordinairement avec ironie, amant délicat et langoureux. [L] + Élégant comme Céladon, Agile comme Scaramouche, + Myrmidon : Fig. et par raillerie, un jeune homme de petite taille. + Je vous préviens, cher Myrmidon, + Qu'à la fin de l'envoi, je touche ! + Premiers engagements de fer. + Vous auriez bien dû rester neutre ; + Où vais-je vous larder, dindon ? ... + Maheutre : Vieux mot signifiant une espèce de manche qui couvrait le bras de l'épaule au coude. [L] + Dans le flanc, sous votre maheutre ? ... + Au coeur, sous votre bleu cordon ? ... + - Les coquilles tintent, ding-don ! + Ma pointe voltige : une mouche ! + Bedon : Familièrement, gros bedon, un homme au ventre rebondi. [L] + Décidément... c'est au bedon, + Qu'à la fin de l'envoi, je touche. + Il me manque une rime en eutre... + Vous rompez, plus blanc qu'amidon ? + C'est pour me fournir le mot pleutre ! + - Tac ! Je pare la pointe dont + Vous espériez me faire don : - + J'ouvre la ligne,- je la bouche... + Tiens bien ta broche, Laridon ! + À la fin de l'envoi, je touche. + Il annonce solennellement : + + + ENVOI. + + + Prince, demande à Dieu pardon ! + Je quarte du pied, j'escarmouche, Je coupe, je feinte... + Se fendant. + Hé ! Là donc + Le vicomte chancelle ; Cyrano salue. + À la fin de l'envoi, je touche. + Acclamations. Applaudissements dans les loges. Des fleurs et des mouchoirs tombent. Les officiers entourent et félicitent Cyrano. Ragueneau danse d'enthousiasme. Le Bret est heureux et navré. Les amis du vicomte le soutiennent et l'emmènent. + + + LA FOULE, en un long cri. + Ah ! ... + + + UN CHEVAU-LÉGER. + Superbe ! + + + UNE FEMME. + Joli ! + + + RAGUENEAU. + Pharamineux ! + + + UN MARQUIS. + Nouveau ! ... + + + LE BRET. + Insensé ! + Bousculade autour de Cyrano. On entend. + ... Compliments... félicite... bravo... + + + VOIX DE FEMME. + C'est un héros !... + + + UN MOUSQUETAIRE, s'avançant vivement vers Cyrano, la main tendue. + Monsieur, voulez-vous me permettre ? ... + C'est tout à fait très bien, et je crois m'y connaître ; + J'ai du reste exprimé ma joie en trépignant ! ... + Il s'éloigne. + + + CYRANO, à Cuigy. + Comment s'appelle donc ce monsieur ? + + + CUIGY. + D_Artagnan. + + + LE BRET, à Cyrano, lui prenant le bras. + Ça, causons ! ... + + + CYRANO. + Laisse un peu sortir cette cohue... + À Bellerose. + Je peux rester ? + + + BELLEROSE, respectueusement. + Mais oui ! ... + On entend des cris au dehors. + + + JODELET, qui a regardé. + C'est Montfleury qu'on hue ! + + + BELLEROSE, solennellement. + Sic transit !... + Changeant de ton, au portier et au moucheur de chandelles. + Balayez. Fermez. N'éteignez pas. + Nous allons revenir après notre repas, + Répéter pour demain une nouvelle farce. + Jodelet et Bellerose sortent, après de grands saluts à Cyrano. + + + LE PORTIER, à Cyrano. + Vous ne dînez donc pas ? + + + CYRANO. + Moi ? ... Non. + Le portier se retire. + + + LE BRET, à Cyrano. + Parce_que ? + + + CYRANO, fièrement. + Parce... + Changeant de ton, en voyant que le portier est loin. + Que je n'ai pas d'argent ! ... + + + LE BRET, faisant le geste de lancer un sac. + Comment ! Le sac d'écus ? ... + + + CYRANO. + Pension paternelle, en un jour, tu vécus ! + + + LE BRET. + Pour vivre tout un mois, alors ? ... + + + CYRANO. + Rien ne me reste. + + + LE BRET. + Jeter ce sac, quelle sottise ! + + + CYRANO. + Mais quel geste ! ... + + + LA DISTRIBUTRICE, toussant derrière son petit comptoir. + Hum ! ... + Cyrano et le Bret se retournent. Elle s'avance intimidée. + Monsieur... Vous savoir jeûner... le coeur me fend... + Montrant le buffet. + J'ai là tout ce qu'il faut... + Avec élan. + Prenez ! + + + CYRANO, se découvrant. + Ma chère enfant, + Encor que mon orgueil de Gascon m'interdise + D'accepter de vos doigts la moindre friandise, + J'ai trop peur qu'un refus ne vous soit un chagrin, + Et j'accepterais donc... + Il va au buffet et choisit. + Oh ! Peu de chose ! - Un grain + De ce raisin... + Elle veut lui donner la grappe, il cueille un grain. + Un seul ! ... Ce verre d'eau... + Elle veut y verser du vin, il l'arrête. + Limpide ! + - Et la moitié d'un macaron ! + Il rend l'autre moitié. + + + LE BRET. + Mais c'est stupide ! + + + LA DISTRIBUTRICE. + Oh ! Quelque chose encor ! + + + CYRANO. + Oui. La main à baiser. + Il baise, comme la main d'une princesse, la main qu'elle lui tend. + + + LA DISTRIBUTRICE. + Merci, Monsieur. + Révérence. + Bonsoir. + Elle sort. + +
+
+ SCÈNE V. Cyrano, Le Bret, puis Le Portier. + + CYRANO, à Le Bret. + Je t'écoute causer. + Il s'installe devant le buffet et rangeant devant lui le macaron. + Dîner ! ... + ... le verre d'eau. + Boisson ! ... + ... le grain de raisin. + Dessert ! ... + Il s'assied. + Là, je me mets à table ! + - Ah ! ... j'avais une faim, mon cher, épouvantable ! + Mangeant. + - Tu disais ? + + + LE BRET. + Que ces fats aux grands airs belliqueux + Te fausseront l'esprit si tu n'écoutes qu'eux ! ... + Va consulter des gens de bon sens, et t'informe + Alagarade : Vive sortie contre quelqu'un, insulte brusque, inattendue. [L] + De l'effet qu'a produit ton algarade. + + + CYRANO, achevant son macaron. + Énorme. + + + LE BRET. + Le Cardinal... + + + CYRANO, s'épanouissant. + Il était là, le Cardinal ? + + + LE BRET. + A dû trouver cela... + + + CYRANO. + Mais très original. + + + LE BRET. + Pourtant... + + + CYRANO. + C'est un auteur. Il ne peut lui déplaire + Que l'on vienne troubler la pièce d'un confrère. + + + LE BRET. + Tu te mets sur les bras, vraiment, trop d'ennemis ! + + + CYRANO, attaquant son grain de raisin. + Combien puis-je, à peu près, ce soir, m'en être mis ? + + + LE BRET. + Quarante-huit. Sans compter les femmes. + + + CYRANO. + Voyons, compte ! + + + LE BRET. + Montfleury, le bourgeois, De_Guiche, le vicomte, + Baro, l'Académie... + + + CYRANO. + Assez ! Tu me ravis ! + + + LE BRET. + Mais où te mènera la façon dont tu vis ? + Quel système est le tien ? + + + CYRANO. + J'errais dans un méandre ; + J'avais trop de partis, trop compliqués, à prendre ; + J'ai pris... + + + LE BRET. + Lequel ? + + + CYRANO. + Mais le plus simple, de beaucoup. + J'ai décidé d'être admirable, en tout, pour tout ! + + + LE BRET, haussant les épaules. + Soit ! - Mais enfin, à moi, le motif de ta haine + Pour Montfleury, le vrai, dis-le-moi ! + + + CYRANO, se levant. + Silène : Demi-dieu, fils de Pan et d'une nymphe, père nourricier et compagnon de Bacchus. Les satyres et Silène. [L] + Ce Silène, + Si ventru que son doigt n'atteint pas son nombril, + Pour les femmes encor se croit un doux péril, + Et leur fait, cependant qu'en jouant il bredouille, + Des yeux de carpes avec ses gros yeux de grenouilles ! ... + Et je le hais depuis qu'il se permit, un soir, + De poser son regard, sur celle... Oh ! J'ai cru voir + Glisser sur une fleur une longue limace ! + + + LE BRET, stupéfait. + Hein ? Comment ? Serait-il possible ? ... + + + CYRANO, avec un rire amer. + Que j'aimasse ? ... + Changement de ton et gravement. + J'aime. + + + LE BRET. + Et peut-on savoir ? Tu ne m'as jamais dit ? ... + + + CYRANO. + Qui j'aime ? ... Réfléchis, voyons. Il m'interdit + Le rêve d'être aimé même par une laide, + Ce nez qui d'un quart d'heure en tous lieux me précède ; + Alors moi, j'aime qui ? ... Mais cela va de soi ! + J'aime - mais c'est forcé ! - la plus belle qui soit ! + + + LE BRET. + La plus belle ? ... + + + CYRANO. + Tout simplement, qui soit au monde ! + La plus brillante, la plus fine, + Avec accablement. + La plus blonde ! + + + LE BRET. + Eh, mon Dieu, quelle est donc cette femme ? ... + + + CYRANO. + Un danger + Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer. + Un piège de nature, une rose muscade + Dans laquelle l'amour se tient en embuscade ! + Qui connaît son sourire a connu le parfait. + Elle fait de la grâce avec rien, elle fait + Tenir tout le divin dans un geste quelconque, + Et tu ne saurais pas, Vénus, monter en conque, + Ni toi, Diane, marcher dans les grands bois fleuris, + Comme elle monte en chaise et marche dans Paris !... + + + LE BRET. + Sapristi ! Je comprends. C'est clair ! + + + CYRANO. + C'est diaphane. + + + LE BRET. + Magdeleine_Robin, ta cousine ! + + + CYRANO. + Oui, - Roxane. + + + LE BRET. + Eh bien ! Mais c'est au mieux ! Tu l'aimes ? Dis-le-lui ! + Tu t'es couvert de gloire à ses yeux aujourd'hui ! + + + CYRANO. + Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance + Pourrait bien me laisser cette protubérance ! + Oh ! Je ne me fais pas d'illusion ! - Parbleu, + Oui, quelquefois, je m'attendris, dans le soir bleu ; + J'entre en quelque jardin où l'heure se parfume ; + Avec mon pauvre grand diable de nez je hume + L'avril ; je suis des yeux, sous un rayon d'argent, + Au bras d'un cavalier, quelque femme, en songeant + Que pour marcher, à petits pas, dans de la lune, + Aussi moi j'aimerais au bras en avoir une, + Je m'exalte, j'oublie... et j'aperçois soudain + L'ombre de mon profil sur le mur du jardin ! + + + LE BRET, ému. + Mon ami !... + + + CYRANO. + Mon ami, j'ai de mauvaises heures ! + De me sentir si laid, parfois, tout seul... + + + LE BRET, vivement, lui prenant la main. + Tu pleures ? + + + CYRANO. + Ah ! Non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid, + Si le long de ce nez une larme coulait ! + Je ne laisserai pas, tant que j'en serai maître, + La divine beauté des larmes se commettre + Avec tant de laideur grossière !... Vois-tu bien, + Les larmes, il n'est rien de plus sublime, rien, + Et je ne voudrais pas qu'excitant la risée, + Une seule, par moi, fût ridiculisée !... + + + LE BRET. + Va, ne t'attriste pas ! L'amour n'est que hasard ! + + + CYRANO, secouant la tête. + Non ! J'aime Cléopâtre : ai-je l'air d'un César ? + + J'adore Bérénice : ai-je l'aspect d'un Tite ? + + + LE BRET. + Mais ton courage ! Ton esprit ! - Cette petite + Qui t'offrait là, tantôt, ce modeste repas, + Ses yeux, tu l'as bien vu, ne te détestaient pas ! + + + CYRANO, saisi. + C'est vrai ! + + + LE BRET. + Hé, bien ! Alors ?... Mais, Roxane, elle-même, + Toute blême a suivi ton duel !... + + + CYRANO. + Toute blême ? + + + LE BRET. + Son coeur et son esprit déjà sont étonnés ! + Ose, et lui parle, afin... + + + CYRANO. + Qu'elle me rie au nez ? + Non ! - C'est la seule chose au monde que je craigne ! + + + LE PORTIER, introduisant quelqu'un à Cyrano. + Monsieur, on vous demande... + + + CYRANO, voyant la Duègne. + Ah ! Mon Dieu ! Sa Duègne ! + +
+
+ SCÈNE VI. Cyrano, Le Bret, La Duègne. + + LA DUÈGNE, avec un grand salut. + De son vaillant cousin on désire savoir + Où l'on peut, en secret, le voir. + + + CYRANO, bouleversé. + Me voir ? + + + LA DUÈGNE, avec une révérence. + Vous voir. + - On a des choses à vous dire. + + + CYRANO. + Des ?... + + + LA DUÈGNE, nouvelle révérence. + Des choses ! + + + CYRANO, chancelant. + Ah ! Mon Dieu ! + + + LA DUÈGNE. + L'on ira, demain, aux primes roses + Eglise Saint-Roch : église parisienne située eu 296 rue Saint-Honoré dans le 1er arrondissement. + D'aurore, - ouïr la messe à Saint-Roch. + + + CYRANO, se soutenant sur Le Bret. + Ah ! Mon_Dieu ! + + + LA DUÈGNE. + En sortant, où peut-on entrer, causer un peu ? + + + CYRANO, affolé. + Où ?... Je... Ah ! Mon Dieu !... + + + LA DUÈGNE. + Dites vite. + + + CYRANO. + Je cherche !... + + + LA DUÈGNE. + Où ?... + + + CYRANO. + Chez... chez... Ragueneau... le pâtissier... + + + LA DUÈGNE. + Il perche ? + + + CYRANO. + Dans la rue - Ah ! Mon Dieu, mon Dieu ! - Saint-Honoré !... + + + LA DUÈGNE, remontant. + On ira. Soyez-y. Sept heures. + + + CYRANO. + J'y serai. + La Duègne sort. + +
+
+ SCÈNE VII. Cyrano, Le Bret puis les Comédiens, les Comédiennes, Cuigy, Brissaille, Lignière, Le Portier, Les Violons. + + CYRANO, tombant dans les bras de Le Bret. + Moi !... D'elle !... Un rendez-vous !... + + + LE BRET. + Eh bien ! Tu n'es plus triste ? + + + CYRANO. + Ah ! Pour quoi que ce soit, elle sait que j'existe ! + + + LE BRET. + Maintenant, tu vas être calme ? + + + CYRANO, hors de lui. + Maintenant... + Mais je vais être frénétique et fulminant ! + Déconfire : Défaire complètement l'ennemi. [L] + Il me faut une armée entière à déconfire ! + J'ai dix coeurs ; j'ai vingt bras ; il ne peut me suffire + De pourfendre des nains... + Il crie à tue-tête. + Il me faut des géants ! + Depuis un moment, sur la scène, au fond, des ombres de comédiens et de comédiennes s'agitent, chuchotent : on commence à répéter. Les violons ont repris leur place. + + + UNE VOIX, de la scène. + Hé ! Pst ! Là-bas ! Silence ! On répète céans ! + + + CYRANO, riant. + Nous partons ! + Il remonte ; par la grande porte du fond ; entrent Cuigy, Brissaille, plusieurs officiers, qui soutiennent Lignière complètement ivre. + + + CUIGY. + Cyrano ! + + + CYRANO. + Qu'est-ce ? + + + CUIGY. + Une énorme grive + Qu'on t'apporte ! + + + CYRANO, le reconnaissant. + Lignière !... hé, qu'est-ce qui t'arrive ? + + + CUIGY. + Il te cherche ! + + + BRISSAILLE. + Il ne peut rentrer chez lui ! + + + CYRANO. + Pourquoi ? + + + LIGNIÈRE, d'une voix pâteuse, lui montrant un billet tout chiffonné. + Ce billet m'avertit... cent hommes contre moi... + À_cause de... chanson... grand danger me menace... + Porte_de_Nesle... Il faut, pour rentrer, que j'y passe... + Permets-moi donc d'aller coucher sous... sous ton toit ! + + + CYRANO. + Cent hommes, m'as-tu dis ? Tu coucheras chez toi ! + + + LIGNIÈRE, épouvanté. + Mais... + + + CYRANO, d'une voix terrible, lui montrant la lanterne allumée que le portier balance en écoutant curieusement cette scène. + Prends cette lanterne !... + Lignière saisit précipitamment la lanterne. + Et marche ! - Je te jure + Que c'est moi qui ferai ce soir ta couverture !... + Aux officiers. + Vous, suivez à distance, et vous serez témoins ! + + + CUIGY. + Mais cent hommes !... + + + CYRANO. + Ce soir, il ne m'en faut pas moins ! + Les comédiens et les comédiennes, descendus de scène, se sont rapprochés dans leurs divers costumes. + + + LE BRET. + Mais pourquoi protéger... + + + CYRANO. + Voilà Le_Bret qui grogne ! + + + LE BRET. + Cet ivrogne banal ?... + + + CYRANO, frappant sur l'épaule de Lignière. + Parce_que cet ivrogne, + Ce tonneau de muscat, ce fût de rossoli, + Fit quelque chose un jour de tout à fait joli + Au sortir d'une messe ayant, selon le rite, + Vu celle qu'il aimait prendre de l'eau bénite, + Lui que l'eau fait sauver, courut au bénitier, + Se pencha sur sa conque et le but tout entier !... + + + UNE COMÉDIENNE, en costume de soubrette. + Tiens, c'est gentil, cela ! + + + CYRANO. + N'est-ce pas, la soubrette ? + + + LA COMÉDIENNE, aux autres. + Mais pourquoi sont-ils cent contre un pauvre poète ? + + + CYRANO. + Marchons. + Aux officiers. + Et vous, messieurs, en me voyant charger, + Ne me secondez pas, quel que soit le danger ! + + + UNE AUTRE COMÉDIENNE, sautant de la scène. + Oh ! Mais moi je vais voir ! + + + CYRANO. + Venez !... + + + UNE AUTRE, sautant aussi, à un vieux comédien. + Viens-tu Cassandre ?... + + + CYRANO. + Venez tous, le Docteur, Isabelle, Léandre, + Tous ! Car vous allez joindre, essaim charmant et fol, + La farce italienne à ce drame espagnol, + Et sur son ronflement tintant un bruit fantasque, + L'entourer de grelots comme un tambour de basque !... + + + TOUTES LES FEMMES, sautant de joie. + Bravo ! - Vite, une mante ! - Un capuchon ! + + + JODELET. + Allons ! + + + CYRANO, aux violons. + Vous nous jouerez un air, messieurs les violons ! + Les violons se joignent au cortège qui se forme. On s'empare des chandelles allumées de la rampe et on se les distribue. Cela devient une retraite aux flambeaux. + Bravo ! Des officiers, des femmes en costume, + Et vingt pas en avant... + Il se place comme il dit. + Moi, tout seul, sous la plume + Que la gloire elle-même à ce feutre piqua, + Fier comme un Scipion triplement Nasica !... + - C'est compris ? Défendu de me prêter main-forte ! + On y est ?... Un, deux, trois ! Portier, ouvre la porte ! + Le portier ouvre à deux battants. Un coin du vieux Paris pittoresque lunaire paraît. + Ah !... Paris fuit, nocturne et quasi nébuleux ; + Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus ; + Un cadre se prépare, exquis, pour cette scène ; + Là-bas, sous des vapeurs en écharpe, la Seine, + Comme un mystérieux et magique miroir, + Tremble... Et vous allez voir ce que vous allez voir ! + + + TOUS. + À la porte_de_Nesle ! + + + CYRANO, debout sur le seuil. + À la porte de Nesle ! + Se retournant avant de sortir, à la soubrette. + Ne demandiez-vous pas pourquoi, mademoiselle, + Contre ce seul rimeur cent hommes furent mis ? + Il tire l'épée et, tranquillement. + C'est parce_qu'on savait qu'il est de mes amis ! + Il sort. Le cortège, - Lignière zigzaguant en tête, - puis les comédiennes aux bras des officiers, - puis les comédiens gambadant, - se met en marche dans la nuit au son des violons, et à la lueur falote des chandelles. + +
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+ ACTE II +LA RÔTISSERIE DES POÈTES. +La boutique de Ragueneau, rôtisseur-pâtissier, vaste ouvroir au coin de la rue Saint-Honoré et dela rue de l'Arbre-Sec qu'on aperçoit largement au fond, par le vitrage de la porte, grises dans les premières lueurs de l'aube. À gauche, premier plan, comptoir surmonté d'un dais en fer forgé, auquel sont accrochés des oies, des canards, des paons blancs. Dans de grands vases de faïence de hauts bouquets de fleurs naïves, principalement des tournesols jaunes. Du même côté, second plan, immense cheminée devant laquelle, entre de monstrueux chenets, dont chacun supporte une petite marmite, les rôtis pleurent dans les lèchefrites. À droite, premier plan avec porte. Deuxième plan, un escalier montant à une petite salle en soupente, dont on aperçoit l'intérieur par des volets ouverts ; une table y est dressée, un menu lustre flamand y luit : c'est un réduit où l'on va manger et boire. Une galerie de bois, faisant suite à l'escalier, semble mener à d'autres petites salles analogues. Au milieu de la rôtisserie, un cercle en fer que l'on peut faire descendre avec une corde, et auquel de grosses pièces sont accrochées, fait un lustre de gibier. Les fours, dans l'ombre, sous l'escalier, rougeoient. Des cuivres étincellent. Des broches tournent. Des pièces montées pyramident. Des jambons pendent. C'est le coup de feu matinal. Bousculade de marmitons effarés, d'énormes cuisiniers et de minuscules gâte-sauces. Foisonnement de bonnets à plume de poulet ou à aile de pintade. On apporte, sur des plaques de tôle et des clayons d'osier, des quinconces de brioches, des villages de petits-fours. Des tables sont couvertes de gâteaux et de plats. D'autres entourées de chaises, attendent les mangeurs et les buveurs. Une plus petite, dans un coin, disparaît sous les papiers. Ragueneau y est assis au lever du rideau, il écrit. +
+ SCÈNE I. Ragueneau, Pâtissiers, puis Lise. +Ragueneau, à la petite table, écrivant d'un air inspiré, et comptant sur ses doigts. + + PREMIER PÂTISSIER, apportant une pièce montée. + Fruits en nougat ! + + + DEUXIÈME PÂTISSIER, apportant un plat. + Flan ! + + + TROISIÈME PÂTISSIER, apportant un rôti paré de plumes. + Paon ! + + + QUATRIÈME PÂTISSIER, apportant une plaque de gâteaux. + Roinsoles ! + + + CINQUIÈME PÂTISSIER, apportant une sorte de terrine. + Boeuf en daube ! + + + RAGUENEAU, cessant d'écrire et levant la tête. + Sur les cuivres, déjà, glisse l'argent de l'aube ! + Étouffe en toi le dieu qui chante, Ragueneau ! + L'heure du luth viendra, - c'est l'heure du fourneau ! + Il se lève. - À un cuisinier. + Vous, veuillez m'allonger cette sauce, elle est courte ! + + + LE CUISINIER. + De combien ? + + + RAGUENEAU. + De trois pieds. + Il passe. + + + LE CUISINIER. + Hein ! + + + PREMIER PÂTISSIER. + La tarte ! + + + DEUXIÈME PÂTISSIER. + La tourte ! + + + RAGUENEAU, devant la cheminée. + Ma Muse, éloigne-toi, pour que tes yeux charmants + N'aillent pas se rougir au feu de ces sarments ! + À un pâtissier, lui montrant des pains. + Vous avez mal placé la fente de ces miches + Au milieu la césure, - entre les hémistiches ! + À un autre, lui montrant un pâté inachevé. + À ce palais de croûte, il faut, vous, mettre un toit... + À un jeune apprenti, qui, assis par terre, embroche des volailles. + Et toi, sur cette broche interminable, toi, + Le modeste poulet et la dinde superbe, + Alterne-les, mon fils, comme le vieux Malherbe + Alternait les grands vers avec les plus petits, + Et fais tourner au feu des strophes de rôtis ! + Un autre apprenti, s'avançant avec un plateau recouvert d'une assiette. + Maître, en pensant à vous, dans le four, j'ai fait cuire + Ceci, qui vous plaira, je l'espère. + Il découvre un plateau, on voit une grande lyre de pâtisserie. + + + RAGUENEAU, ébloui. + Une lyre ! + + + L'APPRENTI. + En pâte de brioche. + + + RAGUENEAU, ému. + Avec des fruits confits ! + + + L'APPRENTI. + Et les cordes, voyez, en sucre je les fis. + + + RAGUENEAU, lui donnant de l'argent. + Va boire à ma santé ! + Apercevant Lise qui entre. + Chut ! Ma femme ! Circule, + Et cache cet argent ! + À Lise, lui montrant la lyre d'un air gêné. + C'est beau ? + + + LISE. + C'est ridicule ! + Elle pose sur le comptoir une pile de sacs en papier. + + + RAGUENEAU. + Des sacs ?... Bon. Merci. + Il les regarde. + Ciel ! Mes livres vénérés ! + Les vers de mes amis ! Déchirés ! Démembrés ! + Pour en faire des sacs à mettre des croquantes... + Ah ! Vous renouvelez Orphée et les bacchantes ! + + + LISE, sèchement. + Et n'ai-je pas le droit d'utiliser vraiment + Ce que laissent ici, pour unique paiement, + Vos méchants écriveurs de lignes inégales ! + + + RAGUENEAU. + Fourmi !... n'insulte pas ces divines cigales ! + + + LISE. + Avant de fréquenter ces gens-là, mon ami, + Vous ne m'appeliez pas bacchante, - ni fourmi ! + + + RAGUENEAU. + Avec des vers, faire cela ! + + + LISE. + Pas autre chose. + + + RAGUENEAU. + Que faites-vous, alors, madame, avec la prose ? + +
+
+ SCÈNE II. Les mêmes, Deux enfants qui viennent d'entrer dans la pâtisserie. + + RAGUENEAU. + Vous désirez, petits ? + + + PREMIER ENFANT. + Trois pâtés. + + + RAGUENEAU, les servant. + Là, bien roux... + Et bien chauds. + + + DEUXIÈME ENFANT. + S'il vous plaît, enveloppez-les-nous ? + + + RAGUENEAU, saisi, à part. + Hélas ! Un de mes sacs ! + Aux enfants. + Que je les enveloppe ?... + Il prend un sac et au moment d'y mettre les pâtés, il lit. + « Tel Ulysse, le jour qu'il quitta Pénélope... » + Pas celui-ci !... + Il le met de côté et en prend un autre. Au moment d'y mettre les pâtés, il lit. + « Le blond Phoebus... » Pas celui-là ! + Même jeu. + + + LISE, impatientée. + Eh bien ! Qu'attendez-vous ? + + + RAGUENEAU. + Voilà, voilà, voilà ! + Il en prend un troisième et se résigne. + Le sonnet à Philis !... Mais c'est dur tout de même ! + + + LISE. + C'est heureux qu'il se soit décidé ! + Haussant les épaules. + Nicodème ! + Elle monte sur une chaise et se met à ranger des plats sur une crédence. + + + RAGUENEAU, profitant de ce qu'elle tourne le dos, rappelle les enfants déjà à la porte. + Pst !... Petits !... Rendez-moi le sonnet à Philis, + Au lieu de trois pâtés je vous en donne six. + Les enfants lui rendent le sac, prennent vivement les gâteaux et sortent. Ragueneau, défripant le papier, se met à lire en déclamant. + « Philis !... » Sur ce doux nom, une tache de beurre !... + « Philis !... » + Cyrano entre brusquement. + +
+
+ SCÈNE III. Ragueneau, Lise, Cyrano, puis le mousquetaire. + + CYRANO. + Quelle heure est-il ? + + + RAGUENEAU, le saluant avec empressement. + Six heures. + + + CYRANO, avec émotion. + Dans une heure ! + Il va et vient dans la boutique. + + + RAGUENEAU, le suivant. + Bravo ? J'ai vu... + + + CYRANO. + Quoi donc ! + + + RAGUENEAU. + Votre combat !... + + + CYRANO. + Lequel ? + + + RAGUENEAU. + Celui de l'Hôtel_de_Bourgogne ! + + + CYRANO, avec dédain. + Ah !... Le duel !... + + + RAGUENEAU, admiratif. + Oui, le duel en vers !... + + + LISE. + Il en a plein la bouche ! + + + CYRANO. + Allons ! Tant mieux ! + + + RAGUENEAU, se fendant avec une broche qu'il a saisi. + « À la fin de l'envoi, je touche !... + À la fin de l'envoi, je touche !... » Que c'est beau ! + Avec un enthousiasme croissant. + « À la fin de l'envoi... » + + + CYRANO. + Quelle heure Ragueneau ? + + + RAGUENEAU, restant fendu pour regarder l'horloge. + Six heures cinq !... « ...Je touche ! » + Il se relève. + ... Oh ! Faire une ballade + + + LISE, à Cyrano, qui en passant devant son comptoir lui a serré distraitement la main. + Qu'avez-vous à la main ? + + + CYRANO. + Rien. Une estafilade. + + + RAGUENEAU. + Courûtes-vous quelque péril ? + + + CYRANO. + Aucun péril. + + + LISE, le menaçant du doigt. + Je crois que vous mentez ! + + + CYRANO. + Mon nez remuerait-il ? + Il faudrait que ce fût pour un mensonge énorme ! + Changeant de ton. + J'attends ici quelqu'un. Si ce n'est pas sous l'orme, + Vous nous laisserez seuls. + + + RAGUENEAU. + C'est que je ne peux pas ; + Mes rimeurs vont venir... + + + LISE, ironique. + Pour leur premier repas. + + + CYRANO. + Tu les éloigneras quand je te ferai signe... + L'heure ? + + + RAGUENEAU. + Six_heures_dix. + + + CYRANO, s'asseyant nerveusement à la table de Ragueneau et prenant du papier. + Une plume ?... + + + RAGUENEAU, lui offrant celle qu'il a à son oreille. + De cygne. + + + UN MOUSQUETAIRE, superbement moustachu, entre et d'une voix de stentor. + Salut ! + Lise remonte vivement vers lui. + + + CYRANO, se retournant. + Qu'est-ce ? + + + RAGUENEAU. + Un ami de ma femme. Un guerrier + Terrible, - à ce qu'il dit !... + + + CYRANO, reprenant la plume et éloignant du geste Ragueneau. + Chut !... Écrire, - plier, - + À lui-même. + Lui donner, - me sauver... + Jetant la plume. + Lâche !... Mais que je meure, + Si j'ose lui parler, lui dire un seul mot... + À Ragueneau. + L'heure ? + + + RAGUENEAU. + Six et quart !... + + + CYRANO, se frappant sa poitrine. + ...un seul mot de tous ceux que j'ai là ! + Tandis qu'en écrivant... + Il reprend la plume. + Eh bien ! Écrivons-la, + Cette lettre d'amour qu'en moi-même j'ai faite + Et refaite cent fois, de sorte qu'elle est prête, + Et que mettant mon âme à côté du papier, + Je n'ai tout simplement qu'à la recopier. + Il écrit. Derrière le vitrage de la porte on voit s'agiter des silhouettes maigres et hésitantes. + +
+
+ SCÈNE IV. Ragueneau, Lise, Le Mousquetaire, Cyrano à la petite table écrivant, Les Poètes, vêtus de noir, les bas tombants, couverts de boue. + + LISE, entrant, à Ragueneau. + Les voici vos crottés ! + + + PREMIER POÈTE, entrant, à Ragueneau. + Confrère !... + + + DEUXIÈME POÈTE, de même, lui secouant les mains. + Cher confrère ! + + + TROISIÈME POÈTE. + Aigle des pâtissiers ! + Il renifle. + Ça sent bon dans votre aire. + + + QUATRIÈME POÈTE. + Ô Phoebus-Rôtisseur ! + + + CINQUIÈME POÈTE. + Apollon maître-queux !... + + + RAGUENEAU, entouré, embrassé, secoué. + Comme on est tout de suite à son aise avec eux !... + + + PREMIER POÈTE. + Nous fûmes retardés par la foule attroupée + À la Porte_de_Nesle !... + + + DEUXIÈME POÈTE. + Ouverts à coups d'épée, + Huit malandrins sanglants illustraient les pavés ! + + + CYRANO, levant une seconde la tête. + Huit ?... Tiens, je croyais sept. + Il reprend sa lettre. + + + RAGUENEAU, à Cyrano. + Est-ce que vous savez + Le héros du combat ? + + + CYRANO, négligemment. + Moi ?... Non ! + + + LISE, au mousquetaire. + Et vous ? + + + LE MOUSQUETAIRE, se frisant la moustache. + Peut-être ! + + + CYRANO, écrivant, à part, on l'entend murmurer de temps en temps. + Je vous aime... + + + PREMIER POÈTE. + Un seul homme, assurait-on, sut mettre + Toute une bande en fuite !... + + + DEUXIÈME POÈTE. + Oh ! C'était curieux ! + Des piques, des bâtons jonchaient le sol !... + + + CYRANO, écrivant. + ...vos yeux... + + + TROISIÈME POÈTE. + On trouvait des chapeaux jusqu'au quai_des_Orfèvres ! + + + PREMIER POÈTE. + Sapristi ! Ce dut être féroce... + + + CYRANO, même jeu. + ...vos lèvres... + + + PREMIER POÈTE. + Un terrible géant, l'auteur de ces exploits ! + + + CYRANO, même jeu. + ...Et je m'évanouis de peur quand je vous vois. + + + DEUXIÈME POÈTE, happant un gâteau. + Qu'as-tu rimé de neuf, Ragueneau ? + + + CYRANO, même jeu. + ... qui vous aime... + Il s'arrête au moment de signer, et se lève, mettant sa lettre dans son pourpoint. + Pas besoin de signer. Je la donne moi-même. + + + RAGUENEAU, au deuxième poète. + J'ai mis une recette en vers. + + + TROISIÈME POÈTE, s'installant près d'un plateau de choux à la crème. + Oyons ces vers ! + + + QUATRIÈME POÈTE, regardant une brioche qu'il a prise. + Cette brioche a mis son bonnet de travers. + Il la décoiffe d'un coup de dent. + + + PREMIER POÈTE. + Ce pain d'épice suit le rimeur famélique, + De ses yeux en amande aux sourcils d'angélique ! + Il happe le morceau de pain d'épice. + + + DEUXIÈME POÈTE. + Nous écoutons. + + + TROISIÈME POÈTE, serrant légèrement un chou entre ses doigts. + Ce chou bave sa crème. Il rit. + + + DEUXIÈME POÈTE, mordant à même la grande lyre de pâtisserie. + Pour la première fois la Lyre me nourrit ! + + + RAGUENEAU, qui s'est préparé à réciter, qui a toussé, assuré son bonnet, pris une pose. + Une recette en vers... + + + DEUXIÈME POÈTE, au premier, lui donnant un coup de coude. + Tu déjeunes ? + + + PREMIER POÈTE, au deuxième. + Tu dînes ! + + + RAGUENEAU. + Comment on fait les tartelettes amandines. + + + Battez, pour qu'ils soient mousseux, + Quelques oeufs ; + Incorporez à leur mousse + Un jus de cédrat choisi ; + Versez-y + Un bon lait d'amande douce ; + + + Mettez de la pâte à flan + Dans le flanc + De moules à tartelette ; + D'un doigt preste, abricotez + Les côtés ; + Versez goutte à gouttelette + + + Votre mousse en ces puits, puis + Que ces puits + Passent au four, et, blondines, +Troupelet : Ensemble de choses réunies en grand nombre dont l'aspect évoque un petit troupeau. [CNRTL] + Sortant en gais troupelets, + Ce sont les + Tartelettes amandines ! + + + + + LES POÈTES, la bouche pleine. + Exquis ! Délicieux ! + + + UN POÈTE, s'étouffant. + Homph ! + Ils remontent vers le fond, en mangeant. Cyrano qui a observé s'avance vers Ragueneau. + + + CYRANO. + Bercés par ta voix, + Ne vois-tu pas comme ils s'empiffrent ? + + + RAGUENEAU, plus bas, avec un sourire. + Je le vois... + Sans regarder, de peur que cela ne les trouble ; + Et dire ainsi mes vers me donne un plaisir double, + Puisque je satisfais un doux faible que j'ai + Tout en laissant manger ceux qui n'ont pas mangé ! + + + CYRANO, lui frappant sur l'épaule. + Toi tu me plais !... + Ragueneau va rejoindre ses amis. Cyrano le suit des yeux, puis, un peu brusquement. + Hé là, Lise ? + Lise, en conversation tendre avec le mousquetaire, tressaille et descend vers Cyrano. + Ce capitaine... + Vous assiège ? + + + LISE, offensée. + Oh ! Mes yeux, d'une oeillade hautaine, + Savent vaincre quiconque attaque mes vertus. + + + CYRANO. + Euh ! Pour des yeux vainqueurs, je les trouve battus. + + + LISE, suffoquée. + Mais... + + + CYRANO, nettement. + Ragueneau me plaît. C'est pourquoi, dame Lise, + Ridicolculiser : Mot valise par assemblage de ridiculiser et cocufier. + Je défends que quelqu'un le ridicoculise. + + + LISE. + Mais... + + + CYRANO, qui a élevé la voix assez pour être entendu du galant. + À_bon_entendeur... + Il salue le mousquetaire, et va se mettre en observation, à la porte du fond, après avoir regardé l'horloge. + + + LISE, au mousquetaire qui a simplement rendu son salut à Cyrano. + Vraiment, vous m'étonnez !... + Répondez... sur son nez... + + + LE MOUSQUETAIRE. + Sur son nez... sur son nez... + Il s'éloigne vivement, Lise le suit. + + + CYRANO, de la porte du fond, faisant signe à Ragueneau d'emmener les poètes. + Pst !... + + + RAGUENEAU, montrant aux poètes la porte de droite. + Nous serons bien mieux par là... + + + CYRANO, s'impatientant. + Pst ! Pst !... + + + RAGUENEAU, les entraînant. + Pour lire + Des vers... + + + PREMIER POÈTE, désespéré, la bouche pleine. + Mais les gâteaux !... + + + DEUXIÈME POÈTE. + Emportons-les ! + Il sortent tous derrière Ragueneau, processionnellement, et après avoir fait une rafle de plateaux. + +
+
+ SCÈNE V. Cyrano, Roxane, La Duègne. + + CYRANO. + Je tire + Ma lettre si je sens seulement qu'il y a + Le moindre espoir !... + Roxane, masquée, suivie de la Duègne, paraît derrière le vitrage. Il ouvre vivement la porte. + Entrez !... + Marchant sur la Duègne. + Vous, deux mots duègna ! + + + LA DUÈGNE. + Quatre. + + + CYRANO. + Êtes-vous gourmande ? + + + LA DUÈGNE. + À m'en rendre malade. + + + CYRANO, prenant vivement des sacs de papier sur le comptoir. + Isaac de Benserade (1613-1691) : poète, dramaturge et auteur de Ballet. + Bon. Voici deux sonnets de Monsieur_Bensérade... + + + LA DUÈGNE, piteuse. + Heu !... + + + CYRANO. + ...que je vous remplis de darioles. + + + LA DUÈGNE, changeant de figure. + Hou ! + + + CYRANO. + Aimez-vous le gâteau qu'on nomme petit chou ? + + + LA DUÈGNE, avec dignité. + Monsieur, j'en fais état, lorsqu'il est à la crème. + + + CYRANO. + J'en plonge six pour vous dans le sein d'un poème + Marc-Antoine Girard, sieur de Saint-Amant (1594-1661) : poète autes d'un poésie burlesque, satirique et lyrique. + Jean Chapelain (1595 - 1674) : poète, un des premiers académicien. Auteur d'un long poème épique nommé "La Pucelle ou la France délivrée" qui fut moquée par Boileau. + De Saint-Amand ! Et dans ces vers de Chapelain + Poupelin : Pièce de four, composée de fine fleur de froment, de lait et d'oeufs frais, de sucre et d'écorce de citron, qu'on trempait toute chaude dans le beurre lorsqu'elle était cuite. [L] + Je dépose un fragment, moins lourd, de poupelin. + - Ah ! Vous aimez les gâteaux frais ? + + + LA DUÈGNE. + J'en suis férue ! + + + CYRANO, lui chargeant les bras de sacs remplis. + Veuillez aller manger tous ceux-ci dans la rue. + + + LA DUÈGNE. + Mais... + + + CYRANO, la poussant dehors. + Et ne revenez qu'après avoir fini ! + Il referme la porte, redescend vers Roxane, et s'arrête, découvert, à une distance respectueuse. + +
+
+ SCÈNE VI. Cyrano, Roxane, La duègne un instant. + + CYRANO. + Que l'instant entre tous les instants soit béni, + Où, cessant d'oublier qu'humblement je respire + Vous venez jusqu'ici pour me dire... me dire ?... + + + ROXANE, qui s'est démasquée. + Mais tout d'abord merci, car ce drôle, ce fat + Qu'au brave jeu d'épée, hier, vous avez fait mat, + C'est lui qu'un grand seigneur... épris de moi... + + + CYRANO. + De_Guiche ? + + + ROXANE, baissant les yeux. + Cherchait à m'imposer... comme mari... + + + CYRANO. + Postiche ? + Saluant. + Je me suis donc battu, madame, et c'est tant mieux, + Non pour mon vilain nez, mais bien pour vos beaux yeux. + + + ROXANE. + Puis... je voulais... Mais pour l'aveu que je viens faire, + Il faut que je revoie en vous le... presque frère, + Avec qui je jouais, dans le parc - près du lac !... + + + CYRANO. + Oui... Vous veniez tous les étés à Bergerac !... + + + ROXANE. + Les roseaux fournissaient le bois pour vos épées... + + + CYRANO. + Et les maïs, les cheveux blonds pour vos poupées ! + + + ROXANE. + C'était le temps des jeux... + + + CYRANO. + Mûron : Fruit des ronces. Framboisier sauvage. [L] + Des mûrons aigrelets... + + + ROXANE. + Le temps où vous faisiez tout ce que je voulais !... + + + CYRANO. + Roxane, en jupons courts, s'appelait Madeleine... + + + ROXANE. + J'étais jolie, alors ? + + + CYRANO. + Vous n'étiez pas vilaine. + + + ROXANE. + Parfois, la main en sang de quelque grimpement, + Vous accourriez ! - Alors, jouant à la maman, + Je disais d'une voix qui tâchait d'être dure + Elle lui prend la main. + « Qu'est-ce que c'est encor que cette égratignure ? » + Elle s'arrête stupéfaite. + Oh ! C'est trop fort ! Et celle-ci ! + Cyrano veut retirer sa main. + Non ! Montrez-la ! + Hein ? À votre âge, encor ! - Où t'es-tu fait cela ? + + + CYRANO. + En jouant, du côté de la Porte_de_Nesle. + + + ROXANE, s'asseyant à une table, et trempant son mouchoir dans un verre d'eau. + Donnez ! + + + CYRANO, s'asseyant aussi. + Si gentiment ! Si gaiement maternelle ! + + + ROXANE. + Et, dites-moi, - pendant que j'ôte un peu le sang, - + Ils étaient contre vous ? + + + CYRANO. + Oh ! Pas tout à fait cent. + + + ROXANE. + Racontez ! + + + CYRANO. + Non. Laissez. Mais vous, dites la chose + Que vous n'osiez tantôt me dire... + + + ROXANE, sans quitter sa main. + À présent j'ose, + Car le passé m'encouragea de son parfum ! + Oui, j'ose maintenant. Voilà. J'aime quelqu'un. + + + CYRANO. + Ah !... + + + ROXANE. + Qui ne le sait pas d'ailleurs. + + + CYRANO. + Ah !... + + + ROXANE. + Pas encore. + + + CYRANO. + Ah !... + + + ROXANE. + Mais qui va bientôt le savoir, s'il l'ignore. + + + CYRANO. + Ah !... + + + ROXANE. + Un pauvre garçon qui jusqu'ici m'aima + Timidement, de loin, sans oser le dire... + + + CYRANO. + Ah !... + + + ROXANE. + Laissez-moi votre main, voyons, elle a la fièvre. + Mais moi j'ai vu trembler les aveux sur sa lèvre. + + + CYRANO. + Ah !... + + + ROXANE, achevant de lui faire un petit bandage avec son mouchoir. + Et figurez-vous, tenez, que, justement + Oui, mon cousin, il sert dans votre régiment ! + + + CYRANO. + Ah !... + + + ROXANE, riant. + Puisqu'il est cadet dans votre compagnie ! + + + CYRANO. + Ah !... + + + ROXANE. + Il a sur son front de l'esprit, du génie, + Il est fier, noble, jeune, intrépide, beau... + + + CYRANO, se levant tout pâle. + Beau ! + + + ROXANE. + Quoi ? Qu'avez-vous ? + + + CYRANO. + Moi, rien... c'est... c'est... + Il montre sa main, avec un sourire. + C'est ce bobo. + + + ROXANE. + Enfin, je l'aime. Il faut d'ailleurs que je vous dise + Que je ne l'ai jamais vu qu'à la Comédie... + + + CYRANO. + Vous ne vous êtes donc pas parlé ? + + + ROXANE. + Nos yeux seuls. + + + CYRANO. + Mais comment savez-vous, alors ? + + + ROXANE. + Sous les tilleuls + De la place_Royale, on cause... Des bavardes + M'ont renseignée... + + + CYRANO. + Il est cadet ? + + + ROXANE. + Cadet aux gardes. + + + CYRANO. + Son nom ? + + + ROXANE. + Baron_Christian_de_Neuvillette. + + + CYRANO. + Hein ?... + Il n'est pas aux cadets. + + + ROXANE. + Si, depuis ce matin + Capitaine_Carbon_de_Castel-Jaloux. + + + CYRANO. + Vite, + Vite, on lance son coeur !... Mais ma pauvre petite... + + + LA DUÈGNE, ouvrant la porte du fond. + J'ai fini les gâteaux, Monsieur_de_Bergerac ! + + + CYRANO. + Eh bien ! Lisez les vers imprimés sur le sac ! + La Duègne disparaît. + ...Ma pauvre enfant, vous qui n'aimez que beau langage, + Bel esprit, - si c'était un profane, un sauvage ! + + + ROXANE. + Honoré d'Urfé (1567-1625) : célèbre auteur d'un roman fleuve (5000 pages) de style précieux nommé L'Astrée. + Non, il a les cheveux d'un héros de d_Urfé ! + + + CYRANO. + S'il était aussi maldisant que bien coiffé ! + + + ROXANE. + Non, tous les mots qu'il dit sont fins, je le devine ! + + + CYRANO. + Oui, tous les mots sont fins quand la moustache est fine. + - Mais si c'était un sot !... + + + ROXANE, frappant du pied. + Eh bien ! J'en mourrais, là ! + + + CYRANO, après un temps. + Vous m'avez fait venir pour me dire cela ? + Je n'en sens pas très bien l'utilité, Madame. + + + ROXANE. + Ah, c'est que quelqu'un hier m'a mis la mort dans l'âme, + Et me disant que tous, vous êtes tous Gascons + Dans votre compagnie... + + + CYRANO. + Et que nous provoquons + Tous les blancs-becs qui, par faveur, se font admettre + Parmi les purs Gascons que nous sommes, sans l'être ? + C'est ce qu'on vous a dit ? + + + ROXANE. + Et vous pensez si j'ai + Tremblé pour lui ! + + + CYRANO, entre ses dents. + Non sans raison ! + + + ROXANE. + Mais j'ai songé + Lorsque invincible et grand, hier, vous nous apparûtes, + Châtiant ce coquin, tenant tête à ces brutes, - + J'ai songé : s'il voulait, lui que tous ils craindront... + + + CYRANO. + C'est bien, je défendrai votre petit baron. + + + ROXANE. + Oh, n'est-ce pas que vous allez me le défendre ? + J'ai toujours eu pour vous une amitié si tendre. + + + CYRANO. + Oui, oui. + + + ROXANE. + Vous serez son ami ? + + + CYRANO. + Je le serai. + + + ROXANE. + Et jamais il n'aura de duel ? + + + CYRANO. + C'est juré. + + + ROXANE. + Oh ! Je vous aime bien. Il faut que je m'en aille. + Elle remet vivement son masque, une dentelle sur son front, et distraitement. + Mais vous ne m'avez pas raconté la bataille + De cette nuit. Vraiment ce dut être inouï !... + - Dites-lui qu'il m'écrive. + Elle lui envoie un petit baiser de la main. + Oh ! Je vous aime ! + + + CYRANO. + Oui, oui. + + + ROXANE. + Cent hommes contre vous ? Allons, adieu. - Nous sommes + De grands amis ! + + + CYRANO. + Oui, oui. + + + ROXANE. + Qu'il m'écrive ! - Cent hommes ! - + Vous me direz plus tard. Maintenant, je ne puis. + Cent hommes ! Quel courage ! + + + CYRANO, la saluant. + Oh ! J'ai fait mieux depuis. + Elle sort. Cyrano reste immobile, les yeux à terre. Un silence. La porte de droite s'ouvre. Ragueneau passe la tête. + +
+
+ SCÈNE VII. Cyrano, Ragueneau, Les Poètes, Carbon de Castel-Jaloux, Les Cadets, La Foule, etc., puis De Guiche. + + RAGUENEAU. + Peut-on rentrer ? + + + CYRANO, sans bouger. + Oui... + Ragueneau fait signe et ses amis rentrent. En même temps, à la porte du fond paraît Carbon de Castel-Jaloux, costume de capitaine aux gardes, qui fait de grands gestes en apercevant Cyrano. + + + CARBON DE CASTEL-JALOUX. + Le voilà ! + + + CYRANO, levant la tête. + Mon capitaine... + + + CARBON, exultant. + Notre héros ! Nous savons tout ! Une trentaine + De mes cadets sont là !... + + + CYRANO, reculant. + Mais... + + + CARBON, voulant l'entraîner. + Viens ! On veut te voir ! + + + CYRANO. + Non ! + + + CARBON. + Fontaine située à Paris au carrefour de la rue Saint-Honoré et la rue de l'Arbre-Sec. + Ils boivent en face, à la Croix_du_Trahoir. + + + CYRANO. + Je... + + + CARBON, remontant à la porte, et criant à la cantonade, d'une voix de tonnerre. + Le héros refuse. Il est d'humeur bourrue ! + + + UNE VOIX, au dehors. + Ah ! Sandious ! + Tumulte au dehors, bruits d'épées et de bottes qui se rapprochent. + + + CARBON, se frottant les mains. + Les voici qui traversent la rue !... + + + LES CADETS, entrant dans la rôtisserie. + Mille_dious ! - Capdedious ! - Mordious ! - Pocapdedious ! + + + RAGUENEAU, reculant épouvanté. + Messieurs, vous êtes donc tous de la Gascogne ! + + + LES CADETS. + Tous ! + + + UN CADET, à Cyrano. + Bravo ! + + + CYRANO. + Baron ! + + + UN AUTRE, lui secouant les mains. + Vivat ! + + + CYRANO. + Baron ! + + + TROISIÈME CADET. + Que je t'embrasse ! + + + CYRANO. + Baron !... + + + PLUSIEURS GASCONS. + Embrassons-le ! + + + CYRANO, ne sachant auquel répondre. + Baron... baron... de grâce... + + + RAGUENEAU. + Vous êtes tous barons, Messieurs ? + + + LES CADETS. + Tous ? + + + RAGUENEAU. + Le sont-ils ?... + + + PREMIER CADET. + On ferait une tour rien qu'avec nos tortils ! + + + LE BRET, entrant, et courant à Cyrano. + On te cherche ! Une foule en délire conduite + Par ceux qui cette nuit marchèrent à ta suite... + + + CYRANO, épouvanté. + Tu ne leur as pas dit où je me trouve ?... + + + LE BRET, se frottant les mains. + Si ! + + + UN BOURGEOIS, entrant suivi d'un groupe. + Monsieur, tout le_Marais se fait porter ici ! + Au dehors la rue s'est remplie de monde. Des chaises à porteurs, des carrosses s'arrêtent. + + + LE BRET, bas, souriant, à Cyrano. + Et Roxane ? + + + CYRANO, vivement. + Tais-toi ! + + + LA FOULE, criant dehors. + Cyrano !... + Une cohue se précipite dans la pâtisserie. Bousculade. Acclamations. + + + RAGUENEAU, debout sur une table. + Ma boutique + Est envahie ! On casse tout ! C'est magnifique ! + + + DES GENS, autour de Cyrano. + Mon ami... mon ami... + + + CYRANO. + Je n'avais pas hier + Tant d'amis !... + + + LE BRET, ravi. + Le succès ! + + + UN PETIT MARQUIS, accourant, les mains tendues. + Si tu savais, mon cher... + + + CYRANO. + Si tu ?... Tu ?... Qu'est-ce donc qu'ensemble nous gardâmes ? + + + UN AUTRE. + Je veux vous présenter, Monsieur, à quelques dames + Qui là, dans mon carrosse... + + + CYRANO, froidement. + Et vous d'abord, à moi, + Qui vous présentera ? + + + LE BRET, stupéfait. + Mais qu'as-tu donc ? + + + CYRANO. + Tais-toi ! + + + UN HOMME DE LETTRE, avec une écritoire. + Puis-je avoir des détails sur ?... + + + CYRANO. + Non. + + + LE BRET, lui poussant le coude. + Théophraste Ranaudot (1586-1653) : Médecin. Débuta à publier La Gazette le 30 mai 1631. + C'est Théophraste + Renaudot ! L'inventeur de la gazette. + + + CYRANO. + Baste ! + + + LE BRET. + Cette feuille où l'on fait tant de choses tenir ! + On dit que cette idée a beaucoup d'avenir ! + + + LE POÈTE, s'avançant. + Monsieur... + + + CYRANO. + Encor ! + + + LE POÈTE. + Pentachronstiche : Vers disposés de telle sorte qu'on y trouve cinq fois le nom qui fait le sujet de l'acrostiche, en partageant toute la pièce de vers en cinq parties différentes de haut en bas. [L] + Je veux faire une pentacrostiche + Sur votre nom... + + + QUELQU'UN, s'avançant encore. + Monsieur... + + + CYRANO. + Assez ! + Mouvement. On se range. De Guiche paraît escorté d'officiers. Cuigy, Brissaille, les officiers qui sont partis avec Cyrano à la fin du premier acte. Cuigy vient vivement à Cyrano. + + + CUIGY, à Cyrano. + Monsieur_de_Guiche ! + Murmure. Tout le monde se range. + Jean de Gassion (1609-1647) : Maréchal. Mourut d'une blessure lors du siège de Lens. On lui prête la phrase à propos : "Je n'aime pas assez la vie pour en faire part à quelqu'un." + Vient de la part du Maréchal_de_Gassion ! + + + DE GUICHE, saluant Cyrano; + ... Qui tient à vous mander son admiration + Pour le nouvel exploit dont le bruit vient de courre. + + + LA FOULE. + Bravo !... + + + CYRANO, s'inclinant. + Le maréchal s'y connaît en bravoure. + + + DE GUICHE. + Il n'aurait jamais cru le fait si ces messieurs + N'avaient pu lui jurer l'avoir vu. + + + CUIGY. + De nos yeux. + + + LE BRET, bas à Cyrano, qui a l'air absent. + Mais... + + + CYRANO. + Tais-toi ! + + + LE BRET. + Tu parais souffrir ! + + + CYRANO, tressaillant et se redressant vivement. + Devant ce monde ?... + Sa moustache se hérisse ; il poitrine. + Moi souffrir ?... Tu vas voir ! + + + DE GUICHE, auquel Cuigy a parlé à l'oreille. + Votre carrière abonde + De beaux exploits, déjà. - Vous servez chez ces fous + De gascons, n'est-ce pas ? + + + CYRANO. + Aux cadets, oui. + + + UN CADET, d'une voix terrible. + Chez nous ! + + + DE GUICHE, regardant les Gascons, rangés derrière Cyrano. + Ah ! Ah !... Tous ces messieurs à la mine hautaine, + Ce sont donc les fameux ?... + + + CARBON DE CASTEL-JALOUX. + Cyrano ! + + + CYRANO. + Capitaine ? + + + CARBON. + Puisque ma compagnie est, je crois, au complet, + Veuillez la présenter au comte, s'il vous plaît. + + + CYRANO, faisant deux pas vers De Guiche, et montrant les cadets. + + + Ce sont les cadets de Gascogne + De Carbon_de_Castel-Jaloux ; + Bretteurs et menteurs sans vergogne, + Ce sont les cadets_de_Gascogne ! +Lambel : élément d'héraldique. + Parlant blason, lambel, bastogne, + Tous plus nobles que des filous, + Ce sont les cadets_de_Gascogne + De Carbon_de_Castel-Jaloux : + + + Oeil d'aigle, jambe de cigogne, + Moustache de chat, dents de loups, + Fendant la canaille qui grogne, + Oeil d'aigle, jambe de cigogne, +Vigogne : Un vigogne, un chapeau fait de vigogne. Un bon vigogne. [L] + Ils vont, - coiffés d'un vieux vigogne + Dont la plume cache les trous ! - + Oeil d'aigle, jambe de cigogne, + Moustache de chat, dents de loups ! + + + Perce-Bedaine et Casse-Trogne + Sont leurs sobriquets les plus doux ; + De gloire, leur âme est ivrogne ! + Perce-Bedaine et Casse-Trogne, + Dans tous les endroits où l'on cogne + Ils se donnent des rendez-vous... + Perce-Bedaine et Casse-Trogne + Sont leurs sobriquets les plus doux ! + + + Voici les cadets de Gascogne + Qui font cocus tous les jaloux ! + Ô femme, adorable carogne, + Voici les cadets de Gascogne ! + Que le vieil époux se renfrogne : + Sonnez, clairons ! Chantez, coucous ! + Voici les cadets de Gascogne + Qui font cocus tous les jaloux ! + + + + + DE GUICHE, nonchalamment assis dans un fauteuil que Ragueneau a vite apporté. + Un poète est un luxe, aujourd'hui, qu'on se donne. + - Voulez-vous être à moi ? + + + CYRANO. + Non, Monsieur, à personne. + + + DE GUICHE. + Votre verve amusa mon oncle Richelieu, + Hier. Je veux vous servir auprès de lui. + + + LE BRET, ébloui. + Grand Dieu ! + + + DE GUICHE. + Vous avez bien rimé cinq actes, j'imagine ? + + + LE BRET, à l'oreille de Cyrano. + La Mort d'Agrippine, Tragédie en cinq actes et en vers de Cyrano de Bergerac (1654). + Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine ! + + + DE GUICHE. + Portez-les lui. + + + CYRANO, tenté et un peu charmé. + Vraiment... + + + DE GUICHE. + Il est des plus experts. + Il vous corrigera seulement quelques vers... + + + CYRANO, dont le visage s'est immédiatement rembruni. + Impossible, Monsieur ; mon sang se coagule + En pensant qu'on y peut changer une virgule. + + + DE GUICHE. + Mais quand un vers lui plaît, en revanche, mon cher, + Il le paye très cher. + + + CYRANO. + Il le paye moins cher + Que moi, lorsque j'ai fait un vers, et que je l'aime, + Je me le paye, en me le chantant à moi-même ! + + + DE GUICHE. + Vous êtes fier. + + + CYRANO. + Vraiment, vous l'avez remarqué ? + + + UN CADET, entrant avec, enfilés à son épée, des chapeaux aux plumets miteux, aux coiffes trouées, défoncées. + Regarde, Cyrano ! Ce matin, sur le quai, + Le bizarre gibier à plumes que nous prîmes ! + Les feutres des fuyards !... + + + CARBON. + Dépouilles opimes : Fig. Dans le langage général, dépouilles opimes, belles dépouilles, belle acquisition, etc. [L] + Des dépouilles_opimes ! + + + TOUT LE MONDE, riant. + Ah ! Ah ! Ah ! + + + CUIGY. + Celui qui posta ces gueux, ma foi, + Doit rager aujourd'hui. + + + BRISSAILLE. + Sait-on qui c'est ? + + + DE GUICHE. + C'est moi. + Les rires s'arrêtent. + Je les avais chargés de châtier, - besogne + Qu'on ne fait pas soi-même, - un rimailleur ivrogne. + Silence gêné. + + + LE CADET, à mi-voix, à Cyrano, lui montrant les feutres. + Que faut-il qu'on en fasse ? Ils sont gras... Un salmis ? + + + CYRANO, prenant l'épée où ils sont enfilés, et les faisant, dans un salut, tous glisser aux pieds de De Guiche. + Monsieur, si vous voulez les rendre à vos amis ? + + + DE GUICHE, se levant et d'une voix brève. + Ma chaise et mes porteurs, tout de suite : je monte. + À Cyrano, violemment. + Vous, Monsieur !... + + + UNE VOIX, dans la rue, criant. + Les porteurs de Monseigneur_le_Comte + De_Guiche ! + + + DE GUICHE, qui s'est dominé, avec un sourire. + ... Avez-vous lu Don_Quichot ? + + + CYRANO. + Je l'ai lu. + Et me découvre au nom de cet hurluberlu. + + + DE GUICHE. + Veuillez donc méditer alors... + + + UN PORTEUR, paraissant au fond. + Voici la chaise. + + + DE GUICHE. + Sur le chapitre des moulins ! + + + CYRANO, saluant. + Chapitre treize. + + + DE GUICHE. + Car lorsqu'on les attaque, il arrive souvent... + + + CYRANO. + J'attaque donc des gens qui tournent à tout vent ? + + + DE GUICHE. + Qu'un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles + Vous lance dans la boue !... + + + CYRANO. + Ou bien dans les étoiles ! + De Guiche sort. On le voit remonter en chaise. Les seigneurs s'éloignent en chuchotant. Le Bret les réaccompagne. La foule sort. + +
+
+ SCÈNE VIII. Cyrano, Le Bret, Les Cadets, qui se sont attablés à droite et à gauche et auxquels on sert à boire et à manger. + + CYRANO, saluant d'un air goguenard ceux qui sortent sans oser le saluer. + Messieurs... Messieurs... Messieurs... + + + LE BRET, désolé, redescendant, les bras au ciel. + Ah ! Dans quels jolis draps... + + + CYRANO. + Oh ! Toi ! Tu vas grogner ! + + + LE BRET. + Enfin, tu conviendras + Qu'assassiner toujours la chance passagère, + Devient exagéré. + + + CYRANO. + Hé bien oui, j'exagère ! + + + LE BRET, triomphant. + Ah ! + + + CYRANO. + Mais pour le principe, et pour l'exemple aussi, + Je trouve qu'il est bon d'exagérer ainsi. + + + LE BRET. + Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire + La fortune et la gloire... + + + CYRANO. + Et que faudrait-il faire ? + Chercher un protecteur puissant, prendre un patron, + Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc + Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce, + Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ? + Non, merci. Dédier, comme tous ils le font, + Des vers aux financiers ? Se changer en bouffon + Dans l'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre, + Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ? + Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ? + Avoir un ventre usé par la marche ? Une peau + Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ? + Exécuter des tours de souplesse dorsale ?... + Non, merci. D'une main flatter la chèvre au cou + Cependant que, de l'autre, on arrose le chou, + Et donneur_de_séné par désir de rhubarbe, + Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ? + Non, merci ! Se pousser de giron en giron, + Devenir un petit grand homme dans un rond, + Et naviguer, avec des madrigaux pour rames, + Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ? + Charles de Sercy : Imprimeur libraire parisien qui se situant "au Palais, dans le salle Dauphine, à la Bonne-Foi couronnée." encore en 1662. + Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy + Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci ! + S'aller faire nommer pape par les conciles + Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ? + Non, merci ! Travailler à se construire un nom + Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ? + Non, Merci ! Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ? + Être terrorisé par de vagues gazettes, + Et se dire sans cesse : « Oh, pourvu que je sois + Dans les petits papiers du Mercure_François ? »... + Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême, + Préférer faire une visite qu'un poème, + Rédiger des placets, se faire présenter ? + Non, merci ! Non, merci ! Non, merci ! Mais... chanter, + Rêver, rire, passer, être seul, être libre, + Avoir l'oeil qui regarde bien, la voix qui vibre, + Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers, + Pour un oui, pour un non, se battre, - ou faire un vers ! + Travailler sans souci de gloire ou de fortune, + À tel voyage, auquel on pense, dans la lune ! + N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît, + Et modeste d'ailleurs, se dire : mon petit, + Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles, + Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! + Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard, + Ne pas être obligé d'en rien rendre à César, + Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite, + Bref, dédaignant d'être le lierre parasite, + Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul, + Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! + + + LE BRET. + Tout seul, soit ! Mais non pas contre tous ! Comment diable + As-tu donc contracté la manie effroyable + De te faire toujours, partout, des ennemis ? + + + CYRANO. + À force de vous voir vous faire des amis, + Et rire à ces amis dont vous avez des foules, + D'une bouche empruntée au derrière des poules ! + J'aime raréfier sur mes pas les saluts, + Et m'écrie avec joie : un ennemi de plus ! + + + LE BRET. + Quelle aberration ! + + + CYRANO. + Eh bien ! Oui, c'est mon vice. + Déplaire est mon plaisir. J'aime qu'on me haïsse. + Mon cher, si tu savais comme l'on marche mieux + Pistolétade : coup de pistole ou de pistolet. [CNRTL] + Sous la pistolétade excitante des yeux ! + Comme, sur les pourpoints, font d'amusantes taches + Le fiel des envieux et la bave des lâches ! + - Vous, la molle amitié dont vous vous entourez, + Ressemble à ces grands cols d'Italie, ajourés + Et flottants, dans lesquels votre cou s'effémine : + On y est plus à l'aise... et de moins haute mine, + Car le front n'ayant pas de maintien ni de loi, + S'abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi, + La Haine, chaque jour, me tuyaute et m'apprête + Empois : Espèce de colle épaisse, formée par l'amidon ou la fécule, dont les grains ont été gonflés et crevés par l'eau bouillante. [L] + La fraise dont l'empois force à lever la tête ; + Godron : Plis ronds qu'on fait aux fraises, aux jabots. + + Chaque ennemi de plus est un nouveau godron + Qui m'ajoute une gêne, et m'ajoute un rayon + Car, pareille en tous points à la fraise espagnole, + La Haine est un carcan, mais c'est une auréole ! + + + LE BRET, après un silence, passant son bras sous le sien. + Fais tout haut l'orgueilleux et l'amer, mais tout bas, + Dis-moi tout simplement qu'elle ne t'aime pas ! + + + CYRANO, vivement. + Tais-toi ! + Depuis un moment, Christian est entré, s'est mêlé aux cadets ; ceux-ci ne lui adressent pas la parole ; il a fini par s'asseoir seul à une petite table où Lise le sert. + +
+
+ SCÈNE IX. Cyrano, Le Bret, Les Cadets, Christian de Neuvillette. + + UN CADET, assis à une table du fond, le verre en main. + Hé ! Cyrano ! + Cyrano se retourne. + Le récit ? + + + CYRANO. + Tout à l'heure ! + Il remonte au bras de Le Bret. Ils causent bas. + + + LE CADET, se levant, et descendant. + Le récit du combat ! Ce sera la meilleure + Leçon + Il s'arrête devant la table où est Christian. + ... pour ce timide apprentif ! + + + CHRISTIAN, levant la tête. + Apprentif ? + + + UN AUTRE CADET. + Oui, septentrional maladif ! + + + CHRISTIAN. + Maladif ? + + + PREMIER CADET, goguenard. + Monsieur_de_Neuvillette, apprenez quelque chose : + C'est qu'il est un objet, chez nous, dont on ne cause + Pas plus que de cordon dans l'hôtel d'un pendu ! + + + CHRISTIAN. + Qu'est-ce ? + + + UN AUTRE CADET, d'une voix terrible. + Regardez-moi ! + Il pose trois fois, mystérieusement, son doigt sur son nez. + M'avez-vous entendu ? + + + CHRISTIAN. + Ah ! C'est le... + + + UN AUTRE. + Chut !... Jamais ce mot ne se profère ! + Il montre Cyrano qui cause au fond avec Le Bret. + Ou c'est à lui, là-bas, que l'on aurait affaire ! + + + UN AUTRE, qui, pendant qu'il était tourné vers les premiers, est venu sans bruit s'asseoir sur la table, dans son dos. + Deux nasillards par lui furent exterminés + Parce_qu'il lui déplut qu'ils parlassent du nez ! + + + UN AUTRE, d'une voix caverneuse, surgissant de sous la table où il s'est glissé à quatre pattes. + Défuncter : mot inventé par Edmond Rostand, similaire à défunter qui lui même peut signifier mourir. + On ne peut faire, sans défuncter avant l'âge, + La moindre allusion au fatal cartilage ! + + + UN AUTRE, lui posant la main sur l'épaule. + Un mot suffit ! Que dis-je, un mot ? Un geste, un seul ! + Et tirer son mouchoir, c'est tirer son linceul ! + Silence. Tous autour de lui, les bras croisés, le regardent. Il se lève et va à Carbon de Castel-Jaloux qui, causant avec un officier, a l'air de ne rien voir. + + + CHRISTIAN. + Capitaine ! + + + CARBON, se retournant et le toisant. + Monsieur ? + + + CHRISTIAN. + Que fait-on quand on trouve + Des méridionaux trop vantards ?... + + + CARBON. + On leur prouve + Qu'on peut être du Nord et courageux. + Il lui tourne le dos. + + + CHRISTIAN. + Merci. + + + PREMIER CADET, à Cyrano. + Maintenant, ton récit ! + + + TOUS. + Son récit ! + + + CYRANO, redescendant vers eux. + Mon récit ?... + Tous rapprochent leurs escabeaux, se groupent autour de lui, tendent le col. Christian s'est mis à cheval sur une chaise. + Eh bien ! Donc je marchais tout seul, à leur rencontre. + La lune, dans le ciel, luisait comme une montre, + Quand soudain, je ne sais quel soigneux horloger + S'étant mis à passer un coton nuager + Sur le boîtier d'argent de cette montre ronde, + Il se fit une nuit la plus noire du monde, + Et les quais n'étant pas du tout illuminés, + Mordious ! On n'y voyait pas plus loin... + + + CHRISTIAN. + Que son nez. + Silence. Tout le monde se lève lentement. On regarde Cyrano avec terreur. Celui-ci s'est interrompu, stupéfait. Attente. + + + CYRANO. + Qu'est-ce que c'est que cet homme-là ? + + + UN CADET, à mi-voix. + C'est un homme + Arrivé ce matin. + + + CYRANO, faisant un pas vers Christian. + Ce matin ? + + + CARBON, à mi-voix. + Il se nomme + Le baron_de_Neuvil... + + + CYRANO, vivement, s'arrêtant. + Ah ! C'est bien... + Il pâlit, rougit, a encore un mouvement pour se jeter sur Christian. + Je... + Puis, il se domine, et dit d'une voix sourde. + Très bien... + Il reprend. + Je disais donc... + Avec un éclat de rage dans la voix. + Mordious !... + Il continue d'un ton naturel. + que l'on n'y voyait rien. + Stupeur. On se rassied en se regardant. + Et je marchais, songeant que pour un gueux fort mince + J'allais mécontenter quelque grand, quelque prince, + Qui m'aurait sûrement... + + + CHRISTIAN. + Dans le nez... + Tout le monde se lève. Christian se balance sur sa chaise. + + + CYRANO, d'une voix étranglée. + Une dent, - + Qui m'aurait une dent... et qu'en somme, imprudent, + J'allais fourrer... + + + CHRISTIAN. + Le nez... + + + CYRANO. + Le doigt... entre l'écorce + Et l'arbre, car ce grand pouvait être de force + À me faire donner... + + + CHRISTIAN. + Sur le nez... + + + CYRANO, essuyant la sueur à son front. + Sur les doigts. + - Mais j'ajoutai : Marche, Gascon, fais ce que dois ! + Va, Cyrano ! Et ce disant, je me hasarde, + Quand, dans l'ombre, quelqu'un me porte... + + + CHRISTIAN. + Une nasarde. + + + CYRANO. + Je la pare et soudain me trouve... + + + CHRISTIAN. + Nez à nez... + + + CYRANO, bondissant vers lui. + Ventre-Saint-Gris ! + Tous les Gascons se précipitent pour voir ; arrivé sur Christian, il se maîtrise et continue. + ... avec cent braillards avinés + Qui puaient... + + + CHRISTIAN. + À plein nez... + + + CYRANO, blême et souriant. + Litharge : Ancien nom du protoxyde de plomb demi-vitreux. On recommande l'emploi de la litharge pour fixer les barres de fer dans la pierre, de préférence au soufre, au plomb, etc. [L] + L'oignon et la litharge ! + Je bondis, front baissé... + + + CHRISTIAN. + Nez au vent ! + + + CYRANO. + Et je charge ! + J'en estomaque deux ! J'en empale un tout vif ! + Quelqu'un m'ajuste : Paf ! Et je riposte... + + + CHRISTIAN. + Pif ! + + + CYRANO, éclatant. + Tonnerre ! Sortez tous ! + Tous les cadets se précipitent vers les portes. + + + PREMIER CADET. + C'est le réveil du tigre ! + + + CYRANO. + Tous ! Et laissez-moi seul avec cet homme ! + + + DEUXIEME CADET. + Bigre ! + On va le retrouver en hachis ! + + + RAGUENEAU. + En hachis ? + + + UN AUTRE CADET. + Dans un de vos pâtés ! + + + RAGUENEAU. + Je sens que je blanchis, + Et que je m'amollis comme une serviette ! + + + CARBON. + Sortons ! + + + UN AUTRE. + Il n'en va pas laisser une miette ! + + + UN AUTRE. + Ce qui va se passer ici, j'en meurs d'effroi ! + + + UN AUTRE, refermant la porte de droite. + Quelque chose d'épouvantable ! + Ils sont tous sortis, - soit par le fond, soit par les côtés, - quelques-uns ont disparu par l'escalier. Cyrano et Christian restent face à face, et se regardent un moment. + +
+
+ SCÈNE X. Cyrano, Christian. + + CYRANO. + Embrasse-moi ! + + + CHRISTIAN. + Monsieur... + + + CYRANO. + Brave. + + + CHRISTIAN. + Ah çà ! Mais !... + + + CYRANO. + Très brave. Je préfère. + + + CHRISTIAN. + Me direz-vous ?... + + + CYRANO. + Embrasse-moi. Je suis son frère. + + + CHRISTIAN. + De qui ? + + + CYRANO. + Mais d'elle ! + + + CHRISTIAN. + Hein ?... + + + CYRANO. + Mais de Roxane ! + + + CHRISTIAN, courant à lui. + Ciel ! + Vous, son frère ? + + + CYRANO. + Ou tout comme : un cousin fraternel. + + + CHRISTIAN. + Elle vous a ?... + + + CYRANO. + Tout dit ! + + + CHRISTIAN. + M'aime-t-elle ? + + + CYRANO. + Peut-être ! + + + CHRISTIAN, lui prenant les mains. + Comme je suis heureux, Monsieur, de vous connaître ! + + + CYRANO. + Voilà ce qui s'appelle un sentiment soudain. + + + CHRISTIAN. + Pardonnez-moi... + + + CYRANO, le regardant, et lui mettant la main sur l'épaule. + C'est vrai qu'il est beau, le gredin ! + + + CHRISTIAN. + Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire ! + + + CYRANO. + Mais tous ces nez que vous m'avez... + + + CHRISTIAN. + Je les retire ! + + + CYRANO. + Roxane attend ce soir une lettre... + + + CHRISTIAN. + Hélas ! + + + CYRANO. + Quoi ! + + + CHRISTIAN. + C'est me perdre que de cesser de rester coi ! + + + CYRANO. + Comment ? + + + CHRISTIAN. + Las ! Je suis sot à m'en tuer de honte. + + + CYRANO. + Mais non, tu ne l'es pas puisque tu t'en rends compte. + D'ailleurs, tu ne m'as pas attaqué comme un sot. + + + CHRISTIAN. + Bah ! On trouve des mots quand on monte à l'assaut ! + Oui, j'ai certain esprit facile et militaire, + Mais je ne sais, devant les femmes, que me taire. + Oh ! Leurs yeux, quand je passe, ont pour moi des bontés... + + + CYRANO. + Leurs coeurs n'en ont-ils plus quand vous vous arrêtez ? + + + CHRISTIAN. + Non ! Car je suis de ceux, - je le sais... Et je tremble ! - + Qui ne savent parler d'amour. + + + CYRANO. + Tiens !... Il me semble + Que si l'on eût pris soin de me mieux modeler, + J'aurais été de ceux qui savent en parler. + + + CHRISTIAN. + Oh ! Pouvoir exprimer les choses avec grâce ! + + + CYRANO. + Être un joli petit mousquetaire qui passe ! + + + CHRISTIAN. + Roxane est précieuse et sûrement je vais + Désillusionner Roxane ! + + + CYRANO, regardant Christian. + Si j'avais + Pour exprimer mon âme un pareil interprète ! + + + CHRISTIAN, avec désespoir. + Il me faudrait de l'éloquence ! + + + CYRANO, brusquement. + Je t'en prête ! + Toi du charme physique et vainqueur, prête m'en : + Et faisons à nous deux un héros de roman ! + + + CHRISTIAN. + Quoi ? + + + CYRANO. + Te sens-tu de force à répéter les choses + Que chaque jour je t'apprendrai ?... + + + CHRISTIAN. + Tu me proposes ?... + + + CYRANO. + Roxane n'aura pas de désillusion ! + Dis, veux-tu qu'à nous deux nous la séduisions ? + Veux-tu sentir passer, de mon pourpoint de buffle + Dans ton pourpoint brodé, l'âme que je t'insuffle !... + + + CHRISTIAN. + Mais, Cyrano !... + + + CYRANO. + Christian, veux-tu ? + + + CHRISTIAN. + Tu me fais peur ! + + + CYRANO. + Puisque tu crains, tout seul, de refroidir son coeur, + Veux-tu que nous fassions - et bientôt tu l'embrases ! - + Collaborer un peu tes lèvres et mes phrases ?... + + + CHRISTIAN. + Tes yeux brillent !... + + + CYRANO. + Veux-tu ?... + + + CHRISTIAN. + Quoi ! Cela te ferait + Tant de plaisir ?... + + + CYRANO, avec enivrement. + Cela... + Se reprenant, et en artiste. + Cela m'amuserait ! + C'est une expérience à tenter un poète. + Veux-tu me compléter et que je te complète ? + Tu marcheras, j'irai dans l'ombre à ton côté : + Je serai ton esprit, tu seras ma beauté. + + + CHRISTIAN. + Mais la lettre qu'il faut, au plus tôt, lui remettre ! + Je ne pourrai jamais... + + + CYRANO, sortant de son pourpoint la lettre qu'il a écrite. + Tiens, la voilà, ta lettre ! + + + CHRISTIAN. + Comment ? + + + CYRANO. + Hormis l'adresse, il n'y manque plus rien. + + + CHRISTIAN. + Je... + + + CYRANO. + Tu peux l'envoyer. Sois tranquille. Elle est bien. + + + CHRISTIAN. + Vous aviez ?... + + + CYRANO. + Nous avons toujours, nous, dans nos poches, + Des épîtres à des Chloris... de nos caboches, + Car nous sommes ceux-là qui pour amantes n'ont + Que du rêve soufflé dans la bulle d'un nom !... + Prends, et tu changeras en vérités ces feintes ; + Je lançais au hasard ces aveux et ces plaintes : + Tu verras se poser tous ces oiseaux errants. + Tu verras que je fus dans cette lettre - prends ! - + D'autant plus éloquent que j'étais moins sincère ! + - Prends donc, et finissons ! + + + CHRISTIAN. + N'est-il pas nécessaire + De changer quelques mots ? Écrite en divaguant, + Ira-t-elle à Roxane ? + + + CYRANO. + Elle ira comme un gant ! + + + CHRISTIAN. + Mais... + + + CYRANO. + La crédulité de l'amour-propre est telle, + Que Roxane croira que c'est écrit pour elle ! + + + CHRISTIAN. + Ah ! Mon ami ! + Il se jette dans les bras de Cyrano. Ils restent embrassés. + +
+
+ SCÈNE XI. Cyrano, Christian, Les Gascons, Le Mousquetaire, Lise. + + UN CADET, entr'ouvrant la porte. + Plus rien... Un silence de mort... + Je n'ose regarder... + Il passe la tête. + Hein ? + + + TOUS LES CADETS, entrant et voyant Cyrano et Christian qui s'embrassent. + Ah !... Oh !... + + + UN CADET. + C'est trop fort ! + Consternation. + + + LE MOUSQUETAIRE, goguenard. + Ouais ?... + + + CARBON. + Notre démon est doux comme un apôtre ! + Quand sur une narine on le frappe, - il tend l'autre ? + + + LE MOUSQUETAIRE. + On peut donc lui parler de son nez, maintenant ?... + Appelant Lise, d'un air triomphant. + - Eh ! Lise ! Tu vas voir ! + Humant l'air avec affectation. + Oh !... Oh !... C'est surprenant ! + Quelle odeur !... + Allant à Cyrano, dont il regarde le nez avec impertinence. + Mais monsieur doit l'avoir reniflée ? + Qu'est-ce que cela sent ici ?... + + + CYRANO, le souffletant. + La giroflée ! + Joie. Les cadets ont retrouvé Cyrano ; ils font des culbutes. + +
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+ ACTE III +LE BAISER DE ROXANE. +Une petite place dans l'ancien Marais. Vieilles maisons. Perspectives de ruelles. À droite, la maison de Roxane et le mur de son jardin qui débordent de larges feuillages. Au-dessus de la porte, fenêtre et balcon. Un banc devant le seuil. Du lierre grimpe au mur, du jasmin enguirlande le balcon, frissonne et retombe. Par le banc et les pierres en saillie du mur, on peut facilement grimper au balcon. En face, une ancienne maison de même style, brique et pierre, avec une porte d'entrée. Le heurtoir de cette porte est emmailloté de linge comme un pouce malade. Au lever du rideau, la Duègne est assise sur le banc. La fenêtre est grande ouverte sur le balcon de Roxane. Près de la Duègne se tient debout Ragueneau, vêtu d'une sorte de livrée : il termine un récit, en s'essuyant les yeux. +
+ SCÈNE I. Ragueneau, La Duègne, puis Roxane, Cyrano et deux pages. + + RAGUENEAU. + ... Et puis, elle est partie avec un mousquetaire ! + Seul, ruiné, je me pends. J'avais quitté la terre. + Monsieur de Bergerac entre, et, me dépendant, + Me vient à sa cousine offrir comme intendant. + + + LA DUÈGNE. + Mais comment expliquer cette ruine où vous êtes ? + + + RAGUENEAU. + Lise aimait les guerriers, et j'aimais les poètes ! + Mars mangeait les gâteaux que laissait Apollon + - Alors, vous comprenez, cela ne fut pas long ! + + + LA DUÈGNE, se levant et appelant vers la fenêtre ouverte. + Roxane, êtes-vous prête ?... On nous attend ! + + + LA VOIX DE ROXANE, par la fenêtre. + Je passe + Une mante ! + + + LA DUÈGNE, à Ragueneau, lui montrant la porte d'en face. + C'est là qu'on nous attend, en face. + Chez Clomire. Elle tient bureau, dans son réduit. + On y lit un discours sur le Tendre, aujourd'hui. + + + RAGUENEAU. + Sur le Tendre ? + + + LA DUÈGNE, minaudant. + Mais oui !... + Criant vers la fenêtre. + Roxane, il faut descendre, + Ou nous allons manquer le discours sur le Tendre ! + + + LA VOIX DE ROXANE. + Je viens ! + On entend un bruit d'instruments à cordes qui se rapproche. + + + LA VOIX DE CYRANO, chantant dans la coulisse. + La ! La ! La ! La ! + + + LA DUÈGNE, surprise. + On nous joue un morceau ? + + + CYRANO, suivi de deux pages porteurs de théorbes. + Je vous dis que la croche est triple, triple sot ! + + + PREMIER PAGE, ironique. + Vous savez donc, Monsieur, si les croches sont triples ? + + + CYRANO. + Je suis musicien, comme tous les disciples + De Gassendi ! + + + LE PAGE, jouant et chantant. + La ! La ! + + + CYRANO, lui arrachant le théorbe et continuant la phrase musicale. + Je peux continuer !... + La ! La ! La ! La ! + + + ROXANE, paraissant sur le balcon. + C'est vous ? + + + CYRANO, chantant sur l'air qu'il continue. + Moi qui viens saluer + Vos lys, et présenter mes respects à vos ro.....ses ! + + + ROXANE. + Je descends ! + Elle quitte le balcon. + + + LA DUÈGNE, montrant les pages. + Qu'est-ce donc que ces deux virtuoses ? + + + CYRANO. + C'est un pari que j'ai gagné sur d_Assoucy. + Nous discutions un point de grammaire. - Non ! - Si ! - + Quand soudain me montrant ces deux escogriffes + Habiles à gratter les cordes de leurs griffes, + Et dont il fait toujours son escorte, il me dit : + « Je te parie un jour de musique ! » Il perdit. + Jusqu'à ce que Phoebus recommence son orbe, + Théorbe : Instrument à cordes pincées, de la famille des luths, inventé au commencement du XVIe siècle par un musicien italien, nommé Bardella. [L] + J'ai donc sur mes talons ces joueurs de théorbe, + De tout ce que je fais harmonieux témoins !... + Ce fut d'abord charmant, et ce l'est déjà moins. + Aux musiciens. + Pavane : Danse grave venue d'Espagne, où les danseurs font la roue l'un devant l'autre, comme les paons avec leur queue, d'où lui est venue le nom (Trévoux). + Hep !... Allez de ma part jouer une pavane + À Montfleury !... + Les pages remontent pour sortir. - À la Duègne. + Je viens demander à Roxane + Ainsi que chaque soir... + Aux pages qui sortent. + Jouez longtemps, - et faux ! + À la Duègne. + ...Si l'ami de son coeur est toujours sans défauts ? + + + ROXANE, sortant de la maison. + Ah ! Qu'il est beau, qu'il a d'esprit et que je l'aime ! + + + CYRANO, souriant. + Christian a tant d'esprit ?... + + + ROXANE. + Mon cher, plus que vous-même ! + + + CYRANO. + J'y consens. + + + ROXANE. + Il ne peut exister à mon goût + Plus fin diseur de ces jolis rien qui sont tout. + Parfois il est distrait, ses Muses sont absentes ; + Puis, tout à coup, il dit des choses ravissantes ! + + + CYRANO, incrédule. + Non ? + + + ROXANE. + C'est trop fort ! Voilà comme les hommes sont : + Il n'aura pas d'esprit puisqu'il est beau garçon ! + + + CYRANO. + Il sait parler du coeur d'une façon experte ? + + + ROXANE. + Mais il n'en parle pas, Monsieur, il en disserte ! + + + CYRANO. + Il écrit ? + + + ROXANE. + Mieux encor ! Écoutez donc un peu + Déclamant. + « Plus tu me prends de coeur, plus j'en ai !... » + Triomphante. + Eh bien ! + + + CYRANO. + Peuh !... + + + ROXANE. + Et ceci : « Pour souffrir, puisqu'il m'en faut un autre, + Si vous gardez mon coeur, envoyez-moi le vôtre ! » + + + CYRANO. + Tantôt il en a trop et tantôt pas assez. + Qu'est-ce au juste qu'il veut, de coeur ?... + + + ROXANE, frappant du pied. + Vous m'agacez ! + C'est la jalousie... + + + CYRANO, tressaillant. + Hein !... + + + ROXANE. + ...d'auteur qui vous dévore ! + - Et ceci, n'est-il pas du dernier tendre encore ? + « Croyez que devers vous mon coeur ne fait qu'un cri, + Et que si les baisers s'envoyaient par écrit, + Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres !... » + + + CYRANO, souriant malgré lui de satisfaction. + Ha ! Ha ! Ces lignes-là sont... Hé ! Hé ! + Se reprenant et avec dédain. + mais bien mièvres ! + + + ROXANE. + Et ceci... + + + CYRANO, ravi. + Vous savez donc ses lettres par coeur ? + + + ROXANE. + Toutes ! + + + CYRANO, frisant sa moustache. + Il n'y a pas à dire : c'est flatteur ! + + + ROXANE. + C'est un maître ! + + + CYRANO, modeste. + Oh !... Un maître !... + + + ROXANE, péremptoire. + Un maître !... + + + CYRANO, saluant. + Soit !... Un maître !... + + + LA DUÈGNE, qui était remontée, redescend vivement. + Monsieur_de_Guiche ! + À Cyrano, le poussant vers la maison. + Entrez !... car il vaut mieux, peut-être, + Qu'il ne vous trouve pas ici ; cela pourrait + Le mettre sur la piste... + + + ROXANE, à Cyrano. + Oui, de mon cher secret ! + Il m'aime, il est puissant, il ne faut pas qu'il sache ! + Il peut dans mes amours donner un coup de hache ! + + + CYRANO, entrant dans la maison. + Bien ! Bien ! Bien ! + De Guiche paraît. + +
+
+ SCÈNE II. Roxane, De Guiche, La Duègne à l'écart. + + ROXANE, à de Guiche, lui faisant une révérence. + Je sortais. + + + DE GUICHE. + Je viens prendre congé. + + + ROXANE. + Vous partez ? + + + DE GUICHE. + Pour la guerre. + + + ROXANE. + Ah ! + + + DE GUICHE. + Ce soir même. + + + ROXANE. + Ah ! + + + DE GUICHE. + J'ai + Des ordres. On assiège Arras. + + + ROXANE. + Ah !... On assiège ?... + + + DE GUICHE. + Oui... Mon départ a l'air de vous laisser de neige. + + + ROXANE, poliment. + Oh !... + + + DE GUICHE. + Moi, je suis navré. Vous reverrai-je ?... Quand ? + - Vous savez que je suis nommé mestre_de_camp ? + + + ROXANE, indifférente. + Bravo. + + + DE GUICHE. + Du régiment des gardes. + + + ROXANE, saisie. + Ah ! Des gardes ? + + + DE GUICHE. + Où sert votre cousin, l'homme aux phrases vantardes. + Je saurai me venger de lui, là-bas. + + + ROXANE, suffoquée. + Comment ! + Les gardes vont là-bas ? + + + DE GUICHE, riant. + Tiens ! C'est mon régiment ! + + + ROXANE, tombant assise sur le banc, - à part. + Christian ! + + + DE GUICHE. + Qu'avez-vous ? + + + ROXANE, toute émue. + Ce... départ... me désespère ! + Quand on tient à quelqu'un, le savoir à la guerre ! + + + DE GUICHE, surpris et charmé. + Pour la première fois me dire un mot si doux, + Le jour de mon départ ! + + + ROXANE, changeant de ton et s'éventant. + Alors, - vous allez vous + Venger de mon cousin ?... + + + DE GUICHE, souriant. + On est pour lui ? + + + ROXANE. + Non, - contre ! + + + DE GUICHE. + Vous le voyez ? + + + ROXANE. + Très peu. + + + DE GUICHE. + Partout on le rencontre + Avec un des cadets... + Il cherche le nom. + ce Neu... villen... viller... + + + ROXANE. + Un grand ? + + + DE GUICHE. + Blond. + + + ROXANE. + Roux. + + + DE GUICHE. + Beau ! + + + ROXANE. + Peuh ! + + + DE GUICHE. + Mais bête. + + + ROXANE. + Il en a l'air ! + Changeant de ton. + ... Votre vengeance envers Cyrano, - c'est peut-être + De l'exposer au feu, qu'il adore ?... Elle est piètre ! + Je sais bien, moi, ce qui lui serait sanglant ! + + + DE GUICHE. + C'est ?... + + + ROXANE. + Mais si le régiment, en partant, le laissait + Avec ses chers cadets, pendant toute la guerre, + À Paris, bras croisés !... C'est la seule manière, + Un homme comme lui, de le faire enrager + Vous voulez le punir ? Privez-le de danger. + + + DE GUICHE. + Une femme ! Une femme ! Il n'y a qu'une femme + Pour inventer ce tour ! + + + ROXANE. + Il se rongera l'âme, + Et ses amis les poings, de n'être pas au feu + Et vous serez vengé ! + + + DE GUICHE, se rapprochant. + Vous m'aimez donc un peu ! + Elle sourit. + Je veux voir dans ce fait d'épouser ma rancune + Une preuve d'amour, Roxane !... + + + ROXANE. + C'en est une. + + + DE GUICHE, montrant plusieurs plis cachetés. + J'ai les ordres sur moi qui vont être transmis + À chaque compagnie, à l'instant même, hormis... + Il en détache un. + Celui-ci ! C'est celui des cadets. + Il le met dans sa poche. + Je le garde. + Riant. + Ah ! Ah ! Ah ! Cyrano !... Son humeur bataillarde !... + - Vous jouez donc des tours aux gens, vous ?... + + + ROXANE, le regardant. + Quelquefois. + + + DE GUICHE, tout près d'elle. + Vous m'affolez ! Ce soir - écoutez - oui, je dois + Être parti. Mais fuir quand je vous sens émue !... + Écoutez. Il y a, près d'ici dans la rue + D'Orléans, un couvent fondé par le syndic + Des capucins, le Père_Athanase. Un laïc + N'y peut entrer. Mais les bons Pères, je m'en charge !... + Ils peuvent me cacher dans leur manche : elle est large. + - Ce sont les capucins qui servent Richelieu + Chez lui ; redoutant l'oncle, ils craignent le neveu. - + On me croira parti. Je viendrai sous le masque. + Laisse-moi retarder d'un jour, chère fantasque ! + + + ROXANE, vivement. + Mais si cela s'apprend, votre gloire... + + + DE GUICHE. + Bah ! + + + ROXANE. + Mais + Le siège, Arras... + + + DE GUICHE. + Tant pis ! Permettez ! + + + ROXANE. + Non ! + + + DE GUICHE. + Permets ! + + + ROXANE, tendrement. + Je dois vous le défendre ! + + + DE GUICHE. + Ah ! + + + ROXANE. + Partez ! + À part. + Christian reste. + Haut. + Je vous veux héroïque, - Antoine ! + + + DE GUICHE. + Mot céleste ! + Vous aimez donc celui ?... + + + ROXANE. + Pour lequel j'ai frémi. + + + DE GUICHE, transporté de joie. + Je pars ! + Il lui baise la main. + Êtes-vous contente ? + + + ROXANE. + Oui, mon ami ! + Il sort. + + + LA DUÈGNE, lui faisant dans le dos une révérence comique. + Oui mon ami ! + + + ROXANE, à la Duègne. + Taisons ce que je viens de faire + Cyrano m'en voudrait de lui voler sa guerre ! + Elle appelle vers la maison. + Cousin ! + +
+
+ SCÈNE III. Roxane, La Duègne, Cyrano. + + ROXANE. + Nous allons chez Clomire. + Elle désigne la porte d'en face. + Alcandre y doit + Parler, et Lysimon ! + + + LA DUÈGNE, mettant son petit doigt dans son oreille. + Oui ! Mais mon petit doigt + Dit qu'on va les manquer ! + + + CYRANO, à Roxane. + Ne manquez pas ces singes. + Ils sont arrivé devant la porte de Clomire. + + + LA DUÈGNE, avec ravissement. + Oh ! Voyez ! Le heurtoir est entouré de linges !... + Au heurtoir. + On vous a bâillonné pour que votre métal + Ne troublât pas les beaux discours, - petit brutal ! + Elle le soulève avec des soins infinis et frappe doucement. + + + ROXANE, voyant qu'on ouvre. + Entrons !... + Du seuil, à Cyrano. + Si Christian vient, comme je présume, + Qu'il m'attende ! + + + CYRANO, vivement comme elle va disparaître. + Ah !... + Elle se retourne. + Sur quoi, selon votre coutume, + Comptez-vous aujourd'hui l'interroger ? + + + ROXANE. + Sur... + + + CYRANO, vivement. + Sur ? + + + ROXANE. + Mais vous serez muet, là-dessus ! + + + CYRANO. + Comme un mur. + + + ROXANE. + Sur rien !... Je vais lui dire : Allez ! Partez sans bride ! + Improvisez. Parlez d'amour. Soyez splendide ! + + + CYRANO, souriant. + Bon. + + + ROXANE. + Chut !... + + + CYRANO. + Chut !... + + + ROXANE. + Pas un mot !... + Elle rentre et referme la porte. + + + CYRANO, la saluant, la porte une fois fermée. + En vous remerciant. + La porte se rouvre et Roxane passe la tête. + + + ROXANE. + Il se préparerait !... + + + CYRANO. + Diable, non !... + + + TOUS LES DEUX, ensemble. + Chut !... + La porte se ferme. + + + CYRANO, appelant. + Christian ! + +
+
+ SCÈNE IV. Cyrano, Christian. + + CYRANO. + Je sais tout ce qu'il faut. Prépare ta mémoire. + Voici l'occasion de se couvrir de gloire. + Ne perdons pas de temps. Ne prends pas l'air grognon. + Vite, rentrons chez toi, je vais t'apprendre... + + + CHRISTIAN. + Non ! + + + CYRANO. + Hein ? + + + CHRISTIAN. + Non ! J'attends Roxane ici. + + + CYRANO. + De quel vertige + Es-tu frappé ? Viens vite apprendre... + + + CHRISTIAN. + Non, te dis-je ! + Je suis las d'emprunter mes lettres, mes discours, + Et de jouer ce rôle, et de trembler toujours !... + C'était bon au début ! Mais je sens qu'elle m'aime ! + Merci. Je n'ai plus peur. Je vais parler moi-même. + + + CYRANO. + Ouais ! + + + CHRISTIAN. + Et qui te dit que je ne saurai pas ?... + Je ne suis pas si bête à la fin ! Tu verras ! + Mais, mon cher, tes leçons m'ont été profitables. + Je saurai parler seul ! Et, de par tous les diables, + Je saurai bien toujours la prendre dans mes bras !... + Apercevant Roxane, qui ressort de chez Clomire. + - C'est elle ! Cyrano, non, ne me quitte pas ! + + + CYRANO, le saluant. + Parlez tout seul, Monsieur. + Il disparaît derrière le mur du jardin. + +
+
+ SCÈNE V. Christian, Roxane, quelques précieux et précieuses, et La Duègne, un instant. + + ROXANE, sortant de la maison de Clomire avec une compagnie qu'elle quitte : révérences et saluts. + Barthénoïde ! - Alcandre ! - + Grémione !... + + + LA DUÈGNE, désespérée. + On a manqué le discours sur le Tendre ! + Elle rentre chez Roxane. + + + ROXANE, saluant encore. + Urimédonte... Adieu !... + Tous saluent Roxane, se resaluent entre eux, se séparent et s'éloignent par différentes rues. Roxane voit Christian. + C'est vous !... + Elle va à lui. + Le soir descend. + Attendez. Ils sont loin. L'air est doux. Nul passant. + Asseyons-nous. Parlez. J'écoute. + + + CHRISTIAN, s'assied près d'elle, sur le banc. Un silence. + Je vous aime. + + + ROXANE, fermant les yeux. + Oui, parlez-moi d'amour. + + + CHRISTIAN. + Je t'aime. + + + ROXANE. + C'est le thème. + Brodez, brodez. + + + CHRISTIAN. + Je vous... + + + ROXANE. + Brodez ! + + + CHRISTIAN. + Je t'aime tant. + + + ROXANE. + Sans doute. Et puis ? + + + CHRISTIAN. + Et puis... je serai si content + Si vous m'aimiez ! - Dis-moi, Roxane, que tu m'aimes ! + + + ROXANE, avec une moue. + Brouet : Quelquefois, par mépris, mauvais potage. [L] + Vous m'offrez du brouet quand j'espérais des crèmes ! + Dites un peu comment vous m'aimez ?... + + + CHRISTIAN. + Mais... beaucoup. + + + ROXANE. + Oh !... Délabyrinthez vos sentiments ! + + + CHRISTIAN. + Ton cou ! + Je voudrais l'embrasser !... + + + ROXANE. + Christian ! + + + CHRISTIAN. + Je t'aime ! + + + ROXANE, voulant se lever. + Encore ! + + + CHRISTIAN, vivement, la retenant. + Non, je ne t'aime pas ! + + + ROXANE, se rasseyant. + C'est heureux. + + + CHRISTIAN. + Je t'adore ! + + + ROXANE, se levant et s'éloignant. + Oh ! + + + CHRISTIAN. + Oui... Je deviens sot ! + + + ROXANE. + Et cela me déplaît ! + Comme il me déplairait que vous devinssiez laid. + + + CHRISTIAN. + Mais... + + + ROXANE. + Allez rassembler votre éloquence en fuite ! + + + CHRISTIAN. + Je... + + + ROXANE. + Vous m'aimez, je sais. Adieu. + Elle va vers la maison. + + + CHRISTIAN. + Pas tout de suite ! + Je vous dirai... + + + ROXANE, poussant la porte pour rentrer. + Que vous m'adorez... oui, je sais. + Non ! Non ! Allez vous-en ! + + + CHRISTIAN. + Mais je... + Elle lui ferme la porte au nez. + + + CYRANO, qui depuis un moment est rentré sans être vu. + C'est un succès. + +
+
+ SCÈNE VI. Christian, Cyrano, Les Pages, un instant. + + CHRISTIAN. + Au secours ! + + + CYRANO. + Non, Monsieur. + + + CHRISTIAN. + Je meurs si je ne rentre + En grâce, à l'instant même... + + + CYRANO. + Et comment puis-je, diantre ! + Vous faire à l'instant même, apprendre ?... + + + CHRISTIAN, lui saisissant le bras. + Oh ! Là, tiens, vois ! + La fenêtre du balcon s'est éclairée. + + + CYRANO, ému. + Sa fenêtre ! + + + CHRISTIAN, criant. + Je vais mourir ! + + + CYRANO. + Baissez la voix ! + + + CHRISTIAN, tout bas. + Mourir !... + + + CYRANO. + La nuit est noire... + + + CHRISTIAN. + Eh bien ? + + + CYRANO. + C'est réparable ! + Vous ne méritez pas... Mets-toi là, misérable ! + Là, devant le balcon ! Je me mettrai dessous... + Et je te soufflerai tes mots. + + + CHRISTIAN. + Mais... + + + CYRANO. + Taisez-vous ! + + + LES PAGES, reparaissant au fond, à Cyrano. + Hep ! + + + CYRANO. + Chut !... + Il leur fait signe de parler bas. + + + PREMIER PAGE, à mi-voix. + Nous venons de donner la sérénade + À Montfleury !... + + + CYRANO, bas, vite. + Allez vous mettre en embuscade + L'un à ce coin de rue, et l'autre à celui-ci ; + Et si quelque passant gênant vient par ici, + Jouez un air ! + + + DEUXIÈME PAGE. + Gassendiste : La philosophie atomistique, qui, fondée par Leucippe, suivie et agrandie par Démocrite, puis par Épicure et Lucrèce, a été reprise et perfectionnée par Gassendi. [L] + Quel air, Monsieur le gassendiste ? + + + CYRANO. + Joyeux pour une femme, et pour un homme, triste ! + Les pages disparaissent, un à chaque coin de rue. - À Christian. + Appelle-la ! + + + CHRISTIAN. + Roxane ! + + + CYRANO, ramassant des cailloux qu'il jette dans les vitres. + Attends ! Quelques cailloux. + + + ROXANE, entrouvrant sa fenêtre. + Qui donc m'appelle ? + + + CHRISTIAN. + Moi. + + + ROXANE. + Qui, moi ? + + + CHRISTIAN. + Christian. + + + ROXANE, avec dédain. + C'est vous ? + + + CHRISTIAN. + Je voudrais vous parler. + + + CYRANO, sous le balcon, à Christian. + Bien. Bien. Presque à voix basse. + + + ROXANE. + Non ! Vous parlez trop mal. Allez vous-en ! + + + CHRISTIAN. + De grâce !... + + + ROXANE. + Non ! Vous ne m'aimez plus ! + + + CHRISTIAN, à qui Cyrano souffle ses mots. + M'accuser, - justes dieux ! - + De n'aimer plus... quand... j'aime plus ! + + + ROXANE, qui allait refermer sa fenêtre, s'arrêtant. + Tiens, mais c'est mieux ! + + + CHRISTIAN, même jeu. + L'amour grandit bercé dans mon âme inquiète... + Que ce... cruel marmot prit pour... Barcelonnette ! + + + ROXANE, s'avançant sur le balcon. + C'est mieux ! - Mais, puisqu'il est cruel, vous fûtes sot + De ne pas, cet amour, l'étouffer au berceau ! + + + CHRISTIAN, même jeu. + Aussi l'ai-je tenté, mais tentative nulle + Ce... nouveau-né, Madame, est un petit... Hercule. + + + ROXANE. + C'est mieux ! + + + CHRISTIAN, même jeu. + Stranguler : Étrangler, serrer violemment. [CNRTL] + De sorte qu'il... strangula comme rien... + Les deux serpents... Orgueil et... Doute. + + + ROXANE, s'accoudant au balcon. + Ah ! C'est très bien. + - Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ? + Auriez-vous donc la goutte à l'imaginative ? + + + CYRANO, tirant Christian sous le balcon et se glissant à sa place. + Chut ! Cela devient trop difficile !... + + + ROXANE. + Aujourd'hui... + Vos mots sont hésitants. Pourquoi ? + + + CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian. + C'est qu'il fait nuit, + Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille. + + + ROXANE. + Les miens n'éprouvent pas difficulté pareille. + + + CYRANO. + Ils trouvent tout de suite ? Oh ! Cela va de soi, + Puisque c'est dans mon coeur, eux, que je les reçois ; + Or, moi, j'ai le coeur grand, vous, l'oreille petite. + D'ailleurs vos mots à vous descendent : ils vont plus vite, + Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps ! + + + ROXANE. + Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants. + + + CYRANO. + De cette gymnastique, ils ont pris l'habitude ! + + + ROXANE. + Je vous parle en effet d'une vraie altitude ! + + + CYRANO. + Certes, et vous me tueriez si de cette hauteur + Vous me laissiez tomber un mot dur sur le coeur ! + + + ROXANE, avec un mouvement. + Je descends ! + + + CYRANO, vivement. + Non ! + + + ROXANE, lui montrant le banc qui est sous le balcon. + Grimpez sur le banc, alors, vite ! + + + CYRANO, reculant avec effroi dans la nuit. + Non ! + + + ROXANE. + Comment... non ? + + + CYRANO, que l'émotion gagne de plus en plus. + Laissez un peu que l'on profite... + De cette occasion qui s'offre... de pouvoir + Se parler doucement, sans se voir. + + + ROXANE. + Sans se voir ? + + + CYRANO. + Mais oui, c'est adorable. On se devine à peine. + Vous voyez la noirceur d'un long manteau qui traîne, + J'aperçois la blancheur d'une robe d'été : + Moi je ne suis qu'une ombre, et vous qu'une clarté ! + Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes ! + Si quelquefois je fus éloquent... + + + ROXANE. + Vous le fûtes ! + + + CYRANO. + Mon langage jamais jusqu'ici n'est sorti + De mon vrai coeur... + + + ROXANE. + Pourquoi ? + + + CYRANO. + Parce_que... jusqu'ici + Je parlais à travers... + + + ROXANE. + Quoi ? + + + CYRANO. + ... le vertige où tremble + Quiconque est sous vos yeux !... Mais ce soir, il me semble... + Que je vais vous parler pour la première fois ! + + + ROXANE. + C'est vrai que vous avez une toute autre voix. + + + CYRANO, se rapprochant avec fièvre. + Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège + J'ose être enfin moi-même, et j'ose... + Il s'arrête et, avec égarement. + Où en étais-je ? + Je ne sais... tout ceci, - pardonnez mon émoi, - + C'est si délicieux... c'est si nouveau pour moi ! + + + ROXANE. + Si nouveau ? + + + CYRANO, bouleversé, et essayant toujours de rattraper ses mots. + Si nouveau... mais oui... d'être sincère : + La peur d'être raillé, toujours au coeur me serre... + + + ROXANE. + Raillé de quoi ? + + + CYRANO. + Mais de... d'un élan !... Oui, mon coeur + Toujours, de mon esprit s'habille, par pudeur : + Je pars pour décrocher l'étoile, et je m'arrête + Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette ! + + + ROXANE. + La fleurette a du bon. + + + CYRANO. + Ce soir, dédaignons-la ! + + + ROXANE. + Vous ne m'aviez jamais parlé comme cela ! + + + CYRANO. + Ah ! Si, loin des carquois, des torches et des flèches, + On se sauvait un peu vers des choses... plus fraîches ! + Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon + Lignon : Rivière du Forez en France, qui est aussi un lieu de l'action de l'Astrée d'Honoré d'Urfé. + Dé à coudre d'or fin, l'eau fade du Lignon, + Si l'on tentait de voir comment l'âme s'abreuve + En buvant largement à même le grand fleuve ! + + + ROXANE. + Mais l'esprit ?... + + + CYRANO. + J'en ai fait pour vous faire rester + D'abord, mais maintenant ce serait insulter + Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature, + Que de parler comme un billet doux de Voiture ! + - Laissons, d'un seul regard de ses astres, le ciel + Nous désarmer de tout notre artificiel : + Je crains tant que parmi notre alchimie exquise + Le vrai du sentiment ne se volatilise, + Que l'âme ne se vide à ces passe-temps vains, + Et que le fin du fin ne soit la fin des fins ! + + + ROXANE. + Mais l'esprit ?... + + + CYRANO. + Je le hais, dans l'amour ! C'est un crime + Lorsqu'on aime de trop prolonger cette escrime ! + Le moment vient d'ailleurs inévitablement, + - Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment ! - + Où nous sentons qu'en nous une amour noble existe + Que chaque joli mot que nous disons rend triste ! + + + ROXANE. + Eh bien ! Si ce moment est venu pour nous deux, + Quels mots me direz-vous ? + + + CYRANO. + Tous ceux, tous ceux, tous ceux + Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe, + Sans les mettre en bouquets : je vous aime, j'étouffe, + Je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop ; + Ton nom est dans mon coeur comme dans un grelot, + Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne, + Tout le temps, le grelot s'agite, et le nom sonne ! + De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé : + Je sais que l'an dernier, un jour, le douze mai, + Pour sortir le matin tu changeas de coiffure ! + J'ai tellement pris pour clarté ta chevelure + Que, comme lorsqu'on a trop fixé le soleil, + On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil, + Sur tout, quand j'ai quitté les feux dont tu m'inondes, + Mon regard ébloui pose des taches blondes ! + + + ROXANE, d'une voix troublée. + Oui, c'est bien de l'amour... + + + CYRANO. + Certes, ce sentiment + Qui m'envahit, terrible et jaloux, c'est vraiment + De l'amour, il en a toute la fureur triste ! + De l'amour, - et pourtant il n'est pas égoïste ! + Ah ! Que pour ton bonheur je donnerais le mien, + Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien, + S'il ne pouvait, parfois, que de loin, j'entendisse + Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice ! + - Chaque regard de toi suscite une vertu + Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu + À comprendre, à présent ? Voyons, te rends-tu compte ? + Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?... + Oh ! Mais vraiment, ce soir, c'est trop beau, c'est trop doux ! + Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, moi, vous ! + C'est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste, + Je n'ai jamais espéré tant ! Il ne me reste + Qu'à mourir maintenant ! C'est à_cause des mots + Que je dis qu'elle tremble entre les bleus rameaux ! + Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles ! + Car tu trembles ! Car j'ai senti, que tu le veuilles + Ou non, le tremblement adoré de ta main + Descendre tout le long des branches du jasmin ! + Il baise éperdument l'extrémité d'une branche pendante. + + + ROXANE. + Oui, je tremble, et je pleure, et je t'aime, et suis tienne ! + Et tu m'as enivrée ! + + + CYRANO. + Alors, que la mort vienne ! + Cette ivresse, c'est moi, moi, qui l'ai su causer ! + Je ne demande plus qu'une chose... + + + CHRISTIAN, sous le balcon. + Un baiser ! + + + ROXANE, se rejetant en arrière. + Hein ? + + + CYRANO. + Oh ! + + + ROXANE. + Vous demandez ? + + + CYRANO. + Oui... je... + À Christian bas. + Tu vas trop vite. + + + CHRISTIAN. + Puisqu'elle est si troublée, il faut que j'en profite ! + + + CYRANO, à Roxane. + Oui, je... j'ai demandé, c'est vrai... mais justes cieux ! + Je comprends que je fus bien trop audacieux. + + + ROXANE, un peu déçue. + Vous n'insistez pas plus que cela ? + + + CYRANO. + Si ! J'insiste... + Sans insister !... Oui, oui ! Votre pudeur s'attriste ! + Eh bien ! Mais, ce baiser... ne me l'accordez pas ! + + + CHRISTIAN, à Cyrano, le tirant par son manteau. + Pourquoi ? + + + CYRANO. + Tais-toi, Christian ! + + + ROXANE, se penchant. + Que dites-vous tout bas ? + + + CYRANO. + Mais d'être allé trop loin, moi-même je me gronde ; + Je me disais : tais-toi, Christian !... + Les théorbes se mettent à jouer. + Une seconde !... + On vient ! + Roxane referme la fenêtre. Cyrano écoute les théorbes, dont un joue un air folâtre et l'autre un air lugubre. + Air triste ? Air gai ?... Quel est donc leur dessein ? + Est-ce un homme ? Une femme ? - Ah ! C'est un capucin ! + Entre un capucin qui va de maison en maison, une lanterne à la main, regardant les portes. + +
+
+ SCÈNE VII. Cyrano, Christian, Un Capucin. + + CYRANO, au capucin. + Quel est ce jeu renouvelé de Diogène ? + + + LE CAPUCIN. + Je cherche la maison de madame... + + + CHRISTIAN. + Il nous gêne ! + + + LE CAPUCIN. + Magdeleine Robin... + + + CHRISTIAN. + Que veut-il ? + + + CYRANO, lui montrant une rue montante. + Par ici ! + Tout droit, toujours tout droit... + + + LE CAPUCIN. + Je vais pour vous + Dire mon chapelet jusqu'au grain majuscule. + Il sort. + + + CYRANO. + Cuculle : Nom d'un habit des bernardins ; l'autre était la tunique ; elles se portaient l'une sur l'autre et ne se quittaient ni jour ni nuit. [F] + Bonne chance ! Mes voeux suivent votre cuculle ! + Il redescend vers Christian. + +
+
+ SCÈNE VIII. Cyrano, Christian. + + CHRISTIAN. + Obtiens-moi ce baiser !... + + + CYRANO. + Non ! + + + CHRISTIAN. + Tôt ou tard... + + + CYRANO. + C'est vrai ! + Il viendra, ce moment de vertige enivré + Où vos bouches iront l'une vers l'autre, à_cause + De ta moustache blonde et de sa lèvre rose ! + À lui-même. + J'aime mieux que ce soit à_cause de... + Bruit de volet qui se rouvrent, Christian se cache sous le balcon. + +
+
+ SCÈNE IX. Cyrano, Christian, Roxane. + + ROXANE, s'avançant sur le balcon. + C'est vous ? + Nous parlions de... de... d'un... + + + CYRANO. + Baiser. Le mot est doux ! + Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l'ose ; + S'il la brûle déjà, que sera-ce la chose ? + Ne vous en faites pas un épouvantement + N'avez-vous pas tantôt, presque insensiblement, + Quitté le badinage et glissé sans alarmes + De sourire au soupir, et du soupir aux larmes ! + Glissez encore un peu d'insensible façon : + Des larmes au baiser il n'y a qu'un frisson ! + + + ROXANE. + Taisez-vous ! + + + CYRANO. + Un baiser, mais à tout prendre, qu'est-ce ? + Un serment fait d'un peu plus près, une promesse + Plus précise, un aveu qui veut se confirmer, + Un point rose qu'on met sur l'i du verbe aimer ; + C'est un secret qui prend la bouche pour oreille, + Un instant d'infini qui fait un bruit d'abeille, + Une communion ayant un goût de fleur, + Une façon d'un peu se respirer le coeur, + Et d'un peu se goûter, au bord des lèvres, l'âme ! + + + ROXANE. + Taisez-vous ! + + + CYRANO. + Un baiser, c'est si noble, Madame, + Que la reine de France, au plus heureux des lords, + En a laissé prendre un, la reine même ! + + + ROXANE. + Alors ! + + + CYRANO, s'exaltant. + J'eus comme Buckingham des souffrances muettes, + J'adore comme lui la reine que vous êtes, + Comme lui je suis triste et fidèle... + + + ROXANE. + Et tu es + Beau comme lui ! + + + CYRANO, à part, dégrisé. + C'est vrai, je suis beau, j'oubliais ! + + + ROXANE. + Eh bien ! Montez cueillir cette fleur sans pareille... + + + CYRANO, poussant Christian vers le balcon. + Monte ! + + + ROXANE. + Ce goût de coeur... + + + CYRANO. + Monte ! + + + ROXANE. + Ce bruit d'abeille... + + + CYRANO. + Monte ! + + + CHRISTIAN, hésitant. + Mais il me semble à présent que c'est mal ! + + + ROXANE. + Cet instant d'infini !... + + + CYRANO, le poussant. + Monte donc, animal ! + Christian s'élance, et par le banc, le feuillage, les piliers, atteint les balustres qu'il enjambe. + + + CHRISTIAN. + Ah ! Roxane ! + Il l'enlace et se penche sur ses lèvres. + + + CYRANO. + Aïe ! Au coeur, quel pincement bizarre ! + - Baiser, festin d'amour dont je suis le Lazare ! + Il me vient de cette ombre une miette de toi, - + Mais oui, je sens un peu mon coeur qui te reçoit, + Puisque sur cette lèvre où Roxane se leurre + Elle baise les mots que j'ai dits tout à l'heure ! + On entend les théorbes. + Un air triste, un air gai : le capucin ! + Il feint de courir comme s'il arrivait de loin, et d'une voix claire. + Holà ! + + + ROXANE. + Qu'est-ce ? + + + CYRANO. + Moi. Je passai... Christian est encor là ? + + + CHRISTIAN, très étonné. + Tiens, Cyrano ! + + + ROXANE. + Bonjour, cousin ! + + + CYRANO. + Bonjour, cousine ! + + + ROXANE. + Je descends ! + Elle disparaît dans la maison. Au fond rentre le capucin. + + + CHRISTIAN, l'apercevant. + Oh ! Encor ! + Il suit Roxane. + +
+
+ SCÈNE X. Cyrano, Christian, Le Capucin, Ragueneau. + + LE CAPUCIN. + C'est ici, - je m'obstine - + Magdeleine_Robin ! + + + CYRANO. + Vous aviez dit : Ro-lin. + + + LE CAPUCIN. + Non : bin. B, i, n, bin ! + + + ROXANE, paraissant sur le seuil de la maison, suivie de Ragueneau, qui porte une lanterne, et de Christian. + Qu'est-ce ? + + + LE CAPUCIN. + Une lettre. + + + CHRISTIAN. + Hein ? + + + LE CAPUCIN, à Roxane. + Oh ! Il ne peut s'agir que d'une sainte chose ! + C'est un digne seigneur qui... + + + ROXANE, à Christian. + C'est De_Guiche ! + + + CHRISTIAN. + Il ose ?... + + + ROXANE. + Oh ! Mais il ne va pas m'importuner toujours ! + Décachetant la lettre. + Je t'aime, et si... + À la lueur de la lanterne de Ragueneau, elle lit, à l'écart, à voix basse. + « Mademoiselle, les tambours + Soubreveste : Vêtement militaire sans manches qui se mettait par-dessus les autres vêtements et par-dessous la cuirasse. {L] + Battent ; mon régiment boucle sa soubreveste ; + Il part ; moi, l'on me croit déjà parti : je reste. + Je vous désobéis. Je suis dans ce couvent. + Je vais venir, et vous le mande auparavant + Par un religieux simple comme une chèvre + Qui ne peut rien comprendre à ceci. Votre lèvre + M'a trop souri tantôt : j'ai voulu la revoir. + Éloignez un chacun, et daignez recevoir + L'audacieux déjà pardonné, je l'espère, + Qui signe votre très... et caetera...» + Au capucin. + Mon père, + Voici ce que me dit cette lettre. Écoutez. + Tous se rapprochent, elle lit à haute voix. + « Mademoiselle, Il faut souscrire aux volontés + Du cardinal, si dur que cela vous puisse être. + C'est la raison pourquoi j'ai fait choix, pour remettre + Ces lignes en vos mains charmantes, d'un très saint, + D'un très intelligent et discret capucin ; + Nous voulons qu'il vous donne, et dans votre demeure, + La bénédiction + Elle tourne la page. + nuptiale sur l'heure. + Christian doit en secret devenir votre époux ; + Je vous l'envoie. Il vous déplaît. Résignez-vous. + Songez bien que le ciel bénira votre zèle, + Et tenez pour tout assuré, Mademoiselle, + Le respect de celui qui fut et qui sera + Toujours votre très humble et très... et caetera. » + + + LE CAPUCIN, rayonnant. + Digne seigneur !... Je l'avais dit. J'étais sans crainte ! + Il ne pouvait s'agir que d'une chose sainte ! + + + ROXANE, bas à Christian. + N'est-ce pas que je lis très bien les lettres ? + + + CHRISTIAN. + Hum ! + + + ROXANE, haut, avec désespoir. + Ah !... C'est affreux ! + + + LE CAPUCIN, qui a dirigé sur Cyrano la clarté de sa + C'est vous ? + + + CHRISTIAN. + C'est moi ! + + + LE CAPUCIN, tournant la lumière vers lui, et, comme si un doute lui venait, en voyant sa beauté. + Mais... + + + ROXANE, vivement. + Post-scriptum + « Donnez pour le couvent cent vingt pistoles. » + + + LE CAPUCIN. + Digne, Digne Seigneur ! + À Roxane. + Résignez-vous ! + + + ROXANE, en martyre. + Je me résigne ! + Pendant que Ragueneau ouvre la porte au capucin que Christian invite à entrer, elle dit bas à Cyrano. + Vous retenez ici De_Guiche ! Il va venir ! + Qu'il n'entre pas tant que... + + + CYRANO. + Compris ! + Au capucin. + Pour les bénir + Il vous faut ?... + + + LE CAPUCIN. + Un quart d'heure. + + + CYRANO, les poussant tous vers la maison. + Allez ! Moi, je demeure ! + + + ROXANE, à Christian. + Viens !... + Ils entrent. + + + CYRANO. + Comment faire perdre à De_Guiche un quart d'heure ? + Il se précipite sur le banc, grimpe au mur, vers le balcon. + Là !... Grimpons !... J'ai mon plan !... + Les théorbes se mettent à jouer une phrase lugubre. + Ho ! C'est un homme ! + Le trémolo devient sinistre. + Ho ! Ho ! + Cette fois, c'en est un !... + Il est sur le balcon, il rabaisse son feutre sur ses yeux, ôte son épée, se drape dans sa cape, puis se penche et regarde au-dehors. + Non, ce n'est pas trop haut... + Il enjambe les balustres et attirant à lui la longue branche d'un des arbres qui débordent le mur du jardin, il s'y accroche des deux mains, prêt à se laisser tomber. + Je vais légèrement troubler cette atmosphère !... + +
+
+ SCÈNE XI. Cyrano, De Guiche. + + DE GUICHE, qui entre, masqué, tâtonnant dans la nuit. + Qu'est-ce que ce maudit capucin peut bien faire ? + + + CYRANO. + Diable ! Et ma voix ?... S'il la reconnaissait ? + Lâchant d'une main, il a l'air de tourner une invisible clef. + Cric ! Crac ! + Solennellement. + Cyrano, reprenez l'accent de Bergerac !... + + + DE GUICHE, regardant la maison. + Oui, c'est là. J'y vois mal. Ce masque m'importune ! + Il va pour entrer. Cyrano saute du balcon en se tenant à la branche, qui plie, et le dépose entre la porte et De Guiche ; il feint de tomber lourdement, comme si c'était de très haut, et s'aplatit par terre, où il reste immobile, comme étourdi. De Guiche fait un bon en arrière. + Hein ? Quoi ? + Quand il lève les yeux, la branche s'est redressée ; il ne voit que le ciel ; il ne comprend pas. + D'où tombe cet homme ? + + + CYRANO, se mettant sur son séant, et avec l'accent de Gascogne. + De la lune ! + + + DE GUICHE. + De la ?... + + + CYRANO, d'une voix de rêve. + Quelle heure est-il ? + + + DE GUICHE. + N'a-t-il plus sa raison ? + + + CYRANO. + Quelle heure ? Quel pays ? Quel jour ? Quelle saison ? + + + DE GUICHE. + Mais... + + + CYRANO. + Je suis étourdi ! + + + DE GUICHE. + Monsieur... + + + CYRANO. + Comme une bombe + Je tombe de la lune ! + + + DE GUICHE, impatienté. + Ah çà ! Monsieur ! + + + CYRANO, se relevant, d'une voix terrible. + J'en tombe ! + + + DE GUICHE, reculant. + Soit ! Soit ! Vous en tombez !... C'est peut-être un dément ! + + + CYRANO, marchant sur lui. + Et je n'en tombe pas métaphoriquement !... + + + DE GUICHE. + Mais... + + + CYRANO. + Il y a cent ans, ou bien une minute, + - J'ignore tout à fait ce que dura ma chute ! - + J'étais dans cette boule à couleur de safran ! + + + DE GUICHE, haussant les épaules. + Oui. Laissez-moi passer ! + + + CYRANO, s'interposant. + Où suis-je ? Soyez franc ! + Ne me déguisez rien ! En quel lieu, dans quel site, + Viens-je de choir, Monsieur, comme un aérolithe ? + + + DE GUICHE. + Morbleu !... + + + CYRANO. + Tout en cheyant je n'ai pu faire choix + De mon point d'arrivée, - et j'ignore où je chois ! + Est-ce dans une lune ou bien dans une terre, + Postère : Dans l'ancien style burlesque, le derrière. [L] + Que vient de m'entraîner le poids de mon postère ? + + + DE GUICHE. + Mais je vous dis, Monsieur... + + + CYRANO, avec un cri de terreur qui fait reculer De Guiche. + Ha ! Grand Dieu !... je crois voir + Qu'on a dans ce pays le visage tout noir ! + + + DE GUICHE, portant la main à son visage. + Comment ? + + + CYRANO, avec une peur emphatique. + Suis-je en Alger ? Êtes-vous indigène ?... + + + DE GUICHE, qui a senti son masque. + Ce masque !... + + + CYRANO, feignant de se rassurer un peu. + Je suis donc à Venise, ou dans Gênes ? + + + DE GUICHE, voulant passer. + Une dame m'attend !... + + + CYRANO, complètement rassuré. + Je suis donc à Paris. + + + DE GUICHE, souriant malgré lui. + Le drôle est assez drôle ! + + + CYRANO. + Ah ! Vous riez ? + + + DE GUICHE. + Je ris, + Mais veux passer ! + + + CYRANO, rayonnant. + C'est à Paris que je retombe ! + Tout à fait à son aise, riant, s'époussetant, saluant. + J'arrive - excusez-moi ! - Par la dernière trombe. + Je suis un peu couvert d'éther. J'ai voyagé ! + J'ai les yeux tout remplis de poudre d'astres. J'ai + Aux éperons, encor, quelques poils de planète ! + Cueillant quelque chose sur sa manche. + Tenez, sur mon pourpoint, un cheveu de comète !... + Il souffle comme pour le faire envoler. + + + DE GUICHE, hors de lui. + Monsieur !... + + + CYRANO, au moment où il va passer, tend sa jambe comme pour y montrer quelque chose et l'arrête. + Dans mon mollet je rapporte une dent + De la Grande Ourse, - et comme, en frôlant le Trident, + Je voulais éviter une de ses trois lances, + Je suis aller tomber assis dans les Balances, - + Dont l'aiguille, à présent, là-haut, marque mon poids ! + Empêchant vivement De Guiche de passer et le prenant à un bouton du pourpoint. + Si vous serriez mon nez, Monsieur, entre vos doigts, + Il jaillirait du lait ! + + + DE GUICHE. + Hein ? Du lait ?... + + + CYRANO. + De la Voie + Lactée !... + + + DE GUICHE. + Oh ! Par l'enfer ! + + + CYRANO. + C'est le ciel qui m'envoie ! + Se croisant les bras. + Non ! Croiriez-vous, je viens de le voir en tombant, + Que Sirius, la nuit, s'affuble d'un turban ? + Confidentiel. + L'autre Ourse est trop petite encor pour qu'elle morde ! + Riant. + J'ai traversé la Lyre en cassant une corde ! + Superbe. + Mais je compte en un livre écrire tout ceci, + Et les étoiles d'or qu'en mon manteau roussi + Je viens de rapporter à mes périls et risques, + Quand on l'imprimera, serviront d'astérisques ! + + + DE GUICHE. + À_la_parfin, je veux... + + + CYRANO. + Vous, je vous vois venir ! + + + DE GUICHE. + Monsieur ! + + + CYRANO. + Vous voudriez de ma bouche tenir + Comment la lune est faite, et si quelqu'un habite + Dans la rotondité de cette cucurbite ? + + + DE GUICHE, criant. + Mais non ! Je veux... + + + CYRANO. + Savoir comment j'y suis monté. + Ce fut par un moyen que j'avais inventé. + + + DE GUICHE, découragé. + C'est un fou ! + + + CYRANO, dédaigneux. + Je n'ai pas refait l'aigle stupide + Regiomontanus : Johannes Müller von Königsberg dit Regiomontanus, astronome et mathématicien allemand du XVème siècle. + De Regiomontanus, ni le pigeon timide + D'Archytas !... + + + DE GUICHE. + C'est un fou, - mais un fou savant. + + + CYRANO. + Non, je n'imitai rien de ce qu'on fit avant ! + De Guiche a réussi à passer et il marche vers la porte de Roxane. Cyrano le suit, prêt à l'empoigner. + J'inventai six moyens de violer l'azur vierge ! + + + DE GUICHE, se retournant. + Six ? + + + CYRANO, avec volubilité. + Je pouvais, mettant mon corps nu comme un cierge, + Le caparaçonner de fioles de cristal + Toutes pleines des pleurs d'un ciel matutinal, + Et ma personne, alors, au soleil exposée, + L'astre l'aurait humée en humant la rosée ! + + + DE GUICHE, surpris et faisant un pas vers Cyrano. + Tiens ! Oui, cela fait un ! + + + CYRANO, reculant pour l'entraîner de l'autre côté. + Et je pouvais encor + Faire engouffrer du vent, pour prendre mon essor, + En raréfiant l'air dans un coffre de cèdre + Par des miroirs ardents, mis en icosaèdre ! + + + DE GUICHE, fait encor un pas. + Deux ! + + + CYRANO, reculant toujours. + Ou bien, machiniste autant qu'artificier, + Sur une sauterelle aux détentes d'acier, + Me faire, par des feux successifs de salpêtre, + Lancer dans les prés bleus où les astres vont paître ! + + + DE GUICHE, le suivant, sans s'en douter, et comptant sur ses doigts. + Trois ! + + + CYRANO. + Puisque la fumée a tendance à monter, + En souffler dans un globe assez pour m'emporter ! + + + DE GUICHE, même jeu, de plus en plus étonné. + Quatre ! + + + CYRANO. + Puisque Phoebé, quand son acte est le moindre, + Aime sucer, ô boeufs, votre moelle... m'en oindre ! + + + DE GUICHE, stupéfait. + Cinq ! + + + CYRANO, qui en parlant l'a amené jusqu'à l'autre côté de la place, près d'un banc. + Enfin, me plaçant sur un plateau de fer, + Prendre un morceau d'aimant et le lancer en l'air ! + Ça, c'est un bon moyen : le fer se précipite, + Aussitôt que l'aimant s'envole, à sa poursuite + On relance l'aimant bien vite, et cadédis ! + On peut monter ainsi indéfiniment. + + + DE GUICHE. + Six ! + - Mais voilà six moyens excellents !... Quel système + Choisîtes-vous des six, Monsieur ? + + + CYRANO. + Un septième ! + + + DE GUICHE. + Par exemple ! Et lequel ? + + + CYRANO. + Je vous le donne en cent ! + + + DE GUICHE. + C'est que ce mâtin-là devient intéressant ! + + + CYRANO, faisant le bruit des vagues avec de grands gestes mystérieux. + Houüh ! Houüh ! + + + DE GUICHE. + Eh bien ! + + + CYRANO. + Vous devinez ? + + + DE GUICHE. + Non ! + + + CYRANO. + La marée !... + À l'heure où l'onde par la lune est attirée, + Je me mis sur le sable - après un bain de mer - + Et la tête partant la première, mon cher, + - Car les cheveux, surtout, gardent l'eau dans leur franges ! - + Je m'enlevai dans l'air, droit, tout droit, comme un ange. + Je montais, je montais, doucement, sans efforts, + Quand je sentis un choc !... Alors... + + + DE GUICHE, entraîné par la curiosité et s'asseyant sur le banc. + Alors ? + + + CYRANO. + Alors... + Reprenant sa voix naturelle. + Le quart d'heure est passé, Monsieur, je vous délivre + Le mariage est fait. + + + DE GUICHE, se relevant d'un bond. + Ça, voyons, je suis ivre !... + Cette voix ? + La porte de la maison s'ouvre, des laquais paraissent portant des candélabres allumés. Lumière. Cyrano ôte son chapeau au bord abaissé. + Et ce nez !... Cyrano ? + + + CYRANO, saluant. + Cyrano. + - Ils viennent à l'instant d'échanger leur anneau. + + + DE GUICHE. + Qui cela ? + Il se retourne. - Tableau. Derrière les laquais, Roxane et Christian se tiennent par la main. Le capucin les suit en souriant. Ragueneau élève aussi un flambeau. La Duègne ferme la marche, ahurie, en petit saut de lit. + Ciel ! + +
+
+ SCÈNE XII. Les mêmes, Roxane, Christian, Le Capucin, Ragueneau, Laquais, La Duègne. + + DE GUICHE, à Roxane. + Vous ! + Reconnaissant Christian avec stupeur. + Lui ? + Saluant Roxane avec admiration. + Vous êtes des plus fines ! + À Cyrano. + Mes compliments, Monsieur l'inventeur des machines : + Votre récit eût fait s'arrêter au portail + Du paradis, un saint ! Notez-en le détail, + Car vraiment cela peut resservir dans un livre ! + + + CYRANO, s'inclinant. + Monsieur, c'est un conseil que je m'engage à suivre. + + + LE CAPUCIN, montrant les amants à De Guiche et hochant avec satisfaction sa grande barbe blanche. + Un beau couple, mon fils, réuni là par vous ! + + + DE GUICHE, le regardant d'un oeil glacé. + Oui. + À Roxane. + Veuillez dire adieu, Madame, à votre époux. + + + ROXANE. + Comment ? + + + DE GUICHE, à Christian. + Le régiment déjà se met en route. + Joignez-le ! + + + ROXANE. + Pour aller à la guerre ? + + + DE GUICHE. + Sans doute ! + + + ROXANE. + Mais, Monsieur, les cadets n'y vont pas ! + + + DE GUICHE. + Ils iront. + Tirant le papier qu'il avait mis dans sa poche. + Voici l'ordre. + À Christian. + Courez le portez, vous, baron. + + + ROXANE, se jetant dans les bras de Christian. + Christian ! + + + DE GUICHE, ricanant, à Cyrano. + La nuit de noce est encore lointaine ! + + + CYRANO, à part. + Dire qu'il croit me faire énormément de peine ! + + + CHRISTIAN, à Roxane. + Oh ! Tes lèvres encor ! + + + CYRANO. + Allons, voyons, assez ! + + + CHRISTIAN, continuant à embrasser Roxane. + C'est dur de la quitter... Tu ne sais pas... + + + CYRANO, cherchant à l'entraîner. + Je sais. + On entend au loin des tambours qui battent une marche. + + + DE GUICHE, qui est remonté au fond. + Le régiment qui part ! + + + ROXANE, à Cyrano, en retenant Christian qu'il essaye toujours d'entraîner. + Oh !... Je vous le confie ! + Promettez-moi que rien ne va mettre sa vie + En danger ! + + + CYRANO. + J'essaierai... mais ne peux cependant + Promettre... + + + ROXANE, même jeu. + Promettez qu'il sera très prudent ! + + + CYRANO. + Oui, je tâcherai, mais... + + + ROXANE, même jeu. + Qu'à ce siège terrible + Il n'aura jamais froid ! + + + CYRANO. + Je ferai mon possible. + Mais... + + + ROXANE, même jeu. + Qu'il sera fidèle ! + + + CYRANO. + Eh oui ! Sans doute, mais... + + + ROXANE, même jeu. + Qu'il m'écrira souvent ! + + + CYRANO, s'arrêtant. + Ça, - je vous le promets ! + +
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+ ACTE IV +LES CADETS DE GASCOGNE. +Le poste qu'occupe la compagnie de Carbon de Castel-Jaloux au siège d'Arras. Au fond, talus traversant toute la scène. Au delà s'aperçoit un horizon de plaine : le pays couvert de travaux de siège. Les murs d'Arras et la silhouette de ses toits sur le ciel, très loin. Tentes ; armes éparses ; tambours, etc. - Le jour va se lever. Jaune Orient. - Sentinelles espacées. Feux. Roulés dans leurs manteaux, les Cadets de Gascogne dorment. Carbon de Castel-Jaloux et Le Bret veillent. Ils sont très pâles et très maigris. Christian dort, parmi les autres, dans sa cape, aupremier plan, le visage éclairé par un feu. Silence. +
+ SCÈNE I. Christian, Carbon de Castel-Jaloux, Le Bret, les Cadets, puis Cyrano. + + LE BRET. + C'est affreux ! + + + CARBON. + Oui, plus rien. + + + LE BRET. + Mordious ! + + + CARBON, lui faisant signe de parler plus bas. + Jure en sourdine ! + Tu vas les réveiller. + Aux cadets. + Chut ! Dormez ! + À Le Bret. + Qui dort dîne ! + + + LE BRET. + Quand on a l'insomnie on trouve que c'est peu ! + Quelle famine ! + On entend au loin quelques coups de feu. + + + CARBON. + Ah ! Maugrébis des coups de feu !... + Ils vont me réveiller mes enfants ! + Aux cadets qui lèvent la tête. + Dormez ! + On se recouche. Nouveaux coups de feu plus rapprochés. + + + UN CADET, s'agitant. + Diantre ! + Encore ? + + + CARBON. + Ce n'est rien ! C'est Cyrano qui rentre ! + Les têtes qui s'étaient relevées se recouchent. + + + UNE SENTINELLE, au dehors. + Ventrebieu ! Qui va là ? + + + LA VOIX DE CYRANO. + Bergerac ! + + + LA SENTINELLE, qui est sur le talus. + Ventrebieu ! + Qui va là ? + + + CYRANO, paraissant sur la crête. + Bergerac, imbécile ! + Il descend. Le Bret va au-devant de lui, inquiet. + + + LE BRET. + Ah ! Grand Dieu ! + + + CYRANO, lui faisant signe de ne réveiller personne. + Chut ! + + + LE BRET. + Blessé ? + + + CYRANO. + Tu sais bien qu'ils ont pris l'habitude + De me manquer tous les matins ! + + + LE BRET. + C'est un peu rude, + Pour porter une lettre, à chaque jour levant, + De risquer ! + + + CYRANO, s'arrêtant devant Christian. + J'ai promis qu'il écrirait souvent ! + Il le regarde. + Il dort. Il est pâli. Si la pauvre petite + Savait qu'il meurt de faim... Mais toujours beau ! + + + LE BRET. + Va vite + Dormir ! + + + CYRANO. + Ne grogne pas Le_Bret !... Sache ceci + Pour traverser les rangs espagnols, j'ai choisi + Un endroit où je sais, chaque nuit, qu'ils sont ivres. + + + LE BRET. + Tu devrais bien un jour nous rapporter des vivres. + + + CYRANO. + Il faut être léger pour passer ! - Mais je sais + Qu'il y aura ce soir du nouveau. Les Français + Mangeront ou mourront, - si j'ai bien vu... + + + LE BRET. + Raconte ! + + + CYRANO. + Non. Je ne suis pas sûr... vous verrez !... + + + CARBON. + Quelle honte, + Lorsqu'on est assiégeant, d'être affamé ! + + + LE BRET. + Hélas ! + Rien de plus compliqué que ce siège_d_Arras : + Nous assiégeons Arras, - nous-mêmes, pris au piège, + Le cardinal infant d'Espagne nous assiège... + + + CYRANO. + Quelqu'un devrait venir l'assiéger à son tour. + + + LE BRET. + Je ne ris pas. + + + CYRANO. + Oh ! Oh ! + + + LE BRET. + Penser que chaque jour + Vous risquez une vie, ingrat, comme la vôtre, + Pour porter... + Le voyant qui se dirige vers une tente. + Où vas-tu ? + + + CYRANO. + J'en vais écrire une autre. + Il soulève la toile et disparaît. + +
+
+ SCÈNE II. Les mêmes, moins Cyrano. +Le jour s'est un peu levé. Lueurs roses. La ville d'Arras se dore à l'horizon. On entend un coup de canon immédiatement suivi d'une batterie de tambours, très au loin, vers la gauche. D'autres tambours battent plus près. Les batteries vont se répondant, et se rapprochant, éclatent presque en scène et s'éloignent vers la droite, parcourant le camp. Rumeurs de réveil. Voix lointaines d'officiers. + + CARBON, avec un soupir. + La diane !... Hélas ! + Les cadets s'agitent dans leurs manteaux, s'étirent. + Sommeil succulent, tu prends fin !... + Je sais trop quel sera leur premier cri ! + + + UN CADET, se mettant sur son séant. + J'ai faim ! + + + UN AUTRE. + Je meurs ! + + + TOUS. + Oh ! + + + CARBON. + Levez-vous ! + + + TROISIÈME CADET. + Plus un pas ! + + + QUATRIÈME CADET. + Plus un geste ! + + + LE PREMIER, se regardant dans un morceau de cuirasse. + Ma langue est jaune : l'air du temps est indigeste ! + + + UN AUTRE. + Tortil : Terme de blason. Lambrequin ou ruban qui s'enlace autour d'une couronne ; c'est l'ornement spécial du baron. [L] + Mon tortil de baron pour un peu de Chester ! + + + UN AUTRE. + Gaster : Le ventre, l'estomac. [L] + Moi, si l'on ne veut pas fournir à mon gaster + Chyle : Terme de physiologie. Fluide qui, dans les intestins grêles, est séparé des aliments pendant l'acte de la digestion, et que les vaisseaux dits chylifères pompent à la surface de l'intestin, et portent dans le sang pour servir à sa formation. [L] + De quoi m'élaborer une pinte de chyle, + Je me retire sous ma tente, - comme Achille ! + + + UN AUTRE. + Oui, du pain ! + + + CARBON, allant à la tente où est entré Cyrano, à mi-voix. + Cyrano ! + + + D'AUTRES. + Nous mourrons ! + + + CARBON, toujours à mi-voix, à la porte de la tente. + Au secours ! + Toi qui sais si gaiement leur répliquer toujours, + Viens les ragaillardir ! + + + DEUXIÈME CADET, se précipitant vers le premier qui mâchonne quelque chose. + Qu'est-ce que tu grignotes ? + + + LE PREMIER. + Bourguignote : Casque léger, laissant le visage à découvert, et employé par l'infanterie au XVIe siècle. [L] + De l'étoupe à canon que dans les bourguignotes + On fait frire en la graisse à graisser les moyeux. + Les environs d'Arras sont très peu giboyeux ! + + + UN AUTRE, entrant. + Moi je viens de chasser ! + + + UN AUTRE, même jeu. + La Scarpe : rivière du nord de la France et affluent de l'Escaut. + J'ai pêché dans la_Scarpe ! + + + TOUS, debout, se ruant sur les deux nouveaux venus. + Quoi ? - Que rapportez-vous ? - Un faisan ? - Une carpe ? - + Vite, vite, montrez ! + + + LE PÊCHEUR. + Un goujon ! + + + LE CHASSEUR. + Un moineau ! + + + TOUS, exaspérés. + Assez ! - Révoltons-nous ! + + + CARBON. + Au secours, Cyrano ! + Il fait maintenant tout à fait jour. + +
+
+ SCÈNE III. Les mêmes, Cyrano. + + CYRANO, sortant de sa tente, tranquille, une plume à l'oreille, un livre à la main. + Hein ? + Silence. Au premier cadet. + Pourquoi t'en vas-tu, toi, de ce pas qui traîne ! + + + LE CADET. + J'ai quelque chose dans les talons qui me gêne !... + + + CYRANO. + Et quoi donc ? + + + LE CADET. + L'estomac ! + + + CYRANO. + Moi de même, pardi ! + + + LE CADET. + Cela doit te gêner ? + + + CYRANO. + Non, cela me grandit. + + + DEUXIÈME CADET. + J'ai les dents longues ! + + + CYRANO. + Tu n'en mordras que plus large. + + + UN TROISIÈME. + Mon ventre sonne creux ! + + + CYRANO. + Nous y battrons la charge. + + + UN AUTRE. + Dans les oreilles, moi, j'ai des bourdonnements. + + + CYRANO. + Non, non ; ventre affamé, pas d'oreilles : tu mens ! + + + UN AUTRE. + Oh ! Manger quelque chose, - à l'huile ! + + + CYRANO, le décoiffant et lui mettant son casque dans la main. + Ta salade. + + + UN AUTRE. + Qu'est-ce qu'on pourrait bien dévorer ? + + + CYRANO, lui jetant le livre qu'il tient à la main. + L'Iliade. + + + UN AUTRE. + Le ministre, à Paris, fait ses quatre repas ! + + + CYRANO. + Il devrait t'envoyer du perdreau ? + + + LE MÊME. + Pourquoi pas ? + Et du vin ! + + + CYRANO. + Richelieu, du bourgogne, if_you_please ? + + + LE MÊME. + Par quelque capucin ! + + + CYRANO. + L'éminence qui grise ? + + + UN AUTRE. + J'ai des faims d'ogre ! + + + CYRANO. + Croquer le marmot : Contrairement à l'explication donnée par Furetière, M. Boucherie pense que croquer le marmot provient de la fable où la mère promet de donner au loup l'enfant qui crie, et que c'est attendre le moment où l'on permettra au loup de croquer le marmot. [L] + Eh ! Bien !... Tu croques le marmot ! + + + LE PREMIER CADET, haussant les épaules. + Toujours le mot, la pointe ! + + + CYRANO. + Oui, la pointe, le mot ! + Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose, + En faisant un bon mot, pour une belle cause ! + - Oh ! Frappé par la seule arme noble qui soit, + Et par un ennemi qu'on sait digne de soi, + Sur un gazon de gloire et loin d'un lit de fièvres, + Tomber la pointe au coeur en même temps qu'aux lèvres ! + + + CRIS DE TOUS. + J'ai faim ! + + + CYRANO, se croisant les bras. + Ah çà ! Mais vous ne pensez qu'à manger ?... + - Approche, Bertrandou le fifre, ancien berger ; + Du double étui de cuir tire l'un de tes fifres, + Souffle et joue à ce tas de goinfres et de piffres + Ces vieux airs du pays, au doux rythme obsesseur, + Dont chaque note est comme une petite soeur, + Dans lesquels restent pris des sons de voix aimées, + Ces airs dont la lenteur est celle des fumées + Que le hameau natal exhale de ses toits, + Ces airs dont la musique a l'air d'être un patois !... + Le vieux s'assied et prépare son fifre. + Que la flûte, aujourd'hui, guerrière qui s'afflige, + Se souvienne un moment, pendant que sur sa tige + Tes doigts semblent danser un menuet d'oiseau, + Qu'avant d'être d'ébène, elle fut de roseau ; + Que sa chanson l'étonne, et qu'elle y reconnaisse + L'âme de sa rustique et paisible jeunesse !... + Le vieux commence à jouer des airs languedociens. + Écoutez, les Gascons... Ce n'est plus, sous ses doigts, + Le fifre aigu des camps, c'est la flûte des bois ! + Ce n'est plus le sifflet du combat, sous ses lèvres, + Galoubet : Petit instrument à vent qui n'a que trois trous et qu'on joue de la main gauche, tandis que la droite frappe la mesure sur un tambourin. [L] + C'est le lent galoubet de nos meneurs de chèvres !... + Écoutez... C'est le val, la lande, la forêt, + Le petit pâtre brun sous son rouge béret, + C'est la verte douceur des soirs sur la Dordogne, + Écoutez, les Gascons : c'est toute la Gascogne ! + Toutes les têtes se sont inclinées ; - tous les yeux rêvent ; - et des larmes sont furtivement essuyées, avec un revers de manche, un coin de manteau. + + + CARBON, à Cyrano, bas. + Mais tu les fais pleurer ! + + + CYRANO. + De nostalgie !... Un mal + Plus noble que la faim !... pas physique : moral ! + J'aime que leur souffrance ait changé de viscère, + Et que ce soit leur coeur, maintenant, qui se serre ! + + + CARBON. + Tu vas les affaiblir en les attendrissant ! + + + CYRANO, qui a fait signe au tambour d'approcher. + Laisse donc ! Les héros qu'ils portent dans leurs sang + Sont vite réveillés ! Il suffit... + Il fait un geste. Le tambour roule. + + + TOUS, se levant et se précipitant sur leurs armes. + Hein ?... Quoi ?... Qu'est-ce ? + + + CYRANO, souriant. + Tu vois, il a suffi d'un roulement de caisse ! + Adieu, rêves, regrets, vieille province, amour... + Ce qui du fifre vient s'en va par le tambour ! + + + UN CADET, qui regarde au fond. + Ah ! Ah ! Voici Monsieur_de_Guiche ! + + + TOUS LES CADETS, murmurant. + Hou... + + + CYRANO, souriant. + Murmure + Flatteur ! + + + UN CADET. + Il nous ennuie ! + + + UN AUTRE. + Avec, sur son armure, + Son grand col de dentelle, il vient faire le fier ! + + + UN AUTRE. + Comme si l'on portait du linge sur du fer ! + + + LE PREMIER. + C'est bon lorsque à son cou l'on a quelque furoncle ! + + + LE DEUXIÈME. + Encore un courtisan ! + + + UN AUTRE. + Le neveu de son oncle ! + + + CARBON. + C'est un Gascon pourtant ! + + + LE PREMIER. + Un faux !... Méfiez-vous ! + Parce_que, les Gascons... ils doivent être fous : + Rien de plus dangereux qu'un Gascon raisonnable. + + + LE BRET. + Il est pâle ! + + + UN AUTRE. + Il a faim... autant qu'un pauvre diable ! + Mais comme sa cuirasse a des clous de vermeil, + Sa crampe d'estomac étincelle au soleil ! + + + CYRANO, vivement. + N'ayons pas l'air non plus de souffrir ! Vous, vos cartes, + Vos pipes et vos dés... + Tous rapidement se mettent à jouer sur des tambours, sur des escabeaux et par terre, sur leurs manteaux, et ils allument de longues pipes de pétun. + Et moi, je lis Descartes. + Il se promène de long en large et lit dans un petit livre qu'il a tiré de sa poche. - Tableau. - De Guiche entre. Tout le monde a l'air absorbé et content. Il est très pâle. Il va vers Carbon. + +
+
+ SCÈNE IV. Les mêmes, De Guiche. + + DE GUICHE, à Carbon. + Ah ! - Bonjour ! + Ils s'observent tous les deux. À part, avec satisfaction. + Il est vert. + + + CARBON, de même. + Il n'a plus que les yeux. + + + DE GUICHE, regardant les cadets. + Voici donc les mauvaises têtes ?... Oui, messieurs, + Il me revient de tous côtés qu'on me brocarde + Chez vous, que les cadets, noblesse montagnarde, + Hobereaux béarnais, barons périgourdins, + N'ont pour leur colonel pas assez de dédain, + M'appellent intrigant, courtisan, - Qu'il les gêne + De voir sur ma cuirasse un col au point_de_Gênes, - + Et qu'ils ne cessent pas de s'indigner entre eux + Qu'on puisse être Gascon et ne pas être gueux ! + Silence. On joue. On fume. + Vous ferai-je punir par votre capitaine ? + Non. + + + CARBON. + D'ailleurs, je suis libre et n'inflige de peine... + + + DE GUICHE. + Ah ? + + + CARBON. + J'ai payé ma compagnie, elle est à moi. + Je n'obéis qu'aux ordres de guerre. + + + DE GUICHE. + Ah ?... Ma foi ! + Cela suffit. + S'adressant aux cadets. + Je peux mépriser vos bravades. + Mousquetade : Coup de mousquet, ou, par abus, de fusil. [L] + On connaît ma façon d'aller aux mousquetades ; + Bapaume : petite ville du Pas-de-Calais entre Amiens et Cambrai au sud d'Arras. + Hier, à Bapaume, on vit la furie avec quoi + J'ai fait lâcher le pied au comte_de_Bucquoi ; + Ramenant sur ses gens les miens en avalanche, + J'ai chargé par trois fois ! + + + CYRANO, sans lever le nez de son livre. + Et votre écharpe blanche ? + + + DE GUICHE, surpris et satisfait. + Vous savez ce détail ?... En effet, il advint, + Durant que je faisais ma caracole afin + De rassembler mes gens pour la troisième charge, + Qu'un remous de fuyards m'entraîna sur la marge + Des ennemis ; j'étais en danger qu'on me prît + Et qu'on m'arquebusât, quand j'eus le bon esprit + De dénouer et de laisser couler à terre + L'écharpe qui disait mon grade militaire ; + En sorte que je pus, sans attirer les yeux, + Quitter les Espagnols, et revenant sur eux, + Suivi de tous les miens réconfortés, les battre ! + - Eh bien ! Que dites-vous de ce trait ? + Les cadets n'ont pas l'air d'écouter ; mais ici les cartes et les cornets à dés restent en l'air, la fumée des pipes demeure dans les joues : attente. + + + CYRANO. + Qu'Henri_IV + N'eût jamais consenti, le nombre l'accablant, + À se diminuer de son panache blanc. + Joie silencieuse. Les cartes s'abattent. Les dés tombent. La fumée s'échappe. + + + DE GUICHE. + L'adresse a réussi, cependant ! + Même attente suspendant les jeux et les pipes. + + + CYRANO. + C'est possible. + Mais on n'abdique pas l'honneur d'être une cible. + Cartes, dés, fumées, s'abattent, tombent, s'envolent avec une satisfaction croissante. + Si j'eusse été présent quand l'écharpe coula + - Nos courages, monsieur, diffèrent en cela - + Je l'aurais ramassée et me la serais mise. + + + DE GUICHE. + Oui, vantardise, encor, de gascon ! + + + CYRANO. + Vantardise ?... + Prêtez-là moi. Je m'offre à monter, dès ce soir, + À l'assaut, le premier, avec elle en sautoir. + + + DE GUICHE. + Offre encor de gascon ! Vous savez que l'écharpe + Resta chez l'ennemi, sur les bords de la_Scarpe, + En un lieu que depuis la mitraille cribla, - + Où nul ne peut aller la chercher ! + + + CYRANO, tirant de sa poche l'écharpe blanche et la lui tendant. + La voilà. + Silence. Les cadets étouffent leurs rires dans les cartes et dans les cornets à dés. De Guiche se retourne, le regarde ; immédiatement ils reprennent leur gravité, leurs jeux ; l'un d'eux sifflote avec indifférence l'air montagnard joué par le fifre. + + + DE GUICHE, prenant l'écharpe. + Merci. Je vais, avec ce bout d'étoffe claire, + Pouvoir faire un signal, - que j'hésitais à faire. + Il va au talus, y grimpe, et agite plusieurs fois l'écharpe en l'air. + + + TOUS. + Hein ! + + + LA SENTINELLE, en haut du talus. + Cet homme, là-bas qui se sauve en courant !... + + + DE GUICHE, redescendant. + C'est un faux espion espagnol. Il nous rend + De grands services. Les renseignements qu'il porte + Aux ennemis sont ceux que je lui donne, en sorte + Que l'on peut influer sur leurs décisions. + + + CYRANO. + C'est un gredin ! + + + DE GUICHE, se nouant nonchalamment son écharpe. + C'est très commode. Nous disions ?... + - Ah ! J'allais vous apprendre un fait. Cette nuit même, + Pour nous ravitailler tentant un coup suprême, + Dourlens : Ville de la Somme, au nord d'Amiens. Actuellement Doullens + Le Maréchal s'en fut vers Dourlens, sans tambours ; + Les vivandiers du Roi sont là ; par les labours + Il les joindra ; mais pour revenir sans encombre, + Il a pris avec lui des troupes en tel nombre + Que l'on aurait beau jeu, certes, en nous attaquant : + La moitié de l'armée est absente du camp ! + + + CARBON. + Oui, si les Espagnols savaient, ce serait grave. + Mais ils ne savent pas ce départ ? + + + DE GUICHE. + Ils le savent. + Ils vont nous attaquer. + + + CARBON. + Ah ! + + + DE GUICHE. + Mon faux espion + M'est venu prévenir de leur agression. + Il ajouta : « J'en peux déterminer la place ; + Sur quel point voulez-vous que l'attaque se fasse ? + Je dirai que de tous c'est le moins défendu, + Et l'effort portera sur lui. » - J'ai répondu : + « C'est bon. Sortez du camp. Suivez des yeux la ligne + Ce sera sur le point d'où je vous ferai signe. » + + + CARBON, aux cadets. + Messieurs préparez-vous ! + Tous se lèvent. Bruit d'épées et de ceinturons qu'on boucle. + + + DE GUICHE. + C'est dans une heure. + + + PREMIER CADET. + Ah !... Bien !... + Ils se rasseyent tous. On reprend la partie interrompue. + + + DE GUICHE, à Carbon. + Il faut gagner du temps. Le maréchal revient. + + + CARBON. + Et pour gagner du temps ? + + + DE GUICHE. + Vous aurez l'obligeance + De vous faire tuer. + + + CYRANO. + Ah ! Voilà la vengeance ? + + + DE GUICHE. + Je ne prétendrai pas que si je vous aimais + Je vous eusse choisis vous et les vôtres, mais, + Comme à votre bravoure on n'en compare aucune, + C'est mon Roi que je sers en servant ma rancune. + + + CYRANO, saluant. + Souffrez que je vous sois, monsieur, reconnaissant. + + + DE GUICHE, saluant. + Je sais que vous aimez vous battre un contre cent. + Vous ne vous plaindrez pas de manquer de besogne. + Il remonte, avec Carbon. + + + CYRANO, aux cadets. + Eh bien donc ! Nous allons au blason de Gascogne, + Qui porte six chevrons, Messieurs, d'azur et d'or, + Joindre un chevron de sang qui lui manquait encor ! + De Guiche cause bas avec Carbon de Castel-Jaloux, au fond. On donne des ordres. La résistance se prépare. Cyrano va vers Christian qui est resté immobile, les bras croisés. + + + CYRANO, lui mettant la main sur l'épaule. + Christian ? + + + CHRISTIAN, secouant le tête. + Roxane ! + + + CYRANO. + Hélas ! + + + CHRISTIAN. + Au moins, je voudrais mettre + Tout l'adieu de mon coeur dans une belle lettre !... + + + CYRANO. + Je me doutais que ce serait pour aujourd'hui. + Il tire un billet de son pourpoint. + Et j'ai fait tes adieux. + + + CHRISTIAN. + Montre !... + + + CYRANO. + Tu veux ?... + + + CHRISTIAN, lui prenant la lettre. + Mais oui ! + Il l'ouvre, lit et s'arrête. + Tiens !... + + + CYRANO. + Quoi ? + + + CHRISTIAN. + Ce petit rond ?... + + + CYRANO, reprenant la lettre vivement, et regardant d'un air naïf. + Un rond ?... + + + CHRISTIAN. + C'est une larme ! + + + CYRANO. + Oui... Poète, on se prend à son jeu, c'est le charme !... + Tu comprends... ce billet, - c'était très émouvant + Je me suis fait pleurer moi-même en l'écrivant. + + + CHRISTIAN. + Pleurer ?... + + + CYRANO. + Oui... parce_que... mourir n'est pas terrible. + Mais... ne plus la revoir jamais... Voilà l'horrible ! + Car enfin je ne la... + Christian le regarde. + nous ne la... + Vivement. + Tu ne la... + + + CHRISTIAN, lui arrachant la lettre. + Donne-moi ce billet ! + On entend une rumeur, au loin, dans le camp. + + + LA VOIX D'UNE SENTINELLE. + Ventrebieu, qui va là ? + Coups de feu. Bruits de voix. Grelots. + + + CARBON. + Qu'est-ce ?... + + + LA SENTINELLE, qui est sur le talus. + Un carrosse ! + On se précipite pour voir. + + + CRIS. + Quoi ? Dans le camp ? - Il y entre ! + - Il a l'air de venir de chez l'ennemi ! - Diantre ! + Tirez ! - Non ! Le cocher a crié ! - Crié quoi ? + - Il a crié : Service du Roi ! + Tout le monde est sur le talus et regarde au-dehors. Les grelots se rapprochent. + + + DE GUICHE. + Hein ? Du Roi !... + On redescend, on s'aligne. + + + CARBON. + Chapeau bas, tous ! + + + DE GUICHE, à la cantonade. + Du Roi ! - Rangez-vous, vile tourbe, + Pour qu'il puisse décrire avec pompe sa courbe ! + Le carrosse entre au grand trot. Il est couvert de boue et de poussière. Les rideaux sont tirés. Deux laquais derrière. Il s'arrête net. + + + CARBON, criant. + Battez aux champs ! + Roulement de tambours. Tous les cadets se découvrent. + + + DE GUICHE. + Baissez le marchepied ! + Deux hommes se précipitent. La portière s'ouvre. + + + ROXANE, sautant du carrosse. + Bonjour ! + Le son d'une voix de femme relève d'un seul coup tout ce monde profondément incliné. - Stupeur. + +
+
+ SCÈNE V. Les mêmes, Roxane. + + DE GUICHE. + Service du Roi ! Vous ? + + + ROXANE. + Mais du seul roi, l'Amour ! + + + CYRANO. + Ah ! Grand Dieu ! + + + CHRISTIAN. + Vous ! Pourquoi ? + + + ROXANE. + C'était trop long, ce siège ! + + + CHRISTIAN. + Pourquoi ?... + + + ROXANE. + Je te dirai ! + + + CYRANO, qui, au son de sa voix, est resté cloué immobile, sans oser tourner les yeux vers elle. + Dieu ! La regarderai-je ? + + + DE GUICHE. + Vous ne pouvez rester ici ! + + + ROXANE, gaiement. + Mais si ! Mais si ! + Voulez-vous m'avancer un tambour ?... + Elle s'assied sur un tambour qu'on avance. + Là, merci ! + Elle rit. + On a tiré sur mon carrosse ! + Fièrement. + Une patrouille ! + - Il a l'air d'être fait avec une citrouille, + N'est-ce pas ? Comme dans le conte, et les laquais + Avec des rats. + Envoyant des lèvres un baiser à Christian. + Bonjour ! + Les regardant tous. + Vous n'avez pas l'air gais ! + - Savez-vous que c'est loin, Arras ? + Apercevant Cyrano. + Cousin, charmée ! + + + CYRANO, s'avançant. + Ah çà ! Comment ?... + + + ROXANE. + Comment j'ai retrouvé l'armée ? + Oh ! Mon Dieu, mon ami, mais c'est tout simple : j'ai + Marché tant que j'ai vu le pays ravagé. + Ah ! Ces horreurs, il a fallu que je les visse + Pour y croire ! Messieurs, si c'est là le service + De votre Roi, le mien vaut mieux ! + + + CYRANO. + Voyons, c'est fou ! + Par où diable avez-vous bien pu passer ? + + + ROXANE. + Par où ? + Par chez les Espagnols. + + + PREMIER CADET. + Ah ! Qu'elles sont malignes ! + + + DE GUICHE. + Comment avez-vous fait pour traverser leurs lignes ? + + + LE BRET. + Cela dut être très difficile !... + + + ROXANE. + Pas trop. + J'ai simplement passé dans mon carrosse, au trot. + Si quelque hidalgo montrait sa mine altière, + Je mettais mon plus beau sourire à la portière, + Et ces messieurs étant, n'en déplaise aux Français, + Les plus galantes gens du monde, -je passais ! + + + CARBON. + Oui, c'est un passeport, certes que ce sourire ! + Mais on a fréquemment dû vous sommer de dire + Où vous alliez ainsi, madame ? + + + ROXANE. + Fréquemment. + Alors je répondais : « Je vais voir mon amant. » + - Aussitôt l'Espagnol à l'air le plus féroce + Refermait gravement la porte du carrosse, + D'un geste de la main à faire envie au Roi + Relevait les mousquets déjà pointés sur moi, + Et superbe de grâce, à la fois, et de morgue, + L'ergot tendu sous la dentelle en tuyau_d_orgue, + Le feutre au vent pour que la plume palpitât, + S'inclinait en disant : « Passez, señorita ! » + + + CHRISTIAN. + Mais, Roxane... + + + ROXANE. + J'ai dit : mon amant, oui... pardonne ! + Tu comprends, si j'avais dit : mon mari, personne + Ne m'eût laissé passer ! + + + CHRISTIAN. + Mais... + + + ROXANE. + Qu'avez-vous ? + + + DE GUICHE. + Il faut + Vous en aller d'ici ! + + + ROXANE. + Moi ? + + + CYRANO. + Bien vite ! + + + LE BRET. + Au plus tôt ! + + + CHRISTIAN. + Oui ! + + + ROXANE. + Mais comment ? + + + CHRISTIAN, embarrassé. + C'est que... + + + CYRANO, de même. + Dans trois quarts d'heure... + + + DE GUICHE, de même. + ou... quatre... + + + CARBON, de même. + Il vaut mieux... + + + LE BRET, de même. + Vous pourriez... + + + ROXANE. + Je reste. On va se battre. + + + TOUS. + Oh ! Non ! + + + ROXANE. + C'est mon mari ! + Elle se jette dans les bras de Christian. + Qu'on me tue avec toi ! + + + CHRISTIAN. + Mais quels yeux vous avez ! + + + ROXANE. + Je te dirai pourquoi ! + + + DE GUICHE, désespéré. + C'est un poste terrible ! + + + ROXANE, se retournant. + Hein ! Terrible ? + + + CYRANO. + Et la preuve + C'est qu'il nous l'a donné ! + + + ROXANE, à de Guiche. + Ah ! Vous me vouliez veuve ? + + + DE GUICHE. + Oh ! Je vous jure !... + + + ROXANE. + Non ! Je suis folle à présent ! + Et je ne m'en vais plus ! D'ailleurs, c'est amusant. + + + CYRANO. + Eh quoi ! La précieuse était une héroïne ? + + + ROXANE. + Monsieur de Bergerac, je suis votre cousine. + + + UN CADET. + Nous vous défendrons bien ! + + + ROXANE, enfiévrée de plus en plus. + Je le crois, mes amis ! + + + UN AUTRE, avec enivrement. + Tout le camp sent l'iris ! + + + ROXANE. + Et j'ai justement mis + Un chapeau qui fera très bien dans la bataille !... + Regardant de Guiche. + Mais peut-être est-il temps que le comte s'en aille : + On pourrait commencer. + + + DE GUICHE. + Ah ! C'en est trop ! Je vais + Inspecter mes canons, et reviens... Vous avez + Le temps encor : changez d'avis ! + + + ROXANE. + Jamais ! + De Guiche sort. + +
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+ SCÈNE VI. LES MÊMES, moins de Guiche. + + CHRISTIAN, suppliant. + Roxane !... + + + ROXANE. + Non ! + + + PREMIER CADET, aux autres. + Elle reste ! + + + TOUS, se précipitant, se bousculant, s'astiquant. + Basane : Peau de mouton qui, étant bien préparée, sert, au lieu de peau de veau, à relier des livres. [L] + Un peigne ! - Un savon ! - Ma basane + Est trouée : une aiguille ! - Un ruban ! - Ton miroir ! - + Mes manchettes ! - Ton fer à moustache ! - Un rasoir ! + + + ROXANE, à Cyrano qui la supplie encore. + Non ! Rien ne me fera bouger de cette place ! + + + CARBON, après s'être, comme les autres, sanglé, épousseté, avoir brossé son chapeau, redressé sa plume et tiré ses manchettes, s'avance vers Roxane, et cérémonieusement. + Peut-être siérait-il que je vous présentasse, + Puisqu'il en est ainsi, quelques de ces messieurs + Qui vont avoir l'honneur de mourir sous vos yeux. + Roxane s'incline et elle attend, debout au bras de Christian. Carbon présente. + Baron_de_Peyrescous_de_Colignac ! + + + LE CADET, saluant. + Madame... + + + CARBON, continuant. + Baron_de_Casterac_de_Cahuzac. - Vidame + De_Malgoyre_Estressac_Lésbas_d_Escarabiot. - + Chevalier_d_Antignac-Juzet. - Baron_Hillot + De_Blagnac-Saléchan_de_Castel-Crabioules... + + + ROXANE. + Mais combien avez-vous de noms chacun ? + + + LE BARON HILLOT. + Des foules ! + + + CARBON, à Roxane. + Ouvrez la main qui tient votre mouchoir. + + + ROXANE, ouvre la main et le mouchoir tombe. + Pourquoi ? + Toute la compagnie fait le mouvement de s'élancer pour le ramasser. + + + CARBON, le ramassant vivement. + Ma compagnie était sans drapeau ! Mais, ma foi, + C'est le plus beau du camp qui flottera sur elle ! + + + ROXANE, souriant. + Il est un peu petit. + + + CARBON, attachant le mouchoir à la hampe de sa lance de capitaine. + Mais il est en dentelle ! + + + UN CADET, aux autres. + Je mourrais sans regrets ayant vu ce minois, + Si j'avais seulement dans le ventre une noix !... + + + CARBON, qui l'a entendu, indigné. + Fi ! Parler de manger lorsqu'une exquise femme !... + + + ROXANE. + Mais l'air du camp est vif et, moi-même, m'affame : + Pâtés, chauds-froids, vins fins : - mon menu, le voilà ! + - Voulez-vous m'apportez tout cela ! + Consternation. + + + UN CADET. + Tout cela ! + + + UN AUTRE. + Où le prendrions-nous, grand Dieu ? + + + ROXANE, tranquillement. + Dans mon carrosse. + + + TOUS. + Hein ?... + + + ROXANE. + Mais il faut qu'on serve et découpe, et désosse ! + Regardez mon cocher d'un peu plus près messieurs, + Et vous reconnaîtrez un homme précieux : + Chaque sauce sera, si l'on veut, réchauffée ! + + + LES CADETS, se ruant vers le carrosse. + C'est Ragueneau ! + Acclamations. + Oh ! Oh ! + + + ROXANE, les suivant des yeux. + Pauvres gens ! + + + CYRANO, lui baisant la main. + Bonne fée ! + + + RAGUENEAU, debout sur le siège comme un charlatan en place publique. + Messieurs !... + Enthousiasme. + + + LES CADETS. + Bravo ! Bravo ! + + + RAGUENEAU. + Les Espagnols n'ont pas, + Quand passaient tant d'appas, vu passer le repas ! + Applaudissements. + + + CYRANO, bas à Christian. + Hum ! Hum ! Christian ! + + + RAGUENEAU. + Distraits par la galanterie + Ils n'ont pas vu... + Il tire de son siège un plat qu'il élève. + La galantine ! + Applaudissements. La galantine passe de mains en mains. + + + CYRANO, bas à Christian. + Je t'en prie, + Un seul mot !... + + + RAGUENEAU. + Et Vénus sut occuper leur oeil + Pour que Diane, en secret, pût passer... + Il brandit un gigot. + son chevreuil ! + Enthousiasme. Le gigot est saisi par vingt mains tendues. + + + CYRANO, bas à Christian. + Je voudrais te parler ! + + + ROXANE, aux cadets qui redescendent, les bras chargés de victuailles. + Posez cela par terre ! + Elle met le couvert sur l'herbe, aidée des deux laquais imperturbables qui étaient derrière le carrosse. + + + ROXANE, à Christian, au moment où Cyrano allait l'entraîner à part. + Vous, rendez-vous utile ! + Christian vient l'aider. Mouvement d'inquiétude de Cyrano. + + + RAGUENEAU. + Un paon truffé ! + + + PREMIER CADET, épanoui, qui descend en coupant une large tranche de jambon. + Tonnerre ! + Nous n'aurons pas couru notre dernier hasard + Sans faire un gueuleton... + Se reprenant vivement en voyant Roxane. + Pardon ! Un balthazar ! + + + RAGUENEAU, lançant les coussins du carrosse. + Les coussins sont remplis d'ortolans ! + Tumulte. On éventre les coussins. Rire. Joie. + + + TROISIÈME CADET. + Ah ! Viédaze ! + + + RAGUENEAU, lançant des flacons de vin rouge. + Des flacons de rubis !... + De vin blanc. + Des flacons de topaze ! + + + ROXANE, jetant une nappe pliée à la figure de Cyrano. + Défaites cette nappe !... Eh ! Hop ! Soyez léger ! + + + RAGUENEAU, brandissant une lanterne arrachée. + Chaque lanterne est un petit garde-manger ! + + + CYRANO, bas à Christian, pendant qu'ils arrangent la nappe ensemble. + Il faut que je te parle avant que tu lui parles ! + + + RAGUENEAU, de plus en plus lyrique. + Le manche de mon fouet est un saucisson_d_Arles ! + + + ROXANE, versant du vin, servant. + Puisqu'on nous fait tuer, morbleu ! Nous nous moquons + Du reste de l'armée ! - Oui ! Tout pour les Gascons ! + Et si de_Guiche vient, personne ne l'invite ! + Allant de l'un à l'autre. + Là, vous avez le temps. - Ne mangez pas si vite ! - + Buvez un peu. - Pourquoi pleurez-vous ? + + + PREMIER CADET. + C'est trop bon ! + + + ROXANE. + Chut ! - Rouge ou blanc ? - Du pain pour Monsieur_de_Carbon ! + - Un couteau ! - Votre assiette ! - Un peu de croûte ? - Encore ? + - Je vous sers ! - Du bourgogne ? - Une aile ? + + + CYRANO, qui la suit, les bras chargés de plats, l'aidant à servir. + Je l'adore ! + + + ROXANE, allant à Christian. + Vous ? + + + CHRISTIAN. + Rien. + + + ROXANE. + Si ! Ce biscuit, dans du muscat... deux doigts ! + + + CHRISTIAN, essayant de la retenir. + Oh ! Dites-moi pourquoi vous vîntes ? + + + ROXANE. + Je me dois + À ces malheureux... Chut ! Tout à l'heure !... + + + LE BRET, qui était remonté au fond, pour passer, au bout d'une lance, un pain à la sentinelle du talus. + De_Guiche ! + + + CYRANO. + Vite, cachez flacon, plat, terrine, bourriche ! + Hop ! - N'ayons l'air de rien !... + À Ragueneau. + Toi, remonte d'un bond + Sur ton siège ! - Tout est caché ?... + En un clin d'oeil tout a été repoussé dans les tentes, ou caché sous les vêtements, sous les manteaux, dans les feutres. - De Guiche entre vivement - et s'arrête, tout d'un coup, reniflant. - Silence. + +
+
+ SCÈNE VII. Les mêmes, De Guiche. + + DE GUICHE. + Cela sent bon. + + + UN CADET, chantonnant d'un air détaché. + To_lo_lo !... + + + DE GUICHE, s'arrêtant et le regardant. + Qu'avez-vous, vous ?... Vous êtes tout rouge ! + + + LE CADET. + Moi ?... Mais rien. C'est le sang. On va se battre : il bouge ! + + + UN AUTRE. + Poum... poum... poum... + + + DE GUICHE, se retournant. + Qu'est cela ? + + + LE CADET, légèrement gris. + Rien ! C'est une chanson ! + Une petite... + + + DE GUICHE. + Vous êtes gai, mon garçon ! + + + LE CADET. + L'approche du danger ! + + + DE GUICHE, appelant Carbon de Castel-jaloux, pour donner un ordre. + Capitaine ! Je... + Il s'arrête en le voyant. + Peste ! + Vous avez bonne mine aussi ! + + + CARBON, cramoisi, et cachant une bouteille derrière son dos, avec un geste évasif. + Oh !... + + + DE GUICHE. + Il me reste + Un canon que j'ai fait porter... + Il montre un endroit dans la coulisse. + là, dans ce coin, + Et vos hommes pourront s'en servir au besoin. + + + UN CADET, se dandinant. + Charmante attention ! + + + UN AUTRE, lui souriant gracieusement. + Douce sollicitude ! + + + DE GUICHE. + Ah çà ! Mais ils sont fous ! - + Sèchement. + N'ayant pas l'habitude + Du canon, prenez garde au recul. + + + LE PREMIER CADET. + Ah ! Pfftt ! + + + DE GUICHE, allant à lui, furieux. + Mais !... + + + LE CADET. + Le canon des Gascons ne recule jamais ! + + + DE GUICHE, le prenant par le bras et le secouant. + Vous êtes gris !... De quoi ? + + + LE CADET, superbe. + De l'odeur de la poudre ! + + + DE GUICHE, haussant les épaules, les repousse et va vivement à Roxane. + Vite, à quoi daignez-vous, madame, vous résoudre ? + + + ROXANE. + Je reste ! + + + DE GUICHE. + Fuyez ! + + + ROXANE. + Non ! + + + DE GUICHE. + Puisqu'il en est ainsi, + Qu'on me donne un mousquet ! + + + CARBON. + Comment ? + + + DE GUICHE. + Je reste aussi. + + + CYRANO. + Enfin, Monsieur ! Voilà de la bravoure pure ! + + + PREMIER CADET. + Seriez-vous un Gascon malgré votre guipure ? + + + ROXANE. + Quoi... ! + + + DE GUICHE. + Je ne quitte pas une femme en danger. + + + DEUXIÈME CADET, au premier. + Dis donc ! Je crois qu'on peut lui donner à manger ! + Toutes les victuailles reparaissent comme par enchantement. + + + DE GUICHE, dont les yeux s'allument. + Des vivres ! + + + UN TROISIÈME CADET. + Il en sort de sous toutes les vestes ! + + + DE GUICHE, se maîtrisant, avec hauteur. + Est-ce que vous croyez que je mange vos restes ! + + + CYRANO, saluant. + Vous faites des progrès ! + + + DE GUICHE, fièrement, et à qui échappe sur le dernier mot une légère pointe d'accent. + Je vais me battre à_jeun ! + + + PREMIER CADET, exultant de joie. + À_jeun ! Il vient d'avoir l'accent ! + + + DE GUICHE, riant. + Moi ! + + + LE CADET. + C'en est un ! + Ils se mettent tous à danser. + + + CARBON, qui a disparu depuis un moment derrière le talus, reparaissant sur la crête. + Piquier : Soldat armé d'une pique. [L] + J'ai rangé mes piquiers, leur troupe est résolue ! + Il montre une ligne de piques qui dépasse la crête. + + + DE GUICHE, à Roxane, en s'inclinant. + Acceptez-vous ma main pour passer leur revue ?... + Elle la prend, ils remontent vers le talus. Tout le monde se découvre et les suit. + + + CHRISTIAN, allant à Cyrano, vivement. + Parle vite ! + Au moment où Roxane paraît sur la crête, les lances disparaissent, abaissées pour le salut, un cri s'élève : elle s'incline. + + + LES PIQUIERS, au-dehors. + Vivat ! + + + CHRISTIAN. + Quel était ce secret ! + + + CYRANO. + Dans le cas où Roxane... + + + CHRISTIAN. + Eh bien ? + + + CYRANO. + Te parlerait + Des lettres ? + + + CHRISTIAN. + Oui, je sais !... + + + CYRANO. + Ne fais pas la sottise + De t'étonner... + + + CHRISTIAN. + De quoi ? + + + CYRANO. + Il faut que je te dise !... + Oh ! Mon Dieu, c'est tout simple, et j'y pense aujourd'hui + En la voyant. Tu lui... + + + CHRISTIAN. + Parle vite ! + + + CYRANO. + Tu lui... + As écrit plus souvent que tu ne crois. + + + CHRISTIAN. + Hein ? + + + CYRANO. + Dame ! + Je m'en étais chargé : j'interprétais ta flamme ! + J'écrivais quelquefois sans te dire : j'écris ! + + + CHRISTIAN. + Ah ? + + + CYRANO. + C'est tout simple ! + + + CHRISTIAN. + Mais comment t'y es-tu pris, + Depuis qu'on est bloqué pour ?... + + + CYRANO. + Oh !... Avant l'aurore + Je pouvais traverser... + + + CHRISTIAN, se croisant les bras. + Ah ! C'est tout simple encore ? + Et qu'ai-je écrit de fois par semaine ?... Deux ? - Trois ?... + Quatre ? - + + + CYRANO. + Plus. + + + CHRISTIAN. + Tous les jours ? + + + CYRANO. + Oui, tous les jours. - Deux fois. + + + CHRISTIAN, violemment. + Et cela t'enivrait, et l'ivresse était telle + Que tu bravais la mort... + + + CYRANO, voyant Roxane qui revient. + Tais-toi ! Pas devant elle ! + Il rentre vivement dans sa tente. + +
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+ SCÈNE VIII. Roxane, Christian ; au fond, allées et venues de cadets, Carbon et De Guiche donnent des ordres. + + ROXANE, courant à Christian. + Et maintenant, Christian !... + + + CHRISTIAN, lui prenant les mains. + Et maintenant, dis-moi + Pourquoi, par ces chemins effroyables, pourquoi + À travers tous ces rangs de soudards et de reîtres, + Tu m'as rejoint ici ? + + + ROXANE. + C'est à_cause des lettres ! + + + CHRISTIAN. + Tu dis ? + + + ROXANE. + Tant pis pour vous si je cours ces dangers ! + Ce sont vos lettres qui m'ont grisée ! Ah ! Songez + Combien depuis un mois vous m'en avez écrites, + Et plus belles toujours ! + + + CHRISTIAN. + Quoi ! Pour quelques petites + Lettres d'amour... + + + ROXANE. + Tais-toi !... Tu ne peux pas savoir ! + Mon Dieu, je t'adorais, c'est vrai, depuis qu'un soir, + D'une voix que je t'ignorais, sous ma fenêtre, + Ton âme commença de se faire connaître... + Eh bien ! Tes lettres, c'est, vois-tu, depuis un mois, + Comme si tout le temps, je l'entendais, ta voix + De ce soir-là, si tendre, et qui vous enveloppe ! + Tant pis pour toi, j'accours. La sage Pénélope + Ne fût pas demeurée à broder sous son toit, + Si le Seigneur Ulysse eût écrit comme toi, + Mais pour le joindre, elle eût, aussi folle qu'Hélène, + Envoyé promener ses pelotons de laine !... + + + CHRISTIAN. + Mais... + + + ROXANE. + Je lisais, je relisais, je défaillais, + J'étais à toi. Chacun de ces petits feuillets + Était comme un pétale envolé de ton âme. + On sent à chaque mot de ces lettres de flamme + L'amour puissant, sincère... + + + CHRISTIAN. + Ah ! Sincère et puissant ? + Cela se sent, Roxane ?... + + + ROXANE. + Oh ! Si cela se sent ! + + + CHRISTIAN. + Et vous venez ? + + + ROXANE. + Je viens (ô mon Christian, mon maître ! + Vous me relèveriez si je voulais me mettre + À vos genoux, c'est donc mon âme que j'y mets, + Et vous ne pourrez plus la relever jamais ! + Je viens te demander pardon (et c'est bien l'heure + De demander pardon, puisqu'il se peut qu'on meure !) + De t'avoir fait d'abord, dans ma frivolité, + L'insulte de t'aimer pour ta seule beauté ! + + + CHRISTIAN, avec épouvante. + Ah ! Roxane ! + + + ROXANE. + Et plus tard, mon ami, moins frivole, - + Oiseau qui saute avant tout à fait qu'il s'envole, - + Ta beauté m'arrêtant, ton âme m'entraînant, + Je t'aimais pour les deux ensemble !... + + + CHRISTIAN. + Et maintenant ? + + + ROXANE. + Eh bien ! Toi-même enfin l'emporte sur toi-même, + Et ce n'est plus que pour ton âme que je t'aime ! + + + CHRISTIAN, reculant. + Ah ! Roxane ! + + + ROXANE. + Sois donc heureux. Car n'être aimé + Que pour ce dont on est un instant costumé, + Doit mettre un coeur avide et noble à la torture ; + Mais ta chère pensée efface ta figure, + Et la beauté par quoi tout d'abord tu me plus, + Maintenant j'y vois mieux... et je ne la vois plus ! + + + CHRISTIAN. + Oh !... + + + ROXANE. + Tu doutes encor d'une telle victoire ?... + + + CHRISTIAN, douloureusement. + Roxane ! + + + ROXANE. + Je comprends, tu ne peux pas y croire, + À cet amour ?... + + + CHRISTIAN. + Je ne veux pas de cet amour ! + Moi, je veux être aimé plus simplement pour... + + + ROXANE. + Pour + Ce qu'en vous elles ont aimé jusqu'à cette heure ? + Laissez-vous donc aimer d'une façon meilleure ! + + + CHRISTIAN. + Non ! C'était mieux avant ! + + + ROXANE. + Ah ! Tu n'y entends rien ! + C'est maintenant que j'aime mieux, que j'aime bien ! + C'est ce qui te fait toi, tu m'entends, que j'adore, + Et moins brillant... + + + CHRISTIAN. + Tais-toi ! + + + ROXANE. + Je t'aimerais encore ! + Si toute ta beauté tout d'un coup s'envolait... + + + CHRISTIAN. + Oh ! Ne dis pas cela ! + + + ROXANE. + Si ! Je le dis ! + + + CHRISTIAN. + Quoi ? Laid ? + + + ROXANE. + Laid ! Je le jure ! + + + CHRISTIAN. + Dieu ! + + + ROXANE. + Et ta joie est profonde ? + + + CHRISTIAN, d'une voix étouffée. + Oui... + + + ROXANE. + Qu'as-tu ?... + + + CHRISTIAN, la repoussant doucement. + Rien. Deux mots à dire : une seconde... + + + ROXANE. + Mais ?... + + + CHRISTIAN, lui montrant un groupe de cadets, au fond. + À ces pauvres gens mon amour t'enleva + Va leur sourire un peu puisqu'ils vont mourir... Va ! + + + ROXANE, attendrie. + Cher Christian ! + Elle remonte vers les Gascons qui s'empressent respectueusement autour d'elle. + +
+
+ SCÈNE IX. Christian, Cyrano ; au fond Roxane, causant avec Carbon et quelques cadets. + + CHRISTIAN, appelant vers la tente de Cyrano. + Cyrano ? + + + CYRANO, reparaissant, armé pour la bataille. + Qu'est-ce ? Te voilà blême ! + + + CHRISTIAN. + Elle ne m'aime plus ! + + + CYRANO. + Comment ? + + + CHRISTIAN. + C'est toi qu'elle aime ! + + + CYRANO. + Non ! + + + CHRISTIAN. + Elle n'aime plus que mon âme ! + + + CYRANO. + Non ! + + + CHRISTIAN. + Si ! + C'est donc bien toi qu'elle aime, - et tu l'aimes aussi ! + + + CYRANO. + Moi ? + + + CHRISTIAN. + Je le sais. + + + CYRANO. + C'est vrai. + + + CHRISTIAN. + Comme un fou. + + + CYRANO. + Davantage. + + + CHRISTIAN. + Dis-le lui ! + + + CYRANO. + Non ! + + + CHRISTIAN. + Pourquoi ? + + + CYRANO. + Regarde mon visage ! + + + CHRISTIAN. + Elle m'aimerait laid ! + + + CYRANO. + Elle te l'a dit ! + + + CHRISTIAN. + Là ! + + + CYRANO. + Ah ! Je suis bien content qu'elle t'ait dit cela ! + Mais va, va, ne crois pas cette chose insensée ! + - Mon Dieu, je suis content qu'elle ait eu la pensée + De la dire, - mais va, ne la prends pas au mot, + Va, ne deviens pas laid : elle m'en voudrait trop ! + + + CHRISTIAN. + C'est ce que je veux voir ! + + + CYRANO. + Non, non ! + + + CHRISTIAN. + Qu'elle choisisse ! + Tu vas lui dire tout + + + CYRANO. + Non, non ! Pas ce supplice. + + + CHRISTIAN. + Je tuerais ton bonheur parce_que je suis beau ? + C'est trop injuste ! + + + CYRANO. + Et moi, je mettrais au tombeau + Le tien parce_que, grâce au hasard qui fait naître, + J'ai le don d'exprimer... ce que tu sens peut-être ? + + + CHRISTIAN. + Dis-lui tout ! + + + CYRANO. + Il s'obstine à me tenter, c'est mal ! + + + CHRISTIAN. + Je suis las de porter en moi-même un rival ! + + + CYRANO. + Christian ! + + + CHRISTIAN. + Notre union - sans témoins - clandestine, + - Peut se rompre, - si nous survivons ! + + + CYRANO. + Il s'obstine !... + + + CHRISTIAN. + Oui, je veux être aimé moi-même, ou pas du tout ! + - Je vais voir ce qu'on fait, tiens ! Je vais jusqu'au bout + Du poste ; Je reviens : parle, et qu'elle préfère + L'un de nous deux ! + + + CYRANO. + Ce sera toi ! + + + CHRISTIAN. + Mais... Je l'espère ! + Il appelle. + Roxane ! + + + CYRANO. + Non ! Non ! + + + ROXANE, accourant. + Quoi ? + + + CHRISTIAN. + Cyrano vous dira + Une chose importante... + Elle va vivement à Cyrano. Christian sort. + +
+
+ SCÈNE X. Roxane, Cyrano, puis Le Bret, Carbon, Les Cadets, Ragueneau, De Guiche, etc... + + ROXANE. + Importante ? + + + CYRANO, éperdu. + Il s'en va !... + À Roxane. + Rien... Il attache, - Oh ! Dieu ! Vous devez le connaître ! - + De l'importance à rien ! + + + ROXANE, vivement. + Il a douté peut-être + De ce que j'ai dit là ?... J'ai vu qu'il a douté !... + + + CYRANO, lui prenant la main. + Mais vous avez bien dit, d'ailleurs, la vérité ? + + + ROXANE. + Oui, oui, je l'aimerais même... + Elle hésite une seconde. + + + CYRANO, souriant tristement. + Le mot vous gêne + Devant moi ? + + + ROXANE. + Mais... + + + CYRANO. + Il ne me fera pas de peine ! + - Même laid ? + + + ROXANE. + Même laid ! + Mousqueterie au-dehors. + Ah ! Tiens, on a tiré ! + + + CYRANO, ardemment. + Affreux ? + + + ROXANE. + Affreux ! + + + CYRANO. + Défiguré ? + + + ROXANE. + Défiguré ! + + + CYRANO. + Grotesque ? + + + ROXANE. + Rien ne peut me le rendre grotesque ! + + + CYRANO. + Vous l'aimeriez encore ? + + + ROXANE. + Et davantage presque ! + + + CYRANO, perdant la tête, à part. + Mon Dieu, c'est vrai, peut-être, et le bonheur est là. + À Roxane. + Je... Roxane... écoutez !... + + + LE BRET, entrant rapidement, appelle à mi-voix. + Cyrano ! + + + CYRANO, se retournant. + Hein ? + + + LE BRET. + Chut ! + Il lui dit un mot tout bas. + + + CYRANO, laissant échapper la main de Roxane, avec un cri. + Ah !... + + + ROXANE. + Qu'avez-vous ? + + + CYRANO, à lui-même, avec stupeur. + C'est fini. + Détonations nouvelles. + + + ROXANE. + Quoi ? Qu'est-ce encore ? On tire ? + Elle remonte pour regarder au-dehors. + + + CYRANO. + C'est fini, jamais plus je ne pourrai le dire ! + + + ROXANE, voulant s'élancer. + Que se passe-t-il ? + + + CYRANO, vivement, l'arrêtant. + Rien ! + Des cadets sont entrés, cachant quelque chose qu'ils portent, et ils forment un groupe empêchant Roxane d'approcher. + + + ROXANE. + Ces hommes ? + + + CYRANO, l'éloignant. + Laissez-les !... + + + ROXANE. + Mais qu'alliez-vous me dire avant ?... + + + CYRANO. + Ce que j'allais + Vous dire ?... Rien, oh ! Rien, je le jure, Madame ! + Solennellement. + Je jure que l'esprit de Christian, que son âme + Étaient... + Se reprenant avec terreur. + sont les plus grands... + + + ROXANE. + Étaient ? + Avec un grand cri. + Ah !... + Elle se précipite et écarte tout le monde. + + + CYRANO. + C'est fini. + + + ROXANE, voyant Christian couché dans son manteau. + Christian ! + + + LE BRET, à Cyrano. + Le premier coup de feu de l'ennemi ! + Roxane se jette sur le corps de Christian. Nouveaux coups de feu. Cliquetis. Tambours. + + + CARBON, l'épée au poing. + C'est l'attaque ! Aux mousquets ! + Suivi des cadets, il passe de l'autre côté du talus. + + + ROXANE. + Christian ! + + + LA VOIX DE CARBON, derrière le talus. + Qu'on se dépêche ! + + + ROXANE. + Christian ! + + + CARBON. + Alignez-vous ! + + + ROXANE. + Christian ! + + + CARBON. + Mesurez... mèche ! + Ragueneau est accouru, apportant de l'eau dans un casque. + + + CHRISTIAN, d'une voix mourante. + Roxane !... + + + CYRANO, vite et bas à l'oreille de Christian, pendant que Roxane affolée trempe dans l'eau, pour le panser, un morceau de linge arraché à sa poitrine. + J'ai tout dit. C'est toi qu'elle aime encor ! + Christian ferme les yeux. + + + ROXANE. + Quoi, mon amour ? + + + CARBON. + Baguette haute ! + + + ROXANE, à Cyrano. + Il n'est pas mort ?... + + + CARBON. + Ouvrez la charge avec les dents ! + + + ROXANE. + Je sens sa joue + Devenir froide, là, contre la mienne ! + + + CARBON. + En joue ! + + + ROXANE. + Une lettre sur lui ! + Elle l'ouvre. + Pour moi ! + + + CYRANO, à part. + Ma lettre ! + + + CARBON. + Feu ! + Mousqueterie. Cris. Bruit de bataille. + + + CYRANO, voulant dégager sa main que tient Roxane agenouillée. + Mais Roxane on se bat ! + + + ROXANE, le retenant. + Restez encore un peu. + Il est mort. Vous étiez le seul à le connaître. + Elle pleure doucement. + - N'est-ce pas que c'était un être exquis, un être + Merveilleux ? + + + CYRANO, debout, tête nue. + Oui, Roxane. + + + ROXANE. + Un poète inouï, + Adorable ? + + + CYRANO. + Oui, Roxane. + + + ROXANE. + Un esprit sublime ? + + + CYRANO. + Oui, + Roxane ! + + + ROXANE. + Un coeur profond, inconnu du profane, + Une âme magnifique et charmante ? + + + CYRANO, fermement. + Oui, Roxane ! + + + ROXANE, se jetant sur le corps de Christian. + Il est mort ! + + + CYRANO, à part, tirant l'épée. + Et je n'ai qu'à mourir aujourd'hui, + Puisque, sans le savoir, elle me pleure en lui ! + Trompettes au loin. + + + DE GUICHE, qui reparaît sur le talus, décoiffé, blessé au front, d'une voix tonnante. + C'est le signal promis ! Des fanfares de cuivres ! + Les Français vont rentrer au camp avec des vivres ! + Tenez encore un peu ! + + + ROXANE. + Sur la lettre, du sang, + Des pleurs ! + + + UNE VOIX, au-dehors criant. + Rendez-vous ! + + + VOIX DES CADETS. + Non ! + + + RAGUENEAU, qui grimpé sur son carrosse regarde la bataille par-dessus le talus. + Le péril va croissant ! + + + CYRANO, à de Guiche lui montrant Roxane. + Emportez-la ! Je vais charger ! + + + ROXANE, baisant la lettre, d'une voix mourante. + Son sang ! Ses larmes !... + + + RAGUENEAU, sautant à bas du carrosse pour courir vers elle. + Elle s'évanouit ! + + + DE GUICHE, sur le talus, aux cadets, avec rage. + Tenez bon ! + + + UNE VOIX, au-dehors. + Bas les armes ! + + + VOIX DES CADETS. + Non ! + + + CYRANO, à de Guiche. + Vous avez prouvé, Monsieur, votre valeur + Lui montrant Roxane. + Fuyez en la sauvant ! + + + DE GUICHE, qui court à Roxane et l'enlève dans ses bras. + Soit ! Mais on est vainqueur + Si vous gagnez du temps ! + + + CYRANO. + C'est bon ! + Criant vers Roxane que de Guiche, aidé de Ragueneau, emporte évanouie. + Adieu, Roxane ! + Tumulte. Cris. Des cadets reparaissent blessés et viennent tomber en scène. Cyrano se précipitant au combat est arrêté sur la crête par Carbon, couvert de sang. + + + CARBON. + Nous plions ! J'ai reçu deux coups de pertuisane ! + + + CYRANO, criant aux Gascons. + Hardi ! Reculès pas, drollos ! + À Carbon, qu'il soutient. + N'ayez pas peur ! + J'ai deux morts à venger : Christian et mon bonheur ! + Ils redescendent. Cyrano brandit la lance où est attaché le mouchoir de Roxane. + Flotte, petit drapeau de dentelle à son chiffre ! + Il la plante en terre ; il crie aux cadets. + Toumbé dèssus ! Escrasas lous ! + Au fifre. + Un air de fifre ! + Le fifre joue. Des blessés se relèvent. Des cadets dégringolant le talus viennent se grouper autour de Cyrano et du petit drapeau. Le carrosse se couvre et se remplit d'hommes, se hérisse d'arquebuses, se transforme en redoute. + + + UN CADET, paraissant à reculons, sur la crête, se battant toujours, crie : + Ils montent le talus ! + et tombe mort. + + + CYRANO. + On va les saluer ! + Le talus se couronne en un instant d'une rangée terrible d'ennemis. Les grands étendards des Impériaux se lèvent. + + + CYRANO. + Feu ! + Décharge générale. + + + CRI, dans les rangs ennemis. + Feu ! + Riposte meurtrière. Les cadets tombent de tous côtés. + + + UN OFFICIER ESPAGNOL, se découvrant. + Quels sont ces gens qui se font tous tuer ? + + + CYRANO, récitant debout au milieu des balles. + Ce sont les cadets_de_Gascogne + De_Carbon_de_Castel-Jaloux ; + Bretteurs et menteurs sans vergogne... + Il s'élance, suivi des quelques survivants. + Ce sont cadets_de_Gascogne + De_Carbon_de_Castel-Jaloux... + Le reste se perd dans la bataille. + Rideau. + +
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+ ACTE V +LA GAZETTE DE CYRANO. +Quinze ans après, en 1655. Le parc du couvent que les Dames de la Croix occupaient à Paris. Superbes ombrages. À gauche, la maison ; vaste perron sur lequel ouvrent plusieurs portes. Un arbre énorme au milieu de la scène, isolé au milieu d'une petite place ovale. À droite, premier plan, parmi de grands buis, un banc de pierre demi-circulaire. Tout le fond du théâtre est traversé par une allée de marronniers qui aboutit à droite, quatrième plan, à la porte d'une chapelle entrevue parmi les branches. À travers le double rideau d'arbres de cette allée, on aperçoit des fuites de pelouses, d'autres allées, des bosquets, les profondeurs du parc, le ciel. La chapelle ouvre une porte latérale sur une colonnade enguirlandée de vigne rougie, qui vient se perdre à droite, au premier plan, derrière les buis. C'est l'automne. Toute la frondaison est rousse au-dessus des pelouses fraîches. Taches sombres des buis et des ifs restés verts. Une plaque de feuilles jaunes sous chaque arbre. Les feuilles jonchent toute la scène, craquent sous les pas dans les allées, couvrent à demi le perron et les bancs. Entre le banc de droite et l'arbre, un grand métier à broder devant lequel une petite chaise a été apportée. Paniers pleins d'écheveaux et de pelotons. Tapisserie commencée. Au lever du rideau, des soeurs vont et viennent dans le parc ; quelques-unes sont assises sur le banc autour d'une religieuse plus âgée. Des feuilles tombent. +
+ SCÈNE I. Mère Marguerite, Soeur Marthe, Soeur Claire, Les Soeurs. + + SOEUR MARTHE, à Mère Marguerite. + Soeur Claire a regardé deux fois comment allait + Sa cornette, devant la glace. + + + MÈRE MARGUERITE, à soeur Claire. + C'est très laid. + + + SOEUR CLAIRE. + Mais soeur Marthe a repris un pruneau de la tarte, + Ce matin : je l'ai vu. + + + MÈRE MARGUERITE, à soeur Marthe. + C'est très vilain, soeur_Marthe. + + + SOEUR CLAIRE. + Un tout petit regard ! + + + SOEUR MARTHE. + Un tout petit pruneau ! + + + MÈRE MARGUERITE, sévèrement. + Je le dirai, ce soir, à Monsieur_Cyrano. + + + SOEUR CLAIRE, épouvantée. + Non ! Il va se moquer ! + + + SOEUR MARTHE. + Il dira que les nonnes + Sont très coquettes ! + + + SOEUR CLAIRE. + Très gourmandes ! + + + MÈRE MARGUERITE, souriant. + Et très bonnes. + + + SOEUR CLAIRE. + N'est-ce pas, Mère_Marguerite_de_Jésus, + Qu'il vient, le samedi, depuis dix_ans ? + + + MÈRE MARGUERITE. + Et plus ! + Béguin : Sorte de coiffe, qui s'attache sous le menton. [L] + Depuis que sa cousine à nos béguins de toile + Mêla le deuil mondain de sa coiffe de voile, + Qui chez nous vint s'abattre, il y a quatorze ans, + Comme un grand oiseau noir parmi les oiseaux blancs ! + + + SOEUR MARTHE. + Lui seul, depuis qu'elle a pris chambre dans ce cloître, + Sait distraire un chagrin qui ne veut pas décroître. + + + LES SOEURS. + Il est si drôle ! - C'est amusant quand il vient ! + - Il nous taquine ! - Il est gentil ! - Nous l'aimons bien ! + Angélique : Plante dont la racine nous est apportée sèche de la Bohême, des Alpes et des Pyrénées. Bonbon fait avec les tiges encore vertes de la plante. Tout le monde n'aime pas l'angélique. [L] + - Nous fabriquons pour lui des pâtes d'Angélique ! + + + SOEUR MARTHE. + Mais enfin, ce n'est pas un très bon catholique ! + + + SOEUR CLAIRE. + Nous le convertirons. + + + LES SOEURS. + Oui ! Oui ! + + + MÈRE MARGUERITE. + Je vous défend + De l'entreprendre encor sur ce point, mes enfants. + Ne le tourmentez pas : il viendrait moins peut-être ! + + + SOEUR MARTHE. + Mais... Dieu !... + + + MÈRE MARGUERITE. + Rassurez-vous : Dieu doit bien le connaître. + + + SOEUR MARTHE. + Mais chaque samedi, quand il vient d'un air fier, + Il me dit en entrant : « Ma soeur j'ai fait gras, hier ! » + + + MÈRE MARGUERITE. + Ah ! Il vous dit cela ?... Eh bien ! La fois dernière + Il n'avait pas mangé depuis deux jours. + + + SOEUR MARTHE. + Ma Mère ! + + + MÈRE MARGUERITE. + Il est pauvre. + + + SOEUR MARTHE. + Qui vous l'a dit ? + + + MÈRE MARGUERITE. + Monsieur_Le_Bret. + + + SOEUR MARTHE. + On ne le secourt pas ? + + + MÈRE MARGUERITE. + Non, il se fâcherait. + Dans une allée du fond, on voit apparaître Roxane, vêtue de noir, avec la coiffe des veuves et de longs voiles ; de Guiche, magnifique et vieillissant, marche auprès d'elle. Ils vont à pas lents. Mère Marguerite se lève. + - Allons il faut rentrer... Madame Madeleine, + Avec un visiteur, dans le parc se promène. + + + SOEUR MARTHE, bas à soeur Claire. + C'est le duc-maréchal_de_Grammont ? + + + SOEUR CLAIRE, regardant. + Oui, je crois. + + + SOEUR MARTHE. + Il n'était plus venu la voir depuis des mois ! + + + LES SOEURS. + Il est très pris ! - La cour ! - Les camps ! + + + SOEUR CLAIRE. + Les soins du monde ! + Elles sortent. De Guiche et Roxane descendent en silence et s'arrêtent près du métier. Un temps. + +
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+ SCÈNE II. Roxane, Le Duc de Grammont, puis Le Bret et Ragueneau. + + LE DUC. + Et vous demeurerez ici, vainement blonde, + Toujours en deuil ? + + + ROXANE. + Toujours. + + + LE DUC. + Aussi fidèle ? + + + ROXANE. + Aussi. + + + LE DUC, après un temps. + Vous m'avez pardonné ? + + + ROXANE, simplement, regardant la croix du couvent. + Puisque je suis ici. + Nouveau silence. + + + LE DUC. + Vraiment c'était un être ?... + + + ROXANE. + Il fallait le connaître ! + + + LE DUC. + Ah ! Il fallait ?... Je l'ai trop peu connu, peut-être ! + ... Et son dernier billet, sur votre coeur, toujours ? + + + ROXANE. + Scapulaire : Pièce d'étoffe qui descend depuis les épaules jusqu'en bas par devant et par derrière, et que plusieurs religieux portent sur leurs habits. [L] + Comme un doux scapulaire, il pend à ce velours. + + + LE DUC. + Même mort, vous l'aimez ? + + + ROXANE. + Quelquefois il me semble + Qu'il n'est mort qu'à demi, que nos coeurs sont ensemble, + Et que son amour flotte, autour de moi, vivant ! + + + LE DUC, après un silence encore. + Est-ce que Cyrano vient vous voir ? + + + ROXANE. + Oui, souvent. + - Ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes. + Il vient ; c'est régulier ; sous cet arbre où vous êtes + On place son fauteuil, s'il fait beau ; je l'attends + En brodant ; l'heure sonne ; au dernier coup, j'entends + - Car je ne tourne plus même le front ! - sa canne + Descendre le perron ; il s'assied ; il ricane + De ma tapisserie éternelle ; il me fait + La chronique de la semaine, et... + Le Bret paraît sur le perron. + Tiens, Le_Bret ! + Le Bret descend. + Comment va notre ami ? + + + LE BRET. + Mal. + + + LE DUC. + Oh ! + + + ROXANE, au Duc. + Il exagère ! + + + LE BRET. + Tout ce que j'ai prédit : l'abandon, la misère !... + Ses épîtres lui font des ennemis nouveaux ! + Il attaque les faux nobles, les faux dévots, + Les faux braves, les plagiaires, - tout le monde. + + + ROXANE. + Mais son épée inspire une terreur profonde. + On ne viendra jamais à bout de lui. + + + LE DUC, hochant la tête. + Qui sait ? + + + LE BRET. + Ce que je crains, ce n'est pas les attaques, c'est + La solitude, la famine, c'est Décembre + Entrant à pas de loup dans son obscure chambre : + Voilà les spadassins qui plutôt le tueront ! + - Il serre chaque jour, d'un cran, son ceinturon. + Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire. + Il n'a plus qu'un petit habit de serge noire. + + + LE DUC. + Ah ! Celui-là n'est pas parvenu ! - C'est égal, + Ne le plaignez pas trop. + + + LE BRET, avec un sourire amer. + Monsieur le maréchal !... + + + LE DUC. + Ne le plaignez pas trop : il a vécu sans pactes, + Libre dans sa pensée autant que dans ses actes. + + + LE BRET, de même. + Monsieur le duc !... + + + LE DUC, hautainement. + Je sais, oui : j'ai tout ; il n'a rien... + Mais je lui serrerais bien volontiers la main. + Saluant Roxane. + Adieu. + + + ROXANE. + Je vous conduis. + Le duc salue Le Bret et se dirige avec Roxane vers le perron. + + + LE DUC, s'arrêtant, tandis qu'elle monte. + Oui, parfois, je l'envie. + - Voyez-vous, lorsqu'on a trop réussi sa vie, + On sent, - n'ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal ! - + Mille petits dégoûts de soi, dont le total + Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ; + Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure, + Pendant que des grandeurs on monte les degrés, + Un bruit d'illusions sèches et de regrets, + Comme, quand vous montez lentement vers ces portes, + Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes. + + + ROXANE, ironique. + Vous voilà bien rêveur ?... + + + LE DUC. + Eh ! Oui ! + Au moment de sortir, brusquement. + Monsieur_Le_Bret ! + À Roxane. + Vous permettez ? Un mot. + Il va à Le Bret, et à mi-voix. + C'est vrai : nul n'oserait + Attaquer votre ami ; mais beaucoup l'ont en haine ; + Et quelqu'un me disait, hier, au jeu, chez la Reine : + « Ce Cyrano pourrait mourir d'un accident. » + + + LE BRET. + Ah ? + + + LE DUC. + Oui. Qu'il sorte peu. Qu'il soit prudent. + + + LE BRET, levant les bras au ciel. + Prudent ! + Il va venir. Je vais l'avertir. Oui, mais !... + + + ROXANE, qui est restée sur le perron, à une soeur qui s'avance vers elle. + Qu'est-ce ? + + + LA SOEUR. + Ragueneau veut vous voir, Madame. + + + ROXANE. + Qu'on le laisse + Entrer. + Au duc et à Le Bret. + Il vient crier misère. Étant un jour + Parti pour être auteur, il devint tour à tour + Chantre... + + + LE BRET. + Étuviste : Celui qui tient des étuves, des bains de vapeur. [L] + Étuviste... + + + ROXANE. + Acteur... + + + LE BRET. + Bedeau... + + + ROXANE. + Perruquier... + + + LE BRET. + Maître + Théorbe (téorbe) : Instrument à cordes pincées, de la famille des luths, inventé au commencement du XVIe siècle par un musicien italien, nommé Bardella. [L] + De théorbe... + + + ROXANE. + Aujourd'hui, que pourrait-il bien être ? + + + RAGUENEAU, entrant précipitamment. + Ah ! Madame ! + Il aperçoit Le Bret. + Monsieur ! + + + ROXANE, souriant. + Racontez vos malheurs + À Le_Bret. Je reviens. + + + RAGUENEAU. + Mais, Madame... + Roxane sort sans l'écouter, avec le duc. Il redescend vers Le Bret. + +
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+ SCÈNE III. Le Bret, Ragueneau. + + RAGUENEAU. + D'ailleurs, + Puisque vous êtes là, j'aime mieux qu'elle ignore ! + - J'allais voir votre ami tantôt. J'étais encore + À vingt pas de chez lui... quand je le vois de loin, + Qui sort. Je veux le joindre. Il va tourner le coin + De la rue... et je cours... lorsque d'une fenêtre + Sous laquelle il passait - est-ce un hasard ?... peut-être ! - + Un laquais laisse choir une pièce de bois. + + + LE BRET. + Les lâches !... Cyrano ! + + + RAGUENEAU. + J'arrive et je le vois... + + + LE BRET. + C'est affreux ! + + + RAGUENEAU. + Notre ami, Monsieur, notre poète, + Je le vois, là, par terre, un grand trou dans la tête ! + + + LE BRET. + Il est mort ? + + + RAGUENEAU. + Non ! Mais... Dieu ! Je l'ai porté chez lui. + Dans sa chambre... Ah ! Sa chambre ! Il faut voir ce réduit ! + + + LE BRET. + Il souffre ? + + + RAGUENEAU. + Non, Monsieur, il est sans connaissance. + + + LE BRET. + Un médecin ? + + + RAGUENEAU. + Il en vint un par complaisance. + + + LE BRET. + Mon pauvre Cyrano ! - Ne disons pas cela + Tout d'un coup à Roxane ! - Et ce docteur ? + + + RAGUENEAU. + Il a parlé, - Je ne sais plus, - de fièvre, de méninges !... + Ah ! Si vous le voyiez - la tête dans des linges !... + Courons vite ! - Il n'y a personne à son chevet ! - + C'est qu'il pourrait mourir, Monsieur, s'il se levait ! + + + LE BRET, l'entraînant vers la droite. + Passons par là ! Viens, c'est plus court ! Par la chapelle ! + + + ROXANE, paraissant sur le perron et voyant Le Bret s'éloigner par la colonnade qui mène à la petite porte de la chapelle. + Monsieur Le_Bret ! + Le Bret et Ragueneau se sauvent sans répondre. + Le_Bret s'en va quand on l'appelle ? + C'est quelque histoire encor de ce bon Ragueneau ! + Elle descend le perron. + +
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+ SCÈNE IV. Roxane seule, puis deux soeurs, un instant. + + ROXANE. + Ah ! Que ce dernier jour de septembre est donc beau ! + Ma tristesse sourit. Elle qu'avril offusque, + Se laisse décider par l'automne, moins brusque. + Elle s'assied à son métier. Deux soeurs sortent de la maison et apportent un grand fauteuil sous l'arbre. + Ah ! Voici le fauteuil classique où vient s'asseoir + Mon vieil ami ! + + + SOEUR MARTHE. + Mais c'est le meilleur du parloir ! + + + ROXANE. + Merci, ma soeur. + Les soeurs s'éloignent. + Il va venir. + Elle s'installe. On entend sonner l'heure. + Là... l'heure sonne. + - Mes écheveaux ! - L'heure a sonné ? Ceci m'étonne ! + Serait-il en retard pour la première fois ? + Tourière : Domestique de dehors qui, dans les monastères de filles, fait passer au tour les choses qu'on y apporte. [L] + La soeur_tourière doit - mon dé ?... Là, je le vois ! - + L'exhorter à la pénitence. + Un temps. + Elle l'exhorte ! + - Il ne peut plus tarder. - Tiens ! Une feuille morte ! - + Elle pousse du doigt la feuille tombée sur son métier. + D'ailleurs, rien ne pourrait - mes ciseaux ?... dans mon sac ! + - L'empêcher de venir ! + + + UNE SOEUR, paraissant sur le perron. + Monsieur_de_Bergerac. + +
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+ SCÈNE V. Roxane, Cyrano et, un moment Soeur Marthe. + + ROXANE, sans se retourner. + Qu'est-ce que je disais ?... + Et elle brode. Cyrano, très pâle, le feutre enfoncé sur les yeux, paraît. La soeur qui l'a introduit rentre. Il se met à descendre le perron lentement, avec un effort visible pour se tenir debout, et en s'appuyant sur sa canne. Roxane travaille à sa tapisserie. + Ah ! Ces teintes fanées... + Comment les rassortir ? + À Cyrano, sur un ton d'amicale gronderie. + Depuis quatorze années, + Pour la première fois, en retard ! + + + CYRANO, qui est parvenu au fauteuil et s'est assis, d'une voix gaie contrastant avec son visage. + Oui, c'est fou ! + J'enrage. Je fus mis en retard, vertuchou !... + + + ROXANE. + Par ? + + + CYRANO. + Par une visite assez inopportune. + + + ROXANE, distraite, travaillant. + Ah ! Oui ! Quelque fâcheux ? + + + CYRANO. + Cousine, c'était une + Fâcheuse. + + + ROXANE. + Vous l'avez renvoyée ? + + + CYRANO. + Oui, j'ai dit : + Excusez-moi, mais c'est aujourd'hui samedi, + Jour où je dois me rendre en certaine demeure ; + Rien ne m'y fait manquer : repassez dans une heure ! + + + ROXANE, légèrement. + Eh bien ! Cette personne attendra pour vous voir + Je ne vous laisse pas partir avant ce soir. + + + CYRANO, avec douceur. + Peut-être un peu plus tôt faudra-t-il que je parte. + Il ferme les yeux et se tait un instant. Soeur Marthe traverse le parc de la chapelle au perron. Roxane l'aperçoit, lui fait un petit signe de tête. + + + ROXANE, à Cyrano. + Vous ne taquinez pas soeur Marthe ? + + + CYRANO, vivement, ouvrant les yeux. + Si ! + Avec une grosse voix comique. + Soeur Marthe ! + Approchez ! + La soeur glisse vers lui. + Ha ! Ha ! Ha ! Beaux yeux toujours baissés ! + + + SOEUR MARTHE, levant les yeux en souriant. + Mais... + Elle voit sa figure et fait un geste d'étonnement. + Oh ! + + + CYRANO, bas, lui montrant Roxane. + Chut ! Ce n'est rien ! + D'une voix fanfaronne. Haut. + Hier, j'ai fait gras. + + + SOEUR MARTHE. + Je sais. + À part. + C'est pour cela qu'il est si pâle ! + Vite et bas. + Au réfectoire + Vous viendrez tout à l'heure, et je vous ferai boire + Un grand bol_de_bouillon... Vous viendrez ? + + + CYRANO. + Oui, oui, oui. + + + SOEUR MARTHE. + Ah ! Vous êtes un peu raisonnable, aujourd'hui ! + + + ROXANE, qui les entend chuchoter. + Elle essaie de vous convertir ! + + + SOEUR MARTHE. + Je m'en garde ! + + + CYRANO. + Tiens, c'est vrai ! Vous toujours si saintement bavarde, + Vous ne me prêchez pas ? C'est étonnant, ceci !... + Avec une fureur bouffonne. + Sabre_de_bois ! Je veux vous étonner aussi ! + Tenez, je vous permets... + Il a l'air de chercher une bonne taquinerie, et de la trouver. + Ah ! La chose est nouvelle ?... + De... de prier pour moi, ce soir, à la chapelle. + + + ROXANE. + Oh ! Oh ! + + + CYRANO, riant. + Soeur Marthe est dans la stupéfaction ! + + + SOEUR MARTHE, doucement. + Je n'ai pas attendu votre permission. + Elle rentre. + + + CYRANO, revenant à Roxane, penchée sur son métier. + Du diable si je peux jamais, tapisserie, + Voir ta fin ! + + + ROXANE. + J'attendais cette plaisanterie. + À ce moment, un peu de brise fait tomber les feuilles. + + + CYRANO. + Les feuilles ! + + + ROXANE, levant la tête, et regardant au loin, dans les allées. + Elles sont d'un blond vénitien. + Regardez-les tomber. + + + CYRANO. + Comme elles tombent bien ! + Dans ce trajet si court de la branche à la terre, + Comme elles savent mettre une beauté dernière, + Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol, + Veulent que cette chute ait la grâce d'un vol ! + + + ROXANE. + Mélancolique, vous ? + + + CYRANO, se reprenant. + Mais pas du tout, Roxane ! + + + ROXANE. + Allons, laissez tomber les feuilles de platane... + Et racontez un peu ce qu'il y a de neuf. + Ma gazette ? + + + CYRANO. + Voici ! + + + ROXANE. + Ah ! + + + CYRANO, de plus en plus pâle, et luttant contre la douleur. + Samedi, dix-neuf : + Ayant mangé huit fois du raisiné de Cette, + Le Roi fut pris de fièvre ; à deux coups de lancette + Son mal fut condamné pour lèse-majesté, + Fébricité : Avoir de la fièvre, indiquer de la fièvre. [L] + Et cet auguste pouls n'a plus fébricité ! + Au grand bal, chez la Reine, on a brûlé, dimanche, + Sept cent soixante-trois flambeaux de cire blanche ; + Nos troupes ont battu, dit-on, Jean_l_Autrichien ; + On a pendu quatre sorciers ; le petit chien + De Madame_d_Athis a dû prendre un clystère... + + + ROXANE. + Monsieur_de_Bergerac, voulez-vous bien vous taire ! + + + CYRANO. + Lundi... rien. Lygdamire a changé d'amant. + + + ROXANE. + Oh ! + + + CYRANO, dont le visage s'altère de plus en plus. + Mardi, toute la Cour est à Fontainebleau. + Mercredi, la_Montglat dit au comte_de_Fiesque : + Olympe Mancini : nièce de Mazarin, égérie de Louis XIV à partir de 1654. + Non ! Jeudi : Mancini, reine_de_France, - ou presque ! + Le vingt-cinq, la_Montglat à de_Fiesque dit : Oui ; + Et samedi, vingt-six... + Il ferme les yeux. Sa tête tombe. Silence. + + + ROXANE, surprise de ne plus rien entendre, se retourne, le regarde, et se levant effrayée. + Il est évanoui ? + Elle court vers lui en criant. + Cyrano ! + + + CYRANO, rouvrant les yeux, d'une voix vague. + Qu'est-ce ?... Quoi ?... + Il voit Roxane penchée sur lui et, vivement, assurant son chapeau sur sa tête et reculant avec effroi dans son fauteuil. + Non ! Non ! Je vous assure, + Ce n'est rien. Laissez-moi ! + + + ROXANE. + Pourtant... + + + CYRANO. + C'est ma blessure + D'Arras... qui... quelquefois... vous savez... + + + ROXANE. + Pauvre ami ! + + + CYRANO. + Mais ce n'est rien. Cela va finir. + Il sourit avec effort. + C'est fini. + + + ROXANE, debout près de lui. + Chacun de nous a sa blessure : j'ai la mienne. + Toujours vive, elle est là, cette blessure ancienne, + Elle met la main sur sa poitrine. + Elle est là, sous la lettre au papier jaunissant + Où l'on peut voir encor des larmes et du sang ! + Le crépuscule commence à venir. + + + CYRANO. + Sa lettre !... N'aviez-vous pas dit qu'un jour, peut-être, + Vous me la feriez lire ? + + + ROXANE. + Ah ! Vous voulez ?... Sa lettre ? + + + CYRANO. + Oui... Je veux... Aujourd'hui... + + + ROXANE, lui donnant le sachet pendu à son cou. + Tenez ! + + + CYRANO, le prenant. + Je peux ouvrir ? + + + ROXANE. + Ouvrez... lisez !... + Elle revient à son métier, le replie, range ses laines. + + + CYRANO, lisant. + « Roxane, adieu, je vais mourir !... » + + + ROXANE, s'arrêtant, étonnée. + Tout haut ? + + + CYRANO, lisant. + « C'est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée ! + J'ai l'âme lourde encor d'amour inexprimée, + Et je meurs ! Jamais plus, jamais mes yeux grisés, + Mes regards dont c'était... » + + + ROXANE. + Comme vous la lisez, + Sa lettre ! + + + CYRANO, continuant. + « ...dont c'était les frémissantes fêtes, + Ne baiseront au vol les gestes que vous faites + J'en revois un petit qui vous est familier + Pour toucher votre front, et je voudrais crier... » + + + ROXANE, troublée. + Comme vous la lisez, - cette lettre ! + La nuit vient insensiblement. + + + CYRANO. + « Et je crie : + Adieu !... » + + + ROXANE. + Vous la lisez... + + + CYRANO. + « Ma chère, ma chérie, + « Mon trésor... » + + + ROXANE, rêveuse. + D'une voix... + + + CYRANO. + « Mon amour !... » + + + ROXANE. + D'une voix... + Elle tressaille. + Mais... que je n'entends pas pour la première fois ! + Elle s'approche tout doucement, sans qu'il s'en aperçoive, passe derrière le fauteuil se penche sans bruit, regarde la lettre. L'ombre augmente. + + + CYRANO. + « Mon coeur ne vous quitta jamais une seconde, + Et je suis et serai jusque dans l'autre monde + Celui qui vous aima sans mesure, celui... » + + + ROXANE, lui posant la main sur l'épaule. + Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit. + Il tressaille, se retourne, la voit là tout près, fait un geste d'effroi, baisse la tête. Un long silence. Puis, dans l'ombre complètement venue, elle dit avec lenteur, joignant les mains. + Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle + D'être le vieil ami qui vient pour être drôle ! + + + CYRANO. + Roxane ! + + + ROXANE. + C'était vous. + + + CYRANO. + Non, non, Roxane, non ! + + + ROXANE. + J'aurais dû deviner quand il disait mon nom ! + + + CYRANO. + Non ! Ce n'était pas moi ! + + + ROXANE. + C'était vous ! + + + CYRANO. + Je vous jure... + + + ROXANE. + J'aperçois toute la généreuse imposture : + Les lettres, c'était vous... + + + CYRANO. + Non ! + + + ROXANE. + Les mots chers et fous, + C'était vous... + + + CYRANO. + Non ! + + + ROXANE. + La voix dans la nuit, c'était vous. + + + CYRANO. + Je vous jure que non ! + + + ROXANE. + L'âme, c'était la vôtre ! + + + CYRANO. + Je ne vous aimais pas. + + + ROXANE. + Vous m'aimiez ! + + + CYRANO, se débattant. + C'était l'autre ! + + + ROXANE. + Vous m'aimiez ! + + + CYRANO, d'une voix qui faiblit. + Non ! + + + ROXANE. + Déjà vous le dites plus bas ! + + + CYRANO. + Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas ! + + + ROXANE. + Ah ! Que de choses qui sont mortes... qui sont nées ! + - Pourquoi vous être tu pendant quatorze années, + Puisque sur cette lettre où, lui, n'était pour rien, + Ces pleurs étaient de vous ? + + + CYRANO, lui tendant la lettre. + Ce sang était le sien. + + + ROXANE. + Alors pourquoi laisser ce sublime silence + Se briser aujourd'hui ? + + + CYRANO. + Pourquoi ?... + Le Bret et Ragueneau entrent en courant. + +
+
+ SCÈNE VI. Les mêmes, Le Bret et Ragueneau. + + LE BRET. + Quelle imprudence ! + Ah ! J'en étais bien sûr ! Il est là ! + + + CYRANO, souriant et se redressant. + Tiens, parbleu ! + + + LE BRET. + Il s'est tué, Madame, en se levant ! + + + ROXANE. + Grand Dieu ! + Mais tout à l'heure alors... Cette faiblesse ?... Cette ?... + + + CYRANO. + C'est vrai ! Je n'avais pas terminé ma gazette : + ... Et samedi, vingt-six, une heure avant dîné, + Monsieur de Bergerac est mort assassiné. + Il se découvre ; on voit sa tête entourée de linges. + + + ROXANE. + Que dit-il ? - Cyrano ! - Sa tête enveloppée !... + Ah ! Que vous a-t-on fait ? Pourquoi ? + + + CYRANO. + « D'un coup d'épée, + Frappé par un héros, tomber la pointe au coeur ! »... + - Oui, je disais cela !... Le destin est railleur !... + Et voilà que je suis tué dans une embûche, + Par_derrière, par un laquais, d'un coup de bûche ! + C'est très bien. J'aurai tout manqué, même ma mort. + + + RAGUENEAU. + Ah ! Monsieur !... + + + CYRANO. + Ragueneau, ne pleure pas si fort !... + Il lui tend la main. + Qu'est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ? + + + RAGUENEAU, à travers ses larmes. + Je suis moucheur de... de... chandelles, chez Molière. + + + CYRANO. + Molière ! + + + RAGUENEAU. + Mais je veux le quitter, dès demain ; + Oui, je suis indigné !... Hier, on jouait Scapin, + Et j'ai vu qu'il vous a pris une scène ! + + + LE BRET. + Entière ! + + + RAGUENEAU. + Oui, Monsieur, le fameux : « Que diable allait-il faire ?... » + + + LE BRET, furieux. + Molière te l'a pris ! + + + CYRANO. + Chut ! Chut ! Il a bien fait !... + À Ragueneau. + La scène, n'est-ce pas, produit beaucoup d'effet ? + + + RAGUENEAU, sanglotant. + Ah ! Monsieur, on riait ! On riait ! + + + CYRANO. + Oui, ma vie + Ce fut d'être celui qui souffle - et qu'on oublie ! + À Roxane. + Vous souvient-il du soir où Christian vous parla + Sous le balcon ? Eh bien toute ma vie est là : + Pendant que je restais en bas, dans l'ombre noire, + D'autres montaient cueillir le baiser de la gloire ! + C'est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau : + Molière a du génie et Christian était beau ! + À ce moment, la cloche de la chapelle ayant tinté, on voit tout au fond, dans l'allée, les religieuses se rendant à l'office. + Qu'elles aillent prier puisque leur cloche sonne ! + + + ROXANE, se relevant pour appeler. + Ma soeur ! Ma soeur ! + + + CYRANO, la retenant. + Non ! Non ! N'allez chercher personne : + Quand vous reviendriez, je ne serais plus là. + Les religieuses sont entrées dans la chapelle, on entend l'orgue. + Il me manquait un peu d'harmonie... en voilà. + + + ROXANE. + Je vous aime, vivez ! + + + CYRANO. + Non ! Car c'est dans le conte + Que lorsqu'on dit : Je t'aime ! Au prince plein de honte, + Il sent sa laideur fondre à ces mots de soleil... + Mais tu t'apercevrais que je reste pareil. + + + ROXANE. + J'ai fait votre malheur ! Moi ! Moi ! + + + CYRANO. + Vous ?... Au contraire ! + J'ignorais la douceur féminine. Ma mère + Ne m'a pas trouvé beau. Je n'ai pas eu de soeur. + Plus tard, j'ai redouté l'amante à l'oeil moqueur. + Je vous dois d'avoir eu, tout au moins, une amie. + Grâce à vous une robe a passé dans ma vie. + + + LE BRET, lui montrant le clair de lune qui descend à travers les branches. + Ton autre amie est là, qui vient te voir ! + + + CYRANO, souriant à la lune. + Je vois. + + + ROXANE. + Je n'aimais qu'un seul être et je le perds deux fois ! + + + CYRANO. + Le_Bret, je vais monter dans la lune opaline, + Sans qu'il faille inventer, aujourd'hui, de machine... + + + ROXANE. + Que dites-vous ? + + + CYRANO. + Mais oui, c'est là, je vous le dis, + Que l'on va m'envoyer faire mon paradis. + Plus d'une âme que j'aime y doit être exilée, + Et je retrouverai Socrate et Galilée ! + + + LE BRET, se révoltant. + Non ! Non ! C'est trop stupide à la fin, et c'est trop + Injuste ! Un tel poète ! Un coeur si grand, si haut ! + Mourir ainsi !... Mourir !... + + + CYRANO. + Voilà Le_Bret qui grogne ! + + + LE BRET, fondant en larmes. + Mon cher ami... + + + CYRANO, se soulevant, l'oeil égaré. + Ce sont les cadets de Gascogne... + - La masse élémentaire... Eh oui ?... Voilà le hic... + + + LE BRET. + Sa science... dans son délire ! + + + CYRANO. + Copernic + A dit... + + + ROXANE. + Oh ! + + + CYRANO. + Citation anachronique de Molière + Mais aussi que diable allait-il faire, + Mais que diable allait-il faire en cette galère ?... + Philosophe, physicien, + Rimeur, bretteur, musicien, + Et voyageur aérien, + Grand riposteur du tac_au_tac, + Amant aussi - pas pour son bien ! - + Ci-gît Hercule-Savinien + De Cyrano_de_Bergerac + Qui fut tout, et qui ne fut rien. + ... Mais je m'en vais, pardon, je ne peux faire attendre + Vous voyez, le rayon de lune vient me prendre ! + Il est retombé assis, les pleurs de Roxane le rappellent à la réalité, il la regarde, et caressant ses voiles. + Je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant, + Ce bon, ce beau Christian ; mais je veux seulement + Que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres, + Vous donniez un sens double à ces voiles funèbres, + Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil. + + + ROXANE. + Je vous jure !... + + + CYRANO, est secoué d'un grand frisson et se lève brusquement. + Pas là ! Non ! Pas dans ce fauteuil ! + On veut s'élancer vers lui. + - Ne me soutenez pas ! - Personne ! + Il va s'adosser à l'arbre. + Rien que l'arbre ! + Silence. + Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre, + - Ganté de plomb ! + Il se raidit. + Oh ! Mais !... Puisqu'elle est en chemin, + Je l'attendrai debout, + Il tire l'épée. + et l'épée à la main ! + + + LE BRET. + Cyrano ! + + + ROXANE, défaillante. + Cyrano ! + Tous reculent épouvantés. + + + CYRANO. + Je crois qu'elle regarde... + Qu'elle ose regarder mon nez, cette Camarde ! + Il lève son épée. + Que dites-vous ?... C'est inutile ?... Je le sais ! + Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès ! + Non ! Non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile ! + - Qu'est-ce que c'est que tous ceux-là ! - Vous êtes mille ? + Ah ! Je vous reconnais, tous mes vieux ennemis ! + Le Mensonge ? + Il frappe de son épée le vide. + Tiens, tiens ! - Ha ! Ha ! Les Compromis, + Les Préjugés, les Lâchetés !... + Il frappe. + Que je pactise ? + Jamais, jamais ! - Ah ! Te voilà, toi, la Sottise ! + - Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ; + N'importe : je me bats ! Je me bats ! Je me bats ! + Il fait des moulinets immenses et s'arrête haletant. + Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose ! + Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose + Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu, + Mon salut balaiera largement le seuil bleu, + Quelque chose que sans un pli, sans une tache, + J'emporte malgré vous, + Il s'élance l'épée haute. + et c'est... + L'épée s'échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau. + + + ROXANE, se penchant sur lui et lui baisant le front. + C'est ?... + + + CYRANO, rouvre les yeux, la reconnaît et dit en souriant. + Mon panache. + +
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\ No newline at end of file diff --git a/tei/silvestre-sapho.xml b/tei/silvestre-sapho.xml new file mode 100644 index 00000000..f09eb339 --- /dev/null +++ b/tei/silvestre-sapho.xml @@ -0,0 +1,436 @@ + + + + + Sapho + + + Paul + Armand + Silvestre + + Q2058470 + 0000000121193671 + + + + DraCor + https://dracor.org + + + CC BY-NC-SA 4.0 + Licence + + + + + + Théâtre Classique + http://theatre-classique.fr/pages/programmes/edition.php?t=../documents/SILVESTRE_SAPHO.xml + http://theatre-classique.fr/pages/documents/SILVESTRE_SAPHO.xml + + + CC BY-NC-SA 4.0 + Licence + + + + https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k98098825 + + + + + + + + + Sapho + + + Alcée + + + + + + Monologue + vers + + + + + + (mg) file conversion from source + + + + + + + + + + + + + + SAPHO + + Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la GAÎTÉ, le 5 novembre 1881. + ARMAND SILVESTRE + + PARIS, PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis. + 13129. Dijon-Paris, Imprimerie Régionale. - Dr : J. CHAVALIER. +

Droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés.

+ + + PERSONNAGE + + SAPHO, Mlle ROUSSEIL. + + ALCÉE, M. SILVAIX. + + +
+ +
+ SAPHO +
+ SCÈNE PREMIÈRE. + + SAPHO, seule, tenant sa lyre dans l'attitude de la statue de Pradier. + Enfin de mes douleurs la coupe est-elle pleine? + Il est mort ! - Des bergers venus de Mitylène + M'ont dit qu'il était mort, celui que j'adorais ! + Celui que par les monts, les villes, les forêts, + J'ai poursuivi, pareille à la bête chassée + Emportant à son flanc le trait qui l'a blessée ! + Phaon : dans le mythologie grecque, homme réputé pour sa beauté. Il est présent avec Sapho sur un tableau de Davis (1809) + Ô Phaon, triste amant qui fis mes jours amers, + J'ai, le coeur plein de toi, cherché le bord des mers + Pour répéter ton nom, dont ma honte s'honore, + A l'innombrable écho de la vague sonore + Et le faire immortel ainsi que mon chagrin ! + J'ai voulu te haïr, jeune homme au coeur d'airain ! + Je l'ai cru ! la colère à notre âme est un leurre. + Ingrat, je t'ai maudit !... Mort ! hélas ! je te pleure ! + Oubliant tes mépris, fière de mon affront, + Je veux chanter encor la grâce de ton front, + Et qu'aux siècles lointains, cette lyre outragée + Dise comment, de toi. Sapho s'était vengée ! + Elle prend sa lyre. + I + Celui qui passait triomphant + Debout dans sa grâce farouche, + Sous l'or de ses cheveux d'enfant + Dont le flot attirait ma bouche, + Celui dont la feinte douceur + M'atteignit de blessures telles, + C'était Phaon le beau chasseur + Dont les flèches étaient mortelles + II + Comme Phoebus, l'archer des cieux + Dont nul ne fuit la flèche sainte, + Il passait, lent et gracieux, + Le front couronné d'hyacinthe. + Vainqueur, il traînait sur ses pas + Mon âme par lui déchirée, + Et mon sang qu'il ne comptait pas + Empourprait sa route sacrée ! + III + Pareil au feu de l'Orient + Qui monte des bords de la plaine, + Il s'était levé, souriant, + Mitylène : ville située sur l'île de Lesbos. + Dans le ciel d'or de Mitylène. + Ô jour pour moi sans lendemain ! + De mes yeux cachant la brûlure, + Aveugle, j'ai pris son chemin + Aux parfums de sa chevelure ! + IV + Mon coeur ne s'est pas révolté + Contre la loi qui porte en elle + Que de l'éternelle Beauté + Vienne la torture éternelle. + Toi qui fis descendre aux enfers + Mon âme à ton charme asservie, + Phaon, les maux que j'ai soufferts, + Je les pleure et je les envie. + V + Car je ne te reverrai plus, + Ô fils rayonnant d'une aurore, + Et, plus que jamais superflus, + Mes cris t'appelleraient encore ! + Aux astres déclinants pareil + Dont la nuit seule sait le nombre, + Tu descendis au flot vermeil + Où ma plainte évoque ton ombre. + VI + Mer aux abîmes infinis, + Cythérée : Terme de mythologie. Nom donné à Vénus, à cause de l'île de Cythère où cette déesse fut portée sur une conque marine. [L]Terme de mythologie. Nom donné à Vénus, à cause de l'île de Cythère où cette déesse fut portée sur une conque marine. [L] + Ainsi qu'autrefois Cythérée, + Je pleure un nouvel Adonis + Le long de ta route sacrée. + Ton bruit doucement obsesseur + Emporte, en la berçant, ma plainte... + Car il est mort, le beau chasseur + Au front couronné"d'hyacinthe ! + Après un silence. + Il est mort ! les bergers me l'ont dit : c'est certain ! + Où ? je ne le sais pas. Depuis que le destin + M'obstinait sans relâche à sa trace infidèle, + Ingrat, il me fuyait, comme fait, d'un coup d'aile. + L'oiseau craintif devant le batteur de buissons. + C'est toi, fière Sapho, qui, rebelle aux leçons + Des sages, aussi bien qu'à l'amour des poètes, + Souffris de tels dédains les tortures muettes ! + D'autres m'avaient aimée : Alcée, entre tous grand ! + Mais que nous fait l'honneur lorsque l'amour nous prend, + Dans le coeur dévasté ne souffrant qu'une image ? + Ses mépris m'étaient doux bien plus que leur hommage + Quel vide maintenant ! plus même cet affront + Sous lequel, orgueilleux, s'humiliait mon front ! + Tout a repris, pour moi, la nudité première !... + Ses yeux, en se fermant, m'ont ravi la lumière. + Elle reste un instant accablée. - À ce moment, un vieillard s'approche d'elle et la contempla douloureusement. C'est Alcée. + Elle ne le voit pas. + +
+
+ SCÈNE II. Sapho, Alcée. + + ALCÉE, à part. + C'est elle !... Belle encore ! Et pourtant les regrets + À leur cruelle empreinte ont façonné ses traits. + Haut. + Sapho ! + Silence de Sapho. + Quelle douleur ! + Plus haut. + Sapho ! + + + SAPHO, écartant ses mains de ses yeux, avec effroi. + Qui vient ?... Alcée ! + + + ALCÉE. + Quoi ! Tu me reconnais malgré l'ombre amassée + Dans mes yeux par le Temps dont le doigt m'a courbé, + Malgré le flot de neige à mes cheveux tombé ! + + + SAPHO. + Oui, je te reconnais et je sais qu'avant l'âge, + Causés par moi, les pleurs ont flétri ton visage + Et t'ont fait de souci bien plus que d'ans chargé ! + Mais ne me maudis pas !... Les dieux t'ont bien vengé ! + + + ALCÉE, avec douceur. + Te maudire, Sapho !... Oui, tu me fus cruelle ! + Mais, sous une torture aveugle et mutuelle + Enchaînés par l'Amour, les hommes sont, pour moi, + Les bourreaux innocents d'une implacable loi. + Lambeau de robe pris au dos sanglant d'Hercule, + L'Amour est un fouet qui dans nos mains circule, + Passant de l'un à l'autre et partout flagellant + La vierge triomphante et le vieillard tremblant ! + Pour qui conçoit ainsi l'Amour et son salaire, + Contre qui nous torture il n'est pas de colère. + Non ! je ne t'en veux pas, Sapho ! C'est un ami, + Sachant contre l'Amour ton coeur mal affermi, + Qui vient te consoler, pour que, par moi plus forte, + Le faix que j'ai porté ton âne aussi le porte ! + + + SAPHO, sombre. + Qui t'a dit ma douleur ? + + + ALCÉE. + Je n'ai rien ignoré + Des peines dont ton coeur, Sapho, fut déchiré. + Mon souvenir pensif partout t'a poursuivie, + Toi qui restes mon Rêve ayant été ma Vie ! + + + SAPHO, plus doucement. + Puisque tu sais le mal qu'il m'a fallu souffrir, + Ami, tu sais aussi que rien n'en peut guérir ! + + + ALCÉE. + Sans fermer à jamais sa blessure sacrée, + On en peut adoucir la douleur acérée + Et d'un flot moins fougueux en laisser fuir le sang. + + + SAPHO, avec ironie. + Qui t'apprit ce remède au pouvoir caressant, + Ce baume dont le coeur est soulagé ? + + + ALCÉE. + Toi-même + Et l'affreuse douleur qu'on souffre quand on aime ! + + + SAPHO. + Va, tu ne m'aimais pas, puisque tu n'es pas mort ! + + + ALCÉE. + Épargne à ton génie un éternel remord. + Ô poète ! + Lui montrant sa, lyre. + En tes mains prends la lyre immortelle. + Le refuge aux souffrants et le salut, c'est elle ! + Comment, dis-tu, par moi mon mal fut supporté ? + - Je me suis souvenu, ma soeur, et j'ai chanté : + I + La Lyre est l'amie éternelle ! + L'Art montre l'éternel chemin ! + Tout bonheur durable est en Elle, + En Lui gît tout l'honneur humain + Aux saintes cordes de la Lyre + Vibre, après l'amoureux délire, + Le réveil de notre fierté. + À notre coeur même arrachées, + Elles chantent, sitôt touchées, + Un hymne d'immortalité ! + II + La Lyre est la porte fermée + Qui garde le jardin des cieux : + Par Elle à notre âme charmée + S'ouvre un séjour délicieux. + Comme un chasseur qui tend ses toiles, + Le poète prend des étoiles + Au réseau de ses cordes d'or ; + Et, des planètes effarées + Volant les ailes déchirées, + Fuit dans l'azur plus haut encor ! + III + Sonore, éclatante et vermeille, + Oiseau chantant, flambeau qui luit, + La Lyre à l'Aurore est pareille, + Chassant les ombres de la Nuit. + Aux ténèbres du coeur levée, + Souriante et de pleurs lavée, + Elle monte en resplendissant, + Et, sur nos tètes suspendue, + Fait flamboyer dans l'étendue + Nos larmes avec notre sang ! + Il a élevé la lyre au-dessus de sa tète. - Sapho, partageant son enthousiasme, la lui reprend. + + + SAPHO. + IV + Oui ! tu dis vrai : la Lyre est sainte ! + Pardonne, ami, si j'ai douté ! + C'est vivre encor que, de sa plainte, + Éveiller l'immortalité ; + Que mêler encor son génie + A l'universelle harmonie + Des maux par les autres soufferts, + Et, cette Lyre pour trophée, + D'aller comme autrefois Orphée, + Gémir jusqu'au seuil des enfers ! + + + ALCÉE, joyeusement. + J'aime à te voir ainsi, Sapho ! - Reprends courage ! + Et les dieux de ton ciel chasseront cet orage. + Car tous, - et j'ose enfin te le dire en ce jour - + Nous rougissions pour toi de cet indigne amour. + Un ingrat qui, tandis que Sapho se lamente, + S'enivre lâchement aux bras d'une autre amante !... + + + SAPHO, bondissant. + Phaon ! Mais il est mort ! + + + ALCÉE. + Non pas ! Il est vivant ! + + + SAPHO. + Tu t'abuses, Alcée ! + + + ALCÉE. + Hier encor, triomphant, + Je l'ai vu dans Lesbos avec Cassiopée ! + + + SAPHO. + Phaon vit !... Mais alors ces bergers m'ont trompée ! + Phaon vit et Lesbos qui m'a donné le jour + Prête son ciel impie à son coupable amour ! + Tout, jusqu'à mon berceau, me devient infidèle ! + Ô sombre vision je le vois auprès d'elle ! + Sa bouche est sur sa bouche ! Il lui donne un baiser ! + Ne tomberas-tu pas, ciel, pour les écraser ! + Ô folle, qui pleurais cet homme qui t'outrage, + Demande au désespoir un suprême courage ! + Phaon vit ! Mais alors c'est moi qui vais mourir ! + Elle s'avance vers la mer, Alcée va pour la retenir. + + + ALCÉE. + Grands dieux ! + + + SAPHO, le repoussant avec violence. + Arrière, toi qui sais vivre et guérir ! + Vieillard dont la douleur s'endort au chant des lyres. + Prenant sa lyre avec colère. + Et toi, vain instrument des antiques délires, + Lyre, qui n'a rien pu pour mon coeur trop amer, + Tu descendras, brisée, avant moi, dans la mer ! + Elle la précipite dans les flots. + + + ALCÉE, cherchant à la calmer. + Tout à l'heure pourtant... + + + SAPHO. + Je pleurais tout à l'heure ! + Mais, Alcée, à présent, regarde si je pleure ! + Dans le feu de mes yeux lis mon dessein mortel ! + Elle s'approche du rivage. + + + ALCÉE, cherchant à l'arrêter encore. + Au gouffre tu descends ! + + + SAPHO. + Non ! je monte à l'autel + Du Dieu qui, seul,,guérit l'inguérissable plaie ! + Car mon corps que l'Amour a traîné sur sa claie + Ne veut plus d'autre lit que l'éternel tombeau ! + Car je porte un coeur vide et des yeux sans flambeau, + Ne sentant plus en moi que la terreur de vivre ! + + + ALCÉE. + Où vas-tu, malheureuse ? + + + SAPHO. + À la mort qui délivre ! + Au néant qui m'appelle et m'ouvre enfin ses bras ! + Elle se précipite dans la mer. - Alcée pousse un cri, puis, après un moment de silence. + + + ALCÉE. + Ô Sapho, dans tes chants, malgré toi tu vivras. + +
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\ No newline at end of file diff --git a/tei/siraudin-delacour-choler-apres-le-bal.xml b/tei/siraudin-delacour-choler-apres-le-bal.xml new file mode 100644 index 00000000..73714638 --- /dev/null +++ b/tei/siraudin-delacour-choler-apres-le-bal.xml @@ -0,0 +1,2835 @@ + + + + + Après le Bal + Comédie en un Acte, Mêlée de Couplets + Nouvelle Edition + Représentée pour la Première Fois, à Paris, sur le Théatre du Gymnase, le 15 Mars 1862. + + + Paul + Siraudin + + Q3372207 + 0000000119706431 + + + + Alfred + Delacour + + Q2835059 + 0000000121015410 + + + + Adolphe + Choler + + Q18012018 + 0000000114960676 + + Paul FIÈVRE + + + DraCor + https://dracor.org + + + CC BY-NC-SA 4.0 + Licence + + + + + + Théâtre Classique + http://theatre-classique.fr/pages/programmes/edition.php?t=../documents/SIRAUDIN-DELACOUR-CHOLER_APRESLEBAL.xml + http://theatre-classique.fr/pages/documents/SIRAUDIN-DELACOUR-CHOLER_APRESLEBAL.xml + + + CC BY-NC-SA 4.0 + Licence + + + + https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5853743d + + + + + + + + + Henriette + + + Caudebec + + + La Voix + + + + + + Comédie + mixte + + Q40831 + + + + + (mg) file conversion from source + + + + + + + + + + + + + + APRÈS LE BAL + COMÉDIE EN UN ACTE, MÊLÉE DE COUPLETS + NOUVELLE ÉDITION + REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, À PARIS, SUR LE THÉATRE DU GYMNASE, le 15 mars 1862. + + 1866. Tous droits réservés + PAR MM. SIRAUDIN, DELACOUR et CHOLER + + PARIS, MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRIE ÉDITEURS, 2 bis, et BOULEVARD DES ITALIENS, 15 à la LIBRAIRIE NOUVELLE. + IMPRIMERIE L. TOINON et Cie, À SAINT-GERMAIN. + + PERSONNAGES. + + CAUDEBEC, M. GEOFFROY. + + HENRI DUMONTEIL, Mlle. CÉLINE MONTALAND. + + LA VOIX. + + + S'adresser pour la musique, à M. JUBIN, bibliothécaire-copiste, au théâtre du Gymnase. + + +
+ APRÈS LE BAL +Le théâtre représente un boudoir octogone très r élégamment meublé : à gauche, au premier plan, un canapé, el, au-dessus, une glace ovale ; porte au deuxième plan, à gauche, dans le pan coupé ; porte au fond. Au premier plan, une cheminée ; fenêtre drapée de grands rideaux de soie fermés, dans le pan coupé, à droite, un fauteuil, une table à gauche ; lampes allumées : deux sur la cheminée, une sur la table ; girandoles allumées à gauche. +
+ SCÈNE PREMIERE. + + HENRIETTE, seule. + Au lever du rideau, Henriette, en toilette de bal, couronne de fleurs sur la tête, est endormie dans un fauteuil placé près de la table. +

+ Non... + Éloignez-vous... + Augustine !... Augus... +

+ Se réveillant. +

+ Ah ! + Mort_Dieu ! + Quel rêve !... + Je dormais... + Je vois ce que c'est... + La fatigue m'aura gagnée... et je me suis endormie avant d'avoir appelé Augustine... +

+ Se levant. +

+ Sonnons-la bien vite !... +

+ Voyant la pendule placée sur la cheminée. +

+ Quatre heures ! + C'est impossible !... + Quatre heures !... + Et mon bal a fini à une heure ! + Comment !... + Voilà trois heures que je dors sur ce fauteuil... + Et, sans ce maudit rêve... + Conçoit-on cela ?... + Rêver de Monsieur_de_Mérinville, ce voisin d'en face... dont j'ai refusé de devenir la femme... et qui, hier encore, m'a écrit, en me menaçant de me compromettre... d'empêcher à tout prix mon mariage avec Gaston !... + Le vilain homme !... +

+ AIR. de Lauzun. + Être persécutée ainsi... + À quoi donc en suis-je réduite ? + Soit à la promenade, ici, + Partout il est à ma poursuite, + Sans cesse... le jour ou la nuit... + Pour moi plus de repos, ni trêves; + Enfin cet homme me poursuit, + Me poursuit jusques dans mes rêves ! + Rien que n'y penser... + Sonnons Augustine !... + Elle sonne à la cheminée. +

+ La pauvre fille sera sans doute venue pendant mon sommeil... et elle n'aura pas osé me réveiller... + Personne... + Ni elle, ni Joseph !... + Ils se sont sans doute endormis dans l'antichambre... + Ils ont fait comme moi... + Allons les réveiller... et renvoyons-les bien vite dans leurs chambres !.... +

+ Elle prend la bougie qui était sur la tablE et sort par la porte du fond. La scène reste éclairée par les lampes de la cheminée. +
+
+
+ SCÈNE II. + + CAUDEBEC, seul. + Aussitôt après le départ d'Henriette, on entend un ronflement sonore derrière le rideau de la fenêtre. +

+ Qui est-ce qui ronfle donc comme cela ?... +

+ Il entrouvre le rideau, et on le voit, en costume de bal, blotti dans un fauteuil. +

+ Je suis seul... + Ça doit être moi... + Je me reconnais bien là !... + J'ai le sommeil si tumultueux, que je me réveille moi-même !... +

+ Se levant et venant en scène. +

+ Le fait est que j'avais besoin de ce petit moment de repos ! + Parti hier soir de Caen... +

+ S'arrêtant. +

+ Puis-je me faire ce récit à moi-même ?... + Oui... + Ils dansent là... + Ils jouent à la bouillotte !... +

+ Reprenant. +

+ Parti hier soir de Caen... +

+ S'arrêtant. +

+ C'est une habitude que j'ai de me raconter le lendemain mes faits et gestes de la veille... +

+ Reprenant. +

+ Parti hier soir de Caen, j'arrive ce matin à Paris... après une nuit passée en chemin de fer... + Je descends rue_de_Tivoli... 24... chez mon neveu... qui, par parenthèse, est absent pour quarante-huit_heures... + J'étais encore à table ce soir... au dessert... je mangeais un pruneau... cru... quand tout à coup Bernardot, un vieil ami, arrive et me dit : « Veux-tu passer la soirée avec moi ?... » + Je lui réponds : « Je veux bien ! » + Bernardot me repartit : « Alors, mets ton habit_noir et tes souliers_vernis... je t'emmène au bal ! » + Je fais observer à Bernardot que je ne suis pas venu à Paris pour aller au bal... + Mais il insiste en me disant que je rencontrerai à ce bal un fonctionnaire du Ministère_de_la_Justice... dont j'ai le plus grand besoin... pas de la justice... ni du ministère... mais du fonctionnaire... + J'accepte, et nous voilà, à dix heures faisant notre entrée chez Madame_Dumonteil... + Une jeune veuve... que je ne connaissais pas... + Étant veuf moi-même, j'aime assez les veuves ! + Être vainqueur dans ce duel à mort qu'on appelle le mariage, je la prouve une certaine supériorité... + Bernardot me présente, et nous nous mettons, au milieu de la foule, à la poursuite de mon fonctionnaire... + Je reçois des coups de coude... + J'en donne... + Au bout d'un quart d'heure de ce libre échange, Bernardot me dît ! + « En attendant ce fonctionnaire, je vais mettre à la bouillotte ! + Toi, va faire la cour à la maîtresse de la maison ! » + Je lui réponds : « Oui...» + Et je n'y vais pas... pour deux raisons : la première, parce que je n'aime pas causer avec les femmes... + Ça me rappelle la mienne... qui ne m'a que trop causé... d'ennuis ; la seconde, parce que j'avais passé la nuit en chemin de fer, que j'étais fatigué... + Aussi, qu'ai-je fait ?... + J'ai guigné... non, guetté... + Bah ! + Je suis seul... + J'ai guigné un coin dans ce boudoir... et je m'y suis endormi pendant quelques minutes... + Pourvu que mon fonctionnaire, qui n'était pas encore arrivé tout à l'heure, ne soit pas déjà reparti !... + Il y a des fonctionnaires qui ne savent pas rester en place !... + Remettons mes gants... + Rajustons ma cravate... +

+ Il se place devant la glace à gauche. Henriette rentre par le fond. +
+
+
+ SCÈNE III. CAUDEBEC, HENRIETTE. + + HENRIETTE, à part. +

+ Personne !... + Il parait qu'ils n'ont pas attendu mes ordres, pour remonter chez eux !... + Ils auront cru que je les avais oubliés !... +

+ Apercevant Caudebec. +

+ Ah ! + Quelqu'un ici ?... +

+
+ + CAUDEBEC, à part. +

+ Oh ! + La maîtresse de céans !... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Monsieur... + Qui êtes-vous ?... +

+
+ + CAUDEBEC, saluant. +

+ Caudebec... + Isidore Caudebec... +

+ Galamment, prenant la lampe qu'elle tient à la main et la posant sur la table. +

+ Mais permettez donc, Madame.... + Présenté ce soir par Bernardot... + Vous savez... + Bernardot... qui a un grand nez... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Oui, monsieur... + Je me souviens.., + Mais... que faites-vous dans ce boudoir ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ J'étais venu respirer un moment... parce que la chaleur... mais je rentre dans le salon... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Pourquoi faire ? +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Mais pour danser, Madame... car je danse encore... je polke même... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Danser... mais avec qui ? +

+
+ + CAUDEBEC, à part. +

+ Je suis pris. + Elle veut se faire inviter... +

+ Haut, galamment. +

+ Avec vous, Madame, si vous voulez me faire l'honneur... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Mais, Monsieur... mon bal est fini... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Bah !... + Déjà ? +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Il est quatre_heures_du_matin. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Quatre_heures !... +

+ Regardant sa montre. +

+ C'est juste, quatre heures cinq... + Je vais comme la Bourse. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Mais qu'avez-vous fait toute la nuit ?... + Où étiez-vous ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Je me suis... isolé... un moment... derrière cette tapisserie... +

+ Il remonte en indiquant la fenêtre. +
+ + HENRIETTE. +

+ Je devine... + Vous avez dormi ?... +

+
+ + CAUDEBEC, avec indignation. +

+ Oh ?... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Allons ! + Ne vous en défendez pas. +

+
+ + CAUDEBEC, changeant de ton. +

+ Probablement... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Et, pendant ce temps, tout le monde est parti... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Comment ?... + Bernardot... + Le fonctionnaire ?... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Il n'y a plus personne. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Alors, madame... + Il ne me reste plus qu'à faire comme eux. +

+ La saluant. +

+ Veuillez agréer... +

+ Il va prendre son chapeau derrière les rideaux de la fenêtre. +
+ + HENRIETTE. +

+ Ah ! + Mon Dieu !... + Mon appartement est fermé... + Mes domestiques sont montés chez eux... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Nous allons les appeler. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Et le concierge, auquel on a dit qu'il n'y avait plus personne. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Je frapperai à son carreau... + Le cordon, s'il vous plaît !... + Je le réveillerai... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Y pensez-vous ? +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Les concierges sont faits pour être réveillés... + D'ailleurs, je lui donnerai vingt sous... + Je connais les usages... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Mais c'est impossible, monsieur !... + Que dira-t-on en vous voyant sortir de chez moi... + Quand tout le monde est parti depuis plus de trois_heures ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Pardon... mais... + Je pense que vous n'avez pas la prétention de me retenir ?... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Oh ! + Monsieur... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Alors, Madame, partons d'un principe ; pour sortir d'une maison, il n'y a que la porte. +

+
+ + HENRIETTE, timidement. +

+ Ou... ou la fenêtre... +

+ Elle fait quelques pas en la montrant. +
+ + CAUDEBEC. +

+ Oui, quand on est au rez-de-chaussée ; mais quand on est au deuxième... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Au premier... au-dessus de l'entresol... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Je disais bien... au deuxième. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Monsieur... vous êtes un galant_homme ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Moi ?... + Oh ! + Non, je suis marchand_de_laines. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Vous ne voudriez pas rendre une femme victime d'une situation que vous-même avez créée... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Moi ? +

+
+ + HENRIETTE. +

+ En vous endormant ? +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ C'est juste... j'ai eu tort. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Vous ne pouvez donc pas me refuser... +

+ Lui montrant la fenêtre. +

+ Essayez... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ De descendre par la fenêtre ?... + Permettez, madame... + Il y a des propositions qu'on n'a pas le droit de faire à un marchand de laines... qui frise... la cinquantaine... qui l'a même passée... +

+
+ + HENRIETTE, suppliant toujours. +

+ Monsieur... + Il y va de mon honneur... C'est vous qui m'avez compromise... +

+
+ + CAUDEBEC, hésitant. +

+ Mon Dieu, Madame... + Si vous n'aviez pas d'entresol... certainement... + Je me dirais : Il n'y a que le premier... qui coûte... +

+
+ + HENRIETTE, le prenant par la main et l'entraînant. +

+ Je vous en prie !... + La nuit est sombre... + La rue déserte... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Êtes-vous macadamisée ? +

+ Ils se sont rapprochés de la fenêtre ; Henriette entr'ouvre le rideau et le laisse retomber vivement en voyant la croisée d'en face éclairée. +
+ + HENRIETTE, effrayée, à demi-voix. +

+ Ah !... + Retirez-vous ! : +

+
+ + CAUDEBEC, se cachant contre la porte du fond. +

+ Hein ?... + Quoi ? +

+
+ + HENRIETTE, à demi-voix. +

+ Il y a de la lumière en face. +

+
+ + CAUDEBEC, même jeu. +

+ On n'est pas encore couché. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ On me guette... + On m'épie. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Qui cela ? +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Un monsieur... qui a juré de me perdre. + Il ne faut pas qu'il vous voie ! +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Alors, nous renonçons à la fenêtre ?... Tant mieux ! +

+ Il va s'asseoir sur le canapé à gauche. +
+ + HENRIETTE, après un silence. +

+ Ah ! + Nous sommes sauvés ! +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Vraiment ? +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Il est quatre_heures_et_demie. +

+
+ + CAUDEBEC, regardant sa montre. +

+ Trente-cinq... + Je vais comme la Bourse. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Restez ici jusqu'à demain. +

+
+ + CAUDEBEC, se révoltant. +

+ Jusqu'à demain ? +

+ Il se lève. +
+ + HENRIETTE. +

+ Je veux dire jusqu'à ce que le jour paraisse. + À sept heures, mes domestiques descendront... + Le concierge ouvrira la porte de la rue... + Vous pourrez sortir sans être remarqué. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Impossible, Madame ! +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Oh ! + Monsieur... au nom de mon bonheur !... car, s'il faut faut vous dire, je suis sur le point de me remarier... d'épouser une personne que j'aime... et... j'ai ma réputation à garder. +

+ AIR. de Mademoiselle Garcin. + C'est un service, eh bien ! Je le réclame, + Veuillez rester ici jusqu'à demain. + N'hésitez pas !... L'avenir d'une femme + Est tout entier remis en votre main. + Restez, restez... quand je supplie et pleure, + De votre oubli dois-je subir les coups ? + Si vous passez le seuil de ma demeure. + Vous emportez mon bonheur avec vous ; + Oui, mon bonheur va partir avec vous. +
+ + CAUDEBEC. +

+ Moi aussi, Madame... j'ai ma réputation à garder. +

+
+ + HENRIETTE, souriant. +

+ Oh ! + La réputation d'un homme... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Il y a homme... et homme... + Je suis très moral, moi... + Tel que vous me voyez, Madame, je suis arrivé à cinquante-trois_ans sans avoir passé une nuit hors de chez moi. +

+
+ + HENRIETTE, souriant. +

+ Vraiment ? +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Si je ne rentre pas, que pensera mon concierge ? +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Il pensera la vérité... que vous êtes allé au bal. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Vous croyez ? +

+
+ + HENRIETTE. +

+ J'en suis sûre. +

+ Lui prenant doucement son chapeau. +

+ Oh ! + Ne me refusez pas ! +

+ Lui indiquant un fauteuil près de la cheminée. +

+ Mettez-vous là... + D'ailleurs, c'est votre faute, il ne fallait pas vous endormir dans mon boudoir. +

+
+ + CAUDEBEC, cédant et s'asseyant. +

+ Vous en parlez à votre aise... + Si vous aviez passé toute une nuit en wagon, avec un voisin qui s'étalait dans tous les sens. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Je vais rallumer le feu. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Ne vous donnez pas cette peine. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Voici du bois. +

+
+ + CAUDEBEC, s'asseyant et arrangeant le feu. +

+ Que je suis donc fâché d'être venu à votre bal. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ À sept_heures vous serez libre. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Jusque-là, ça ne va pas être amusant. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Deux_heures seront bien vite passées. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Certainement, Madame. + Il y a vingt-cinq_ans, je n'aurais pas mis le fait en doute... j'aurais même trouvé que deux_heures... mais aujourd'hui... à mon âge... je préférerais mon lit... +

+
+ + HENRIETTE, apportant un coussin qu'elle a pris sur le canapé. +

+ Tenez, monsieur... mettez ce coussin-là... derrière vous. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ C'est plus doux. +

+
+ + HENRIETTE, prenant un tabouret devant le fauteuil, près de la table. +

+ Ce tabouret sous vos pieds... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Vous êtes trop bonne... +

+ S'installant dans son fauteuil. +

+ C'est égal, je suis bien fâché d'être venu à votre bal !... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Je le comprends... + Je suis moi-même désolée... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Enfin... c'est un malheur... +

+ Il ferme les yeux et se retourne dans son fauteuil. +
+ + HENRIETTE. +

+ L'éclat des lumières vous fatigue peut-être ?... +

+ Elle baisse les deux lampes de la cheminée. +

+ La !... + C'est mieux, n'est-ce pas ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Oui... oui... c'est mieux. +

+
+ + HENRIETTE. + Elle va près de la table et s'occupe de ses écrins. - Moment de silence. +

+ Y a-t-il longtemps que vous n'étiez venu à Paris ? +

+
+ + CAUDEBEC, blotti dans son fauteuil, les yeux fermés. +

+ Oui. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Aimez-vous notre ville ? +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Non. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Vous habitez la province, je crois ?... +

+
+ + CAUDEBEC, se retournant et ouvrant les yeux. +

+ Pardon, Madame... + Est-ce que vous tenez beaucoup à causer ? +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Mais non, Monsieur... + Je ne le fais que pour vous... + Je cherche a vous distraire... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ En ce cas, Madame, je vous demanderai de suspendre votre conversation... + Je tombe de fatigue... et je ne serais pas fâché de dormir un peu... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Volontiers, monsieur. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Vous-même, ne vous gênez pas... + Rentrez chez vous... + Couchez-vous... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Oh ! + Monsieur !... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Oh ! + Ne craignez rien... enfermez-vous... + Mettez le verrou... +

+ Fermant les yeux. +

+ Bonsoir, Madame ! +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Bonsoir, Monsieur ! +

+ Le regardant. +

+ Au fait, ce que j'ai de mieux à faire, c'est de le laisser dormir !... +

+ Elle se place devant la glace qui est à gauche, et retire successivement de ses cheveux plusieurs épingles. Elle cherche à enlever, sa couronne, qui se trouve retenue. +

+ Comment !... + Elle tient encore !... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ C'est agaçant !... + Ce frou-frou continuel... +

+ Il se retourne. +

+ Voulez-vous que je vous aide ? +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Ne vous dérangez pas... + J'ôte ma coiffure... mais il y a tant d'épingles... +

+
+ + CAUDEBEC, se levant, et cherchant l'épingle. +

+ Je sais bien... + Il y a des femmes qui ont plus d'épingles que de cheveux... + Je ne dis pas cela pour vous... bien entendu. +

+ Il enlève la couronne. +

+ Voilà. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Je vous remercie... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Pendant que j'y suis, voulez-vous que je désagrafe votre robe ?... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Oh ! monsieur... +

+
+ + CAUDEBEC, avec indifférence. +

+ Je vous propose cela... vous ne voulez pas, c'est fini... +

+ Il dispose son coussin, et se remet dans son fauteuil. +
+ + HENRIETTE, prenant sa lampe sur la table, et emportant sa couronne et ses écrins. +

+ Adieu, monsieur... et bonne nuit. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Oh ! + Bonne nuit... enfin !... + Mettez le verrou. +

+
+ + HENRIETTE, à part. +

+ Comme il me dit cela !,.. +

+ Haut. +

+ Je vous éveillerai à sept_heures. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ C'est peut-être moi qui vous éveillerai... +

+
+ + HENRIETTE, étonnée, à part. +

+ Lui !... +

+ ENSEMBLE. + AIR. de Croquefer. +
+ + HENRIETTE. + C'est étrange vraiment... + Ah ! Quel pressentiment ! + Non, je ne puis le taire, + J'entrevois un mystère ! + J'ai presque de l'effroi.... + J'éprouve malgré moi + Une certaine atteinte + De terreur et de crainte. + Jusqu'à demain ne disons rien, + Partons ! Demain nous verrons bien ! + + + CAUDEBEC. + Rentrez tranquillement + Dans votre appartement; + Qu'un sommeil salutaire + Ferme votre paupière. + De ma nuit j'ai l'emploi, + Je m'en vais rester coi ; + Près de la lampe éteinte + Je dormirai sans crainte. + Bonsoir, Madame, dormez bien, + Et ne vous inquiétez de rien. + Henriette entre à gauche. + +
+
+ SCÈNE IV. + + CAUDEBEC, dans son fauteuil, avec humeur. +

+ On appelle ça... aller dans le monde... + Pourvu qu'elle ne vienne pas encore me troubler... +

+ Se levant. +

+ Mettons nous-même le verrou... +

+ Il va à la porte de gauche. +

+ Bon... bien !... + Il n'y en a pas de ce côté... + Avec tout cela, je n'ai pas vu mon fonctionnaire... + Et dire que je serai obligé de retourner en Normandie sans avoir réussi... + Car voici ce qui m'amène à Paris... +

+ Confidentiellement. +

+ c'est entre nous... je ne l'ai dit qu'à Bernardot... +

+ Il tire de sa poche un foulard, avec lequel il s'enveloppe la tête. +

+ Je suis en instance auprès du ministre pour obtenir l'autorisation de prendre le nom de Caudebec... + Isidore_Caudebec... + Ce n'est pas que mon vrai nom soit ridicule... loin de là... + À Saint-Petersbourg, il serait très bien porté... + C'est un nom russe... qui vient de roubles... +

+ Regardant autour de lui. +

+ Il n'y a personne... + Je me nomme Roublardin... + Isidore_Roublardin !... + Ça sent son moscovite... + Moi, du reste, ça m'était égal... voilà cinquante-trois ans que j'y réponds, et je ne m'en porté pas plus mal, Dieu merci... + C'est à cause de mon neveu... + Un garçon très fort... qui veut se lancer dans les grandes_affaires... les affaires_de_finance... + Il hésite à se faire appeler Roublardin... + Je ne sais pas pourquoi... + Je lui ai écrit : « Renonce à ton mariage, et je renoncerai à mon nom... » + Car il voulait se marier... + Mais je lui ai défendu de m'en parler... + Une Parisienne dans ma famille ?... + Jamais !... + Ce n'est qu'en province qu'on peut espérer trouver une femme fidèle... et encore... depuis les chemins de fer... + Il y a tant d'embranchements !... +

+ Pendant cette dernière partie du monologue, il est retourné vers son fauteuil, s'y est commodément installé, et recommence à dormir. Après un court silence, il rouvre les yeux, et porte la main à son estomac. +

+ Tiens ! + Qu'est-ce que je sens là... une crampe ?... +

+ Se levant. +

+ Si j'allais être malade chez cette dame... obligé d'envoyer chercher un médecin... + C'est alors qu'elle serait compromise... + Ça ne va pas bien du tout... + Ah ! + Je sais ce que, c'est... j'ai faim !... + Pendant que les autres papillonnaient autour du buffet, moi je dormais, voilà... Il me faudrait une forte application de pâté_de_foie_gras... +

+ Prenant une lampe sur la cheminée. +

+ Allons voir si je ne pourrais pas nouer connaissance avec quelque fragment de dinde_truffée... ou faire la cour à quelque aimable galantine... +

+ AIR. de l'Artiste. + J'ai vu là dans l'office + Certain buffet garni, + Je lui rendrai service, + Il sera dégarni. + J'ai vu mainte bouteille + Qui semblait s'ennuyer ; + Le Champagne sommeille, + Je vais le réveiller. + Il sort par la porte du fond, en marchant sur la pointe des pieds. Au même instant, Henriette entr'ouvre doucement la porte de gauche, et entre en scène en le suivant des yeux. +
+
+
+ SCÈNE V. + + HENRIETTE, troublée. +

+ Où va-t-il donc ?... + Décidément, il y a dans tout ceci quelque chose d'extraordinaire... + Ce monsieur qui feignait tout à l'heure un sommeil profond, qui insistait pour me renvoyer dans ma chambre... et qui, maintenant, se promène dans mon appartement... cette indifférence qu'il affectait en ôtant ma couronne, en me proposant de désagrafer ma robe, en parlant de ses cinquante-trois_ans... tout cela n'est pas naturel... + Serais-je tombée dans un piège ? + Ce Monsieur_de_Mérinville... si c'était lui ! + Je ne le connais pas... je l'ai à peine aperçu une fois à sa fenêtre... + Il m'a paru plus jeune... mais qui me dit qu'il ne s'est pas déguisé pour se faire présenter chez moi ?... + On ne s'endort pas dans un boudoir une nuit de bal... +

+ AIR. de la Hairie d'unefemme. + Quoi ! cet homme que je déteste, + Il est là !... Je me sens trembler ! + Faut-il fuir ?... faut-il que je reste ? + Non, je ne veux pas reculer. + Dans ce danger où je m'engage, + Le calme seul me soutiendra, + Et pour conserver l'avantage + Il le faut... j'aurai du courage; + C'est une lutte, et l'on verra + Qui de nous deux l'emportera. + Caudebec rentre tenant la lampe et un plateau, sur lequel est un perdreau une bouteille de vin et un couvert. +

+ Le voilà ! +

+ Elle se tient à l'écart près de la cheminée. +
+
+
+ SCÈNE VI. CAUDEBEC, HENRIETTE. + + CAUDEBEC, posant le plateau sur la table, sans apercevoir Henriette. +

+ J'ai trouvé un perdreau qui ne demande qu'à causer. +

+
+ + HENRIETTE, à part. +

+ Il va souper. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Je ne suis pas fâché de prendre un peu de forces. +

+
+ + HENRIETTE, à part. +

+ Hein ? +

+
+ + CAUDEBEC, posant la lampe sur la cheminée. +

+ Allons, bon !... + J'ai dérangé ma perruque. +

+
+ + HENRIETTE, à part. +

+ Sa perruque !... + Je m'en doutais. +

+ Elle passe au fond. +
+ + CAUDEBEC, se rajustant devant la glace de la cheminée. +

+ Heureusement que la jeune veuve ne s'est aperçue de rien... + Elle repose tranquillement. +

+
+ + HENRIETTE, à part. +

+ Que faire ?... + Du sang-froid... +

+ Elle s'approche de la table et dispose le couvert. +
+ + CAUDEBEC, l'apercevant dans la glace, et se retournant vivement. +

+ Vous, madame ? Vous ici ?... Je vous croyais endormie. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Mais vous-même, Monsieur ? +

+
+ + CAUDEBEC, embarrassé. +

+ Il est vrai qu'à cette heure-ci... + Mais la faim... l'occasion... le perdreau... + Je vais chercher un autre couvert... +

+
+ + HENRIETTE, vivement. +

+ C'est inutile... je n'ai pas faim. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Ce perdreau ne vous dit rien ?... + Moi, j'avoue qu'en le regardant, je me sens un appétit féroce. +

+
+ + HENRIETTE, avec intention. +

+ Un appétit de jeune homme. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Vous avez dit le mot... de jeune homme. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Eh bien, monsieur, mettez-vous à table. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Avec plaisir. +

+ Lui montrant une chaise. +

+ Mais avant, donnez-vous donc la peine... +

+
+ + HENRIETTE, s'asseyant. +

+ Je vous remercie... je vous verserai à boire. +

+
+ + CAUDEBEC, à table. +

+ Très bien... +

+ Mangeant. +

+ Convenez qu'il est fâcheux que je n'aie pas vingt-cinq_ans de moins ? +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Pourquoi donc, Monsieur ? +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Parce que... un perdreau... du Champagne... un tête-à-tête avec une femme charmante... +

+ Il boit. +
+ + HENRIETTE, à part. +

+ Nous y voilà ! +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Supposez un moment que je n'ai pas cinquante-trois_ans. +

+
+ + HENRIETTE, vivement. +

+ Vous avouez ? +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Je n'avoue pas, je suppose... je ne fais que supposer, malheureusement... +

+ Il boit encore. +
+ + HENRIETTE, à part. +

+ Oh ! + Je le forcerai bien à se trahir. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Nous voilà donc tous deux à cinq_heures_du_matin... vous, me versant à boire... sans défiance... +

+
+ + HENRIETTE, à part. +

+ Oh ! + Sans défiance !... +

+ Haut. +

+ Savez-vous, Monsieur, ce qui rend les femmes fortes ? +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ On dit que c'est le gymnase_Triat... +

+
+ + HENRIETTE, avec assurance. +

+ C'est leur apparence de faiblesse... on ne se méfie pas... on avance témérairement... et souvent on se laisse prendre... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Je ne comprends pas. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Voulez-vous un exemple ? +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Racontez... + Je vous écoute en mangeant... ou plutôt non... + Je mange en vous écoutant... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ C'est une histoire arrivée à une de mes amies. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Madame_de_Maintenon a dit qu'une histoire remplaçait un plat... + La vôtre me servira d'entremets sucré. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Mon amie était jeune. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Comme vous. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Veuve... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Comme vous. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Et, comme moi, sur le point de se remarier. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Les femmes ne deviennent veuves que pour cela. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Un soir, elle était seule à la campagne... lorsqu'elle reçut la visite d'un monsieur... à la tournure respectable... de cinquante-deux à cinquante-trois_ans... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Comme moi. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Comme vous... + Il se donnait pour un notaire... et, en effet, il lui parla de l'état de sa fortune, du placement de ses fonds... de propriétés... + Que sais-je ?... + Bref, l'heure avançait... la nuit était venue... et mon amie ne put mieux faire que d'offrir à dîner à ce monsieur... + Les voilà donc à table... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Avec un notaire... elle a dû bien s'ennuyer ! +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Mon amie était trop inquiète pour s'ennuyer. +

+
+ + CAUDEBEC, avec intérêt. +

+ Inquiète ! + Pourquoi ? +

+
+ + HENRIETTE, se levant lentement et l'observant. +

+ Parce que... à certains signes... à la légèreté de la démarche... à la vivacité des yeux, elle s'était aperçue que ce prétendu notaire était un jeune homme déguisé. +

+
+ + CAUDEBEC, avec explosion de gaieté. +

+ Bravo !... + Je devine le dénouement !... + Le vieillard ôta sa perruque et se jeta aux genoux de la dame. +

+ Il lance sa serviette sur la table et fait un mouvement comme pour se lever ; Henriette étend la main pour l'arrêter. +
+ + HENRIETTE. +

+ Non ! +

+
+ + CAUDEBEC, avec calme. +

+ Ah ! + Quoi donc ? +

+ Il prend son verre. +
+ + HENRIETTE, avec intention. +

+ Il n'en eut pas le temps... +

+ Montrant le verre fïe Caudebifc. +

+ Car, dans le vin qu'il avait bu, la dame avait versé du poison. +

+
+ + CAUDEBEC, se levant vivement. +

+ Empoisonné !... +

+
+ + HENRIETTE, à part. +

+ C'est lui !... +

+ Haut. +

+ Non, Monsieur, rassurez-vous ; mais... +

+ Avec sévérité. +

+ Croyez-vous que votre conduite soit celle, d'un galant homme ? +

+
+ + CAUDEBEC, interdit. +

+ Mais, madame... + J'ai vu ce perdreau... sur le buffet... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Je vous ai refusé ma main... + Est-ce ma faute si j'en aime un autre ?... + Est-ce une raison surtout pour me perdre aux yeux du monde ? +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Moi ?... + Mais je vous jure... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Ce déguisement est inutile... + Vous ne vous appelez pas Monsieur_Caudebec. +

+
+ + CAUDEBEC, à part. +

+ Comment ! + Elle sait ?... +

+ Haut, très troublé. +

+ Il est vrai, Madame... que ce nom... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Ôtez cette perruque. +

+
+ + CAUDEBEC, interdit. +

+ Hein ? +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Ne me parlez plus de vos cinquante-trois_ans, Monsieur_de_Mérinville. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Qui ça, Mérinville ?... + Moi ? +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Mais sans doute. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Il y a erreur, Madame... il y a erreur... + J'ai bien cinquante-trois_ans... + Malheureusement... j'ai la patte d'oie... + Malheureusement... et je porte perruque depuis dix ans... malheureusement. +

+
+ + HENRIETTE, confuse. +

+ Mais alors... je me suis trompée. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Probablement. +

+
+ + HENRIETTE. + AIR. Faut l'oublier. + Ah ! monsieur, je suis sans excuse ! + Comment devrai-je réparer + L'erreur où j'ai pu me livrer ? + J'en suis encor toute confuse. + On n'est pas maîtresse de soi, + La peur m'avait saisie... en somme, + Dans mon trouble, dans mon effroi, + Je vous prenais pour un jeune_homme. + Pardonnez-moi ! + Bis. + Gracieusement. +

+ Remettez-vous donc à table, je vous en prie. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Merci... je n'ai plus faim. +

+
+ + HENRIETTE, lui présentant son verre de Champagne en souriant. +

+ Ne craignez rien, je ne suis pas une Lucrèce_Borgia. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Je n'ai plus soif... + Votre histoire de tout à l'heure... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Oh ! + Pure fantaisie. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ N'importe ! + Arrivant par-dessus le perdreau... + On m'a troublé... + Je ne me sens pas à mon aise. +

+ Il s'assied sur le fauteuil près de la cheminée. +
+ + HENRIETTE. +

+ Ah ! + Mon Dieu ! + Vous vous trouvez mal ? +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ De l'éther !... + De la fleur_d_oranger ! +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Mon flacon de sel !... + Attendez... je reviens... +

+ Elle entre précipitamment dans sa chambre. +
+
+
+ SCÈNE VII. Caudebec, puis Une voix. + + CAUDEBEC. +

+ J'en ferai une maladie... bien sûr. + Et on appelle ça aller dans le monde !... +

+ Se levant. +

+ Je crois que le grand air me fera du bien ; on ne respire pas ici... +

+ Il ouvre la fenêtre. +

+ Le jour ne parait pas encore !... +

+ La fenêtre de l'appartement en face s'ouvre violemment. +

+ Monsieur !... +

+
+ + CAUDEBEC, rentrant vivement et laissant retomber les rideaux. +

+ Oh !... + Le monsieur d'en face ! +

+ À demi-voix. +

+ Il n'est pas encore couché ! +

+
+ + UNE VOIX. +

+ Vous me rendrez raison de votre conduite ! +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Allons, bon ! + Il me provoque. +

+
+ + LA VOIX. +

+ Vous avez beau vous cacher. + Je vous connais, monsieur_Roublardin. +

+
+ + CAUDEBEC, très-étonné. +

+ Mon nom !... + Il sait mon nom ! +

+
+ + LA VOIX. +

+ Je serai chez vous à dix_heures_du_matin, rue_de_Tivoli, 24. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Mon adresse !... +

+ Se précipitant vers la fenêtre. +

+ Mais, monsieur... +

+
+ + LA VOIX. +

+ Bonsoir ! +

+ La fenêtre d'en face se ferme. +
+ + CAUDEBEC. +

+ Permettez... +

+
+
+
+ SCÈNE VIII. + + HENRIETTE, entrant, un flacon à la main. +

+ Me voilà !... + Que vois-je ?... + Cette fenêtre ouverte... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Excusez-moi, je manquais d'oxygène... +

+
+ + HENRIETTE, effrayée. +

+ Et Monsieur_de_Mérinville vous a vu ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Il m'a même défié. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Un duel ! +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ C'est singulier... + Ce monsieur me connaît.,. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Vous ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Il sait mon adresse, 24, rue_de_Tivoli... +

+
+ + HENRIETTE, très étonnée. +

+ Comment ?... + Vous demeurez... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ 24, rue_de_Tivoli, chez mon neveu, Gaston_Roublardin, de Caudebec... +

+
+ + HENRIETTE, à part. +

+ L'oncle de Gaston !... +

+ AIR. Ducroquet (dans Un Mari à la porte, d'OFFENBACH). + Mais c'est charmant ! Plus de danger ! + Démon coeur la frayeur s'efface; + Le bonheur va prendre sa place, + Et maintenant tout va changer. + ENSEMBLE. +
+ + HENRIETTE. + Mais c'est charmant ! plus de danger ! + De mon coeur la frayeur s'efface ; + Le bonheur va prendre sa place, + Et maintenant tout va changer. + + + CAUDEBEC. + Mais c'est affreux ! Pour m'égorger, + À me défie et me menace ; + Dans mon coeur tout mon sang glace, + Comment conjurer le danger ? + + + HENRIETTE. + Le pauvre homme bat la campagne ! + Il tremble fort, et moi je ris... + + + CAUDEBEC. + Et voilà donc ce que l'on gagne, + À courir le monde à Paris ! + + + HENRIETTE. + Quand à la frayeur il succombe, + Cachons-lui bien notre dessein. + + + CAUDEBEC. + Tout joyeux j'arrive et je tombe + Entre les mains d'un spadassin ! + REPRISE ENSEMBLE. + + + CAUDEBEC. +

+ Où m'a-t-il vu ?... + Où m'a-t-il connu ?... + Voilà vingt-trois_ans que je ne suis venu à Paris. +

+
+ + HENRIETTE, à part. +

+ Il l'a pris pour son neveu... +

+ Haut. +

+ C'est bien simple... ce monsieur était sans doute ce soir ici, dans la foule... + Il vous aura entendu nommer... et il vous a provoqué... +

+
+ + CAUDEBEC, vivement. +

+ Oh ! + Ne craignez rien, je me connais ; je ne me battrai pas ; je ferai des excuses... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Des excuses !... + Mais demain, monsieur, je n'en serai pas moins la fable de tout Paris... mon mariage sera rompu... + Et c'est vous... +

+ Jouant le désespoir. +

+ Vous aviez bien besoin d'ouvrir cette fenêtre... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Ce n'est pas ma faute... c'est l'oxygène ; je manquais d'oxygène... et d'azote. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Que voulez-vous que je devienne !... +

+
+ + CAUDEBEC, à part. +

+ Elle pleure... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Quand l'avenir se présentait à moi souriant et beau... + Ah ! + Je suis perdue, je n'ai plus qu'à mourir... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Permettez, Madame. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Oh ! Je sais bien ce que vous allez faire. + Vous allez me proposer de m'épouser... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Moi ?.. + Oh ! + Jamais, Madame... + J'ai fait veuf de rester voeu. +

+ Se reprenant. +

+ Non... + J'ai fait voeu de rester veuf... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Cependant, Monsieur, si je l'exigeais ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ C'est impossible, Madame... + Je vous rendrais malheureuse. + J'ai des moments où je suis insupportable. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Mais alors vous avez un fils ? +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Le ciel m'a refusé cette douceur... jusqu'ici ; et comme je suis veuf, je ne pense pas. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Vous avez peut-être un frère... un neveu ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Un neveu... + Oui, j'ai un neveu. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ C'est à lui de réparer le tort que vous avez fait à mon honneur... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Au fait, il veut se marier... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Ah ! + Vraiment ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Et moi je m'y oppose... + Le vrai moyen qu'il n'épouse pas sa Parisienne, c'est de l'obliger à vous épouser... + C'est une bonne plaisanterie à lui faire... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Une plaisanterie... +

+
+ + CAUDEBEC, se reprenant. +

+ Non, non... je veux dire... une bonne farce... + Il vous épousera. +

+
+ + HENRIETTE, à part. +

+ Il y vient... +

+ Haut. +

+ Mais s'il refuse ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ S'il refuse... je le déshérite. + D'ailleurs, pourquoi refuserait il ?... + Il est très bien... un cavalier fort élégant... + Vous, de votre côté, vous êtes jeune... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Vingt_ans... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Vous n'êtes pas mal... + Riche... + Car vous devez être riche ?... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Quarante_mille_livres de rente... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Quarante_mille !... + Charmante... car vous êtes charmante !... +

+ À lui-même. +

+ Quarante mille livres !... +

+ Haut. +

+ Mais voyons donc ; au fait, je ne vois pas pourquoi, puisque c'est moi qui vous ai compromise... +

+ À lui-même. +

+ Quarante mille !... +

+ Haut. +

+ J'irais forcer ce pauvre garçon à vous épouser... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Hein ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Quand je suis là... + Car je suis là... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Vous !... +

+
+ + CAUDEBEC. + AIR. Connaissez-vous le grand Eugène. + Quand malgré vous je me suis fait votre hôte, + Combien je dois le déplorer ! + Mais puisque j'ai commis la faute, + C'est à moi de la réparer, + Je suis prêt à tout réparer. + Plus de regrets, de plaintes importunes, + Rapprochons-nous tous les deux de bon coeur ; + Unissons-nous : avec nos deux fortunes, + Nous en ferons peut-être du bonheur. + + + HENRIETTE. +

+ Mais, Monsieur, permettez... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Pas un mot de plus !... + Je vous épouse... +

+ Marmottant. +

+ Quarante_mille... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Hein ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Quarante-mille fois... plutôt qu'une... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Mais je refuse... + Votre neveu, passe encore... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Mon neveu... mon neveu. + Je vous ai trompée... il est laid, il est affreux !... +

+
+ + HENRIETTE, à part. +

+ Mais ça n'est pas vrai... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Il a trois ans de plus que moi... +

+
+ + HENRIETTE, à part. +

+ Oh !... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Eh bien... voyons... est-ce convenu ?... + Acceptez-vous ?... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Jamais. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Alors, Madame, vous allez me mettre dans la nécessité de vous y contraindre. +

+
+ + HENRIETTE, effrayée. +

+ Comment ?... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ En achevant de vous compromettre... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Mais vous avez dit que vous me rendriez malheureuse... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Ce ne pourrait être qu'à force d'amour... +

+ Avec passion. +

+ Car je vous aime...je vous adore !... + Et si vous me refusez, j'ouvre les portes, les fenêtres, j'appelle, je carillonne, je me bats en duel !... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Mais c'est affreux !... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Quand la passion m'emporte, je suis capable de tout... même d'ouvrir une fenêtre... +

+ Il fait un pas. +
+ + HENRIETTE, l'arrêtant du geste. +

+ N'ouvrez pas !... +

+
+ + CAUDEBEC, avec joie. +

+ Vous consentez ?... +

+
+ + HENRIETTE, avec résignation. +

+ Je consens... +

+ Elle se laisse tomber sur le fauteuil, près de la cheminée. +
+ + CAUDEBEC. +

+ Merci... merci !... + Ah ! + Un détail qui vous fera plaisir... + Je vous ai dit que j'avais cinquante_trois_ans... je n'en ai que cinquante-deux_et_huit_mois. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Qu'importe !... + Seulement, Monsieur, au point où nous en sommes, permettez-moi de vous charger d'une mission délicate... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Tout ce que vous voudrez Madame... +

+ Avec feu. +

+ Tout... tout !... +

+
+ + HENRIETTE, montrant la cheminée. +

+ Vous trouverez là, dans ce coffret, des lettres et un portrait... que j'avais cru pouvoir accepter... + Veuillez vous charger, Monsieur, de les remettre à la personne de qui je les ai reçus... +

+ Elle se lève. +
+ + CAUDEBEC, allant au coffret. +

+ Permettez... + Mais... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Puisque vous allez être mon mari... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ C'est juste... +

+ Il ouvre une lettre. +
+ + HENRIETTE. +

+ Oh ! + Ne lisez pas, Monsieur. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Puisque vous allez être ma femme. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ C'est juste. +

+
+ + CAUDEBEC, parcourant la lettre. +

+ Oh ! oh ! + C'est vif... + C'est très vif... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Dame ! + Un fiancé !... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ C'est singulier ; je connais cette écriture.,. Et son nom... son adresse ?... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Vous les trouverez dans l'écrin. +

+
+ + CAUDEBEC, ouvrant l'écriu. +

+ Son portrait !... +

+ Le reconnaissant. +

+ Gaston, mon neveu !.. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Oui, mon oncle, votre neveu... qui, je le crains bien, se laissera déshériter plutôt que de vous abandonner ses droits sur mon coeur. +

+
+ + CAUDEBEC, vexé. +

+ Permettez... +

+ À part. +

+ Quarante-mille_livres !.. +

+ Haut. +

+ Votre honneur l'exige... je vous ai compromise... +

+
+ + HENRIETTE, souriant. +

+ Oh ! + Un oncle de cinquante-trois ans !... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Cinquante-deux. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Et huit_mois. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ N'importe ! + Il y a des hommes de cinquante_deux_ans_et_huit_mois. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ En quoi d'ailleurs m'avez-vous compromise ?... + N'est-il pas tout naturel qu'un oncle qui arrive à Paris descende chez sa nièce ?... + Mon oncle... +

+ Désignant la porte du fond. +

+ Votre chambre est là... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Ah ! + Vous avez une chambre ? +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Qui vous attend... +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Et vous ne me le dites pas ! + Et vous me laissez dans ce fauteuil !... +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Je ne savais pas que vous étiez mon oncle... + Demain, j'envoie chercher votre malle... et je vous installe chez moi. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Au fait, le monde n'aura rien à dire. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Et le voisin non plus. +

+ Elle désigne la fenêtre d'en face. +
+ + CAUDEBEC. +

+ Le voisin non plus ?... + Tiens... + Une idée !... + Venez, ma nièce, venez... +

+ Il va ouvrir la fenêtre du fond. +
+ + HENRIETTE. +

+ Qu'allez-vous faire ? +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Vous allez voir... +

+ Appelant. +

+ Monsieur !... + Pardon... + Je vous dérange ? +

+
+ + LA VOIX. +

+ Quoi ?... + Que voulez-vous ? +

+
+ + CAUDEBEC, prenant Henriette par la main et la présentant. +

+ J'ai l'honneur de vous faire part du mariage de Madame_Henriette_Dumonteil, que j'embrasse... sur le front... +

+ Il l'embrasse. +

+ Avec Monsieur_Gaston_Roublardin_de_Caudêbec, mon neveu. +

+
+ + LA VOIX. +

+ Ah ! +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Et de vous prier de ne pas assister à la bénédiction nuptiale qui leur sera prochainement donnée... +

+
+ + LA VOIX, désappointée. +

+ Ah ! +

+
+ + CAUDEBEC. + Véfour : restaurant situé au nord du Palais Royal à Paris. +

+ Ni au dîner, qui aura lieu chez Véfour. +

+
+ + LA VOIX. +

+ C'est bon... +

+ On referme la fenêtre d'en face avec humeur. +
+ + HENRIETTE. +

+ Il est furieux. +

+
+ + CAUDEBEC, qui a refermé la fenêtre. +

+ Voilà noire invitation faite... + Et maintenant, ma nièce... +

+
+ + HENRIETTE, lui donnant la lampe qu'elle a prise sur la table, et allant ouvrir la porte du fond. +

+ Maintenant, mon oncle, tenez... votre chambre est là. +

+ Elle lui indique une porte dans la chambre du fond. +

+ Bonsoir, mon Oncle... + Je vous ferai réveiller demain à midi. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Midi ?... + J'aimerais mieux deux heures. +

+
+ + HENRIETTE. +

+ Deux_heures... soit... Bonsoir. +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Bonsoir... +

+ Il l'embrasse sur le front ; puis ils se dirigent, Henriette vers la porte de gauche, Caudebec vers la porte de droite. +
+ + HENRIETTE, sur le seuil de sa chambre. +

+ À demain ! +

+
+ + CAUDEBEC. +

+ Deux_heures !... +

+ Henriette entre dans sa chambre ; Caudêbec s'avança +vers le public, sa lampe à la main, regarde s'il est seul, et dit : +

+ Je fais une réflexion... +

+ Puis il se ravise, et dit : +

+ Non, je vais me coucher... +

+ Il se dirige vers sa chambre, sa lampe à la main. +

+ Eh bien, si... +

+ Il se rapproche de la rampe. +
+ + HENRIETTE, revenant près de lui. +

+ Qu'est-ce qu'il y a ? +

+
+ + CAUDEBEC, l'apercevant. + AIR D'HERVÉ. On demande une lectrice. + Eh quoi ! Vous n'êtes pas partie ? + + + HENRIETTE. + Je viens vous tenir compagnie. + + + CAUDEBEC. + Mais je voudrais rester ici. + + + HENRIETTE. + Mais j'y voudrais rester aussi ; + Cela, Monsieur, vous contrarie ? + + + CAUDEBEC. + Non... mais permettez, je vous prie. + + + HENRIETTE. + Que vous faut-il encor ? + + + CAUDEBEC. + Tenter un faible effort : + Avant de m'en aller, + Je désire parler... + Désignant le public. + + + HENRIETTE. + Eh bien ! Mon oncle, allons, + Mais ensemble parlons... + ENSEMBLE, au public. + + + HENRIETTE. + Quel bonheur pour nous, + Plaisir bien doux, + Messieurs, si cet ouvrage + À votre suffrage ! + Auteurs et nous, + Comptons ici sur vous. + + + CAUDEBEC. + Quel bonheur pour nous, + Plaisir bien doux, + Messieurs, si cet ouvrage + À votre suffrage ! + Auteurs et nous, + Comptons ici sur vous + +
+
+ +
+
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+ UNE FACTION DE NUIT. +Le théâtre représente une place publique. Au fond, une maison , avec une large fenêtre ouvrant sur un balcon en saillie. À droite, autre maison, avec fenêtre, sans balcon. À gauche, au premier plan, une guérite, près de laquelle se trouve une balai de crin. Le théâtre est éclairé à demi par une lanterne. +
+ SCÈNE I. +Au lever du rideau, un garde national est en faction devant la guérite et porte la capote grise par dessus son uniforme. Le factionnaire consulte sa montre avec impatience. Minuit sonne. On entend l'ai delaRetraite,exécuté en sourdine. Un CAPORAL entre par la gauche, suivi de BLAIREAU, en bizet, et d'un autre garde national. Blaireau se place à côté du factionnaire, en grelottant. + + LE CAPORAL. +

+ Portez armes ! + Présentez armes !... + La consigne. +

+ Le factionnaire parle bas à Blaireau. +

+ Le mot de ralliement. +

+ Même jeu. +

+ Portez armes ! + Armes bras !... + En avant, _arche ! +

+ Le caporal et les gardes s'éloignent. +
+ + BLAIREAU, criant. +

+ Eh ! + Camarade !... + Eh ! + Dites donc, Monsieur_Baluchon !... + Vous emportez la capote !... + La capote revient au factionnaire... + Ôtez-vous de là, que je m'y mette. +

+ Le premier factionnaire revient sur ses pas et lui rend sa capote en grelottant à son tour. +
+ + LE CAPORAL. +

+ En avant, _arche ! +

+ Ils sortent. +
+
+
+ SCÈNE II. + + BLAIREAU, seul, endossant la capote. +

+ Il est charmant, le père_Baluchon !... + Il croit que je vais me livrer, sans capote, à la faction de minuit a deux heures !... + La faction la plus grelottante et la plus morfondante... du moins à Sainte-Menehould, ma patrie... ville célèbre par sa charcuterie, et qui renferme une population de... dix_mille pieds... ou, si vous voulez, cinq_mille âmes... en admettant deux pieds pour une âme, ce qui est le compte ordinaire... car je laisse de côté les jambes_de_bois... + Et dire que c'est moi qui, en ma qualité de chirurgien pédicure, soigne tous les pieds de Sainte-Menehould... à raison de deux_francs par tête... ou cinquante centimes par cor... au choix des consommateurs... +

+ Avec satisfaction. +

+ Pédicure !.. + C'est pourtant à cette spécialité_chirurgicale que je dois la connaissance de Blanche, ma fiancée, et de Monsieur_Batignol, mon futur beau-père... à qui j'ai eu le bonheur d'arracher un oeil... de perdrix !.. + Et qui m'a offert la main de sa fille en récompense de celle extirpation... +

+ Se tournant vers la fenêtre à droite. +

+ Ô Blanche ! + Tu es là, derrière ces rideaux... ponceaux... tu rêves de Blaireau... +

+ Se désignant. +

+ Blaireau, c'est ceci... +

+ Continuant. +

+ Quelle bonne idée j'ai eue ce matin de me faufiler dans les rangs de la garde nationale, dont je ne suis pas encore susceptible, vue prise de ma minorité !... + J'ai emprunté le billet de garde d'un ami, qui me l'a cédé avec reconnaissance... car j'avais mes raisons pour factionner sous la fenêtre de ta chambre, ô Blanche, pour passer une nuit, également blanche, à veiller sur toi... + Oh ! + Si elle pouvait m'entendre !... + Justement, son père est sourd comme une lanterne... +

+ Appelant, à mi-voix. +

+ Blanche !.... + Blanchette !... + Rien... + Elle dort... + Ah ! Que n'ai je un luth ou un sistre !... + Je lui chanterais un lai... un petit lai... à_l_instar_de nos vieux trouvères... mais je n'ai pour tout instrument qu'une clarinette de cinq pieds... +

+ Il montre son fusil. +

+ dont j'ignore le doigté... + Il faut donc lui chanter sans accompagnement.... +

+ AIR de Monsieur Eugène Déjazet. + + + Ô ma fiancée ! ô Blanche! + Je suis Heureux, le dimanche, + Comme l'oiseau sur la branche, + Lorsque nous mêlons, aux champs, + Nos chants. + + + Tu dois m'aimer aussi, sois franche : + Car, tandis que mon coeur s'épanche, + Sur mou bras ton beau corps se penche, + Aussi souple que les roseaux + Des eaux. + + + Vierge ! De ta robe blanche, + Qui se drape sur ta hanche. + Que j'aime froisser la manche + Sur ma manche en drap_d_Elbeuf, + Tout neuf ! + + + D'avance, du mari je tranche... + Tu te défends... mais, ô revanche! + L'hymen donnera carte blanche + A ton amant si tendre et si + Transi. + + + Ce bonheur, qu'on me retranche, + Sera mon pain sur la planche ; + Ma soif d'amour, que j'étanche, + Changera mon coeur presqu'en + Volcan ! + + + Ô ma fiancée ! ô Blanche! + Je suis Heureux, le dimanche, + Comme l'oiseau sur la branche, + Lorsque nous mêlons, aux champs, + Nos chants. + + +

+ Que ne peux-tu m'ouïr, ô toi... qui reposes sous celui de cette maison !... + Tu ne penserais plus à cet intrigant de commis-voyageur en soierie... +

+ À lui-même. +

+ Le sieur_Rodillard... ce jeune Antony du commerce, qui essaya l'an dernier de l'enlever à mon nez et à la barbe de son père... +

+ À lui-même. +

+ Je ne sais pourquoi, mais j'ai des inquiétudes au sujet de ce colporteur de gros de Naples... + Hier au soir, j'ai cru le reconnaître au café, entre un grand journal et un petit verre, derrière lequel il se cachait... +

+ Vivement. +

+ derrière le journal !... + Il serait donc de retour à Sainte-Menehould ?... +

+ Se rassurant. +

+ Bah.. pure vision... + Et puis, d'ailleurs, pourquoi le crains-je ? + Ne le vaux-je pas ? +

+ AIR Vaudeville, le Frère de lait. + J'ai les yeux fendus en amande, + Mon teint est pur comme la fleur... + Je l'avouerai, ma bouche est assez grande, + Et mes cheveux ont, par malheur, + De la carotte un peu trop la couleur. + Ma joue est fraîch' comme la pomme, + J'embaume comme un oranger... + Enfin, je joins aux qualités d'un homme + Les agréments d'un jardin potager. + Avec fatuité. +

+ Les regards de la beauté me l'ont dit assez souvent... + Quand ce ne serait que la femme du gros charcutier qui loge en face, au numéro 15... la cousine à Rodillard... +

+ Il indique le balcon du fond. +

+ Une brune très pittoresque, d'une vingt-cinquaine_d_années... qui m'a fait venir une fois chez elle, sous le prétexte invraisemblable de visiter ses jolis petits pieds d'amour... et, sans son gros charcutier de mari, par_la_sambleu !... +

+ En ce moment, un jeune homme arrive et semble examiner la maison à droite, comme s'il cherchait à y pénétrer. +
+ + BLAIREAU. +

+ Hein ? + Quel est ce monsieur, qui se promène entre minuit et deux heures ?... +

+ Criant. +

+ Au large !... +

+ Le jeune homme s'approche, regarde Blaireau attentivement et fait un geste de surprise. +
+ + BLAIREAU. +

+ Au large, fichtre !... +

+ Le jeune homme fait un mouvement, comme s'il avait reconnu Blaireau et s'éloigne. +
+ + BLAIREAU. +

+ Ah ! + Mon Dieu ! + Mais c'est la tournure de Rodillard !.. + Et ce geste qu'il a fait comme pour dire : « C'est mon imbécile de Blaireau qui est en faction !... » +

+ Pendant ce temps, le jeune homme a frappé doucement à la porte du numéro 15, au fond, et s'est glissé dans la maison. +
+ + BLAIREAU. +

+ Monsieur ! + Monsieur !... + Eh bien ?... + Où est-il donc passé ?... + Monsieur !... + Ah ! + Ah ! + Il s'est sauvé... + Il venait roucouler sous les persiennes de Blanche... + Il m'a reconnu, et il a eu peur... + Brocanteur de pont de soie, va !... +

+ Grelottant. +

+ Brrrr !... + J'aurais bien besoin d'une chaufferette... + Ah ! + Que j'aimerais mieux être devant un bon feu, assis à côté d'une jeune et jolie Sainte-Menehouldienne !... + Car c'est une chose unique, je ne sais pas si c'est parce que je suis en faction, il me vient une masse de pensées d'amour. +

+ Le jeune homme sort de la maison, accompagné d'une jeune femme, à qui. il indique Blaireau, puis il s'éloigne à gauche. +
+ + BLAIREAU. +

+ Je me figure qu'une belle mystérieuse va venir en_catimini me frapper sur l'épaule... ette... et me dire : +

+ Prenant l'accent anglais. +

+ « Jeune Blaireau, toi avoir charmé moi... » +

+ Je suppose toujours une espagnole... +

+ « Moi désire bien fort... » +

+ La jeune femme, qui s'est approchée, lui touche l'épaule. +
+ + BLAIREAU, poussant un cri. +

+ Ah !... + Au large !... + Au 1... +

+ Se retournant. +

+ Tiens! + Tiens ! + Tiens !... + C'est une femme !... + Serait-ce l'espagnole demandée ? +

+ À la femme. +

+ Donnez-vous donc la peine de... +

+ La femme lui remet un papier. +
+ + BLAIREAU. +

+ Un billet !... +

+ La femme pose un doigt sur sa bouche en faisant Chut !... et fait un pas en arrière. +
+ + BLAIREAU. +

+ Un billet... d'où ? +

+ Même jeu de la femme, qui s'éloigne et rentre au numéro 15. +
+ + BLAIREAU, la reconnaissant. +

+ C'est la brune ! + C'est la charcut... + Qu'est-ce que ça veut dire ?... +

+ Il se met sous la lanterne et lit. +

+ « Mon mari est absent jusqu'à demain... » + Mystère et silence !... Venez vite!.. » +

+ Avec transport. +

+ Un rendez-vous à moi, à moi !.. + Une charcutière d'un si beau port ! + Qui vient me trouver la nuit, en douillette !.. + J'y vole !... +

+ II court vers la maison. S'arrêtant. +

+ Ah ! + Fichtre ! + Et ma faction ?... + Comment faire ?... +

+ Se décidant. +

+ Bah ! + Tout le poste dort... + On ne viendra me relever que dans une heure... + Mais s'il passe du monde ?... +

+ Avec explosion. +

+ Oh ! + Une idée !... + Une ressource quinolante !.. + Je vas confectionner une sentinelle ! +

+ Prenant le balai qui est près de la guérite. +

+ En faction, toi !... +

+ I1 le plante eu terre en chantant. +

+ La belle nuit, la belle fête ! +

+ II ôte la capote grise, qu'il pose sur le balai. +

+ Ah ! + Quel plaisir d'être soldat !... +

+ Il pose son bonnet à poil sur le tout. +

+ Aux armes ! + Citoyens !... + Formez vos bataillons !... + En lui disant, adieu ! + À la grâce de Dieu !... +

+ Il appuie le fusil sur le mannequin. +

+ Tiens !... + Ça me ressemble... + Maintenant... + En avant, marchons ! + Contre les... +

+ Par réminiscence. +

+ Ah !... + Et le mot de ralliement ?... +

+ Il parle bas au mannequin, puis il entre précipitamment au n° 15, en chantant : +

+ Amis, amis, secondez ma vaillance !... +

+ Musique à l'orchestre. — La jeune femme paraît au balcon et fait signe au jeune homme, qui a reparu à gauche, et qui répond, par gestes, qu'il va revenir. Pendant cette pantomime, on entend un chien aboyer, et Blaireau lui répondre à demi-voix : A bas! à bas ! à c'te niche !... Le jeune homme s'éloigne ; Blaireau parait au balcon, et se jette aux genoux de la dame. +
+ + BLAIREAU. +

+ Ah ! + Madame... + Laissez-moi me jeter à vos pieds... +

+ Elle veut le relever. +

+ Non, j'y suis habitué... + Laissez-moi vous dire... +

+ Elle veut lui parler. +

+ Ne m'interrompez pas... + Laissez-moi vous dire que je vous aime.... + Ne m'interrompez pas... que je vous aime comme un aliéné !... + Comme un... + Ne m'interrompez pas... +

+ On entend jouer l'air de la Fiancée en sourdine. +

+ Qu'est-ce que c'est que ça?.. Chut!.. écoutez... +

+ Regardant. +

+ La patrouille !... + Je suis frit !... +

+ La patrouille parait à droite : le chef de patrouille s'arrête, et apprête son arme, comme s'il attendait le qui-vive de la sentinelle. +
+ + BLAIREAU. +

+ Eh bien ! + Mais il s'arrête !... + Il apprête arme !... + Il attend le qui-vive !... + Il l'attendra quelque temps, le malheureux !... +

+ Le caporal tousse, comme pour avertir la sentinelle. +
+ + BLAIREAU. +

+ Tousse, tousse, va... +

+ Toute la patrouille se met à tousser. +
+ + BLAIREAU, frappé d'une idée. +

+ Oh !... +

+ 11 met sa main devant sa bouche, de façon à diriger sa voix du côté de la sentinelle. +

+ Qui vive ?... +

+
+ + LE CHEF DE PATROUILLE. +

+ Trouille !... +

+
+ + BLAIREAU, même geste. +

+ Chef_de_trouille, avancez au mot de ralliement ! +

+ Le chef de patrouille se détache, s'approche du mannequin et lui donne tout bas le mot de ralliement ; puis, il témoigne, par un geste, qu'il n'est pas dupe de la mystification. Il rejoint ses hommes, commande marche, et la patrouille s'éloigne. +
+ + BLAIREAU. +

+ Enlevé !... +

+ À part. +

+ C'est à recommencer, comme s'il n'y avait rien de fait. +

+ Haut. +

+ Ah ! + Madame... +

+ La femme pousse un cri, à la vue d'un homme ivre qui entre en fredonnant, à gauche. +
+ + BLAIREAU. +

+ Hein ?... +

+ La femme s'élance hors du balcon, et referme la croisée. +
+ + BLAIREAU. +

+ Quoi donc ?... + Quoi donc ?... + Quoi donc ?... +

+ Il frappe aux carreaux. L'homme s'achemine vers la maison n°15. +
+ + BLAIREAU, se retournant. +

+ Qui va là ?... + Sac à papier ! + C'est le mari !... +

+ L'homme a ouvert et entre. +
+ + BLAIREAU. +

+ C'est le charcutier !... + Je suis farci !... + Enjambons... vite, enjambons le balcon... + Impossible !... +

+ La chambre s'illumine tout-à-coup, et l'on voit se dessiner sur les rideaux blancs les ombres du mari et de la femme. +
+ + BLAIREAU, qui s'est blotti tout tremblant dans un angle du balcon. +

+ Autre genre de faction !... + Qu'est-ce qui va se passer dans cet intérieur ?... +

+ Scène fantasmagorique. + Le mari, en entrant dans la chambre, dépose son chapeau, met un bonnet de coton sur sa tête, prend ensuite une bouteille, et un verre qu'il remplit et vide deux fois; puis Il boit à même la bouteille. Il trouve alors un sabre sur une chaise, et le montre, en gesticulant, à sa femme, qui vient de paraître. +
+ + BLAIREAU. +

+ Ciel ! + C'est mon sabre, que j'ai déposé en entrant !... +

+ La femme pose la main sur son coeur, pour protester de son innocence. +
+ + BLAIREAU. +

+ Elle proteste ! + Elle proteste ! +

+ Le mari tire le sabre, et le lève sur elle. +
+ + BLAIREAU. +

+ Il va la poignarder !... + Il va lui percer le flanc ! +

+ La femme se jette à genoux, en posant sa tête sur ses mains et en sanglotant. +
+ + BLAIREAU. +

+ Voilà qu'elle sanglote, pour l'entortiller !... +

+ Le mari laisse tomber ses bras, le sabre lui échappe, puis il tend les bras à sa femme. +
+ + BLAIREAU. +

+ Le charcutier caponne ! +

+ La femme se relève et se précipite sur le sein de son mari ; ils s'embrassent à plusieurs reprises.- La iumière s'éteint. +
+ + BLAIREAU. +

+ L'affaire est arrangée... + Mais, comment vais-je sortir d'ici, à présent ?... + Je ne puis pas passer à travers ce ménage... +

+ Marchant sur le balcon de long en long. +

+ Sauter ?... + Le pavé n'est pas rembourré... + Si au moins il passait... un passant... en lui sautant adroitement sur les épaules... + Ça lui ferait beaucoup de mal... + Ça le tuerait, probablement... mais ça m'obligerait, et... + Hein ?.. + Qu'est-ce que je vois ? +

+ La fenêtre de la maison à droite s'ouvre ; une jeune fille s'y montre, tandis que le jeune homme reparaît à gauche. +
+ + BLAIREAU. +

+ C'est ma future !... + Ô jalousie !... + Elle lève la sienne !... + Elle fait signe à quelqu'un !... +

+ Il regarde à sa gauche. +

+ C'est mon Rodillard ! +

+ La jeune personne disparaît. +
+ + BLAIREAU, au jeune homme. +

+ Eh ! + Monsieur !... + Monsieur_Rodillard !... + Je vous vois, je suis là... +

+ Le jeune homme lui fait de grandes salutations. +

+ Je vous dis que je suis las de vos assiduités le long de cette maison... et je vous somme de passer au large ! +

+ Le jeune homme continue à le saluer. La porte de la maison à droite s'ouvre, et Blanche en sort. +
+ + BLAIREAU. +

+ Que vois-je !... + Blanche !... + Ma future !... + Qui sort à pareille heure !... +

+ Criant. +

+ La bienséance a des barrières, et vous passez la barrière, Blanche ! +

+ La jeune fille va planter un billet sur la baïonnette du factionnaire. +
+ + BLAIREAU. +

+ Qu'est-ce qu'elle fait donc ?.. + Elle empale un papier sur ma baïonnette ! +

+ La jeune fille prend le bras du jeune homme, et ils sortent en courant. +
+ + BLAIREAU. +

+ Eh bien ! + Mais, ils s'en vont, bras dessus, bras dessous !... + C'est un enlèvement ! + C'est un rapt !... + Au voleur !... + À la garde !... + Aux armes !... +

+ Dans son trouble, il frappe à la croisée en continuant de crier. Le charcutier arrive en pet-en l'air et en bonnet de coton. Il saisit Blaireau au collet. +
+ + BLAIREAU. +

+ Oh ! le mari !... +

+ Le charcutier le roue de coups. Dans la lutte, ils disparaissent un instant dans la chambre. On entend les coups et les cris. Le charcutier reparaît sur le balcon, tenant, par le collet et par les basques, Blaireau, qu'il lance dans la rue. Resté seul, le charcutier prend une prise de tabac, éternue et rentre tranquillement chez lui. +
+ + BLAIREAU, revenant tout éclopé et se tenant les reins. Il avance, sans rien dire, jusqu'au bord de la rampe. + Giberne : Anciennement, nom d'une espèce de sac, dans lequel les grenadiers portaient des grenades. Aujourd'hui (XIXème), boîte recouverte de cuir où les soldats mettent leurs cartouches. [L] +

+ Je suis tombé dessus !.. + En plein !.. + À la hauteur de la giberne !... +

+ Il montre sa giberne toute aplatie. +

+ Je l'avais bien dit, que le pavé n'était pas rembourré... + Ah ! + Et cette lettre ! + Que veut dire ce poulet qu'elle a embroché ?... + Voyons... +

+ Il lit. +

+ « Monsieur, je vous déteste... » + À qui écrit-elle ?... + « Vous êtes laid et bête... » + C'est à moi qu'elle écrit !... + « La cousine de Monsieur_Rodillard vous a attiré dans un piège... » + Ah ! + C'était un piège !... + « Où votre sot amour-propre est tombé... » +

+ Furieux. +

+ Ce n'est pas mon amour-propre qui est tombé !... +

+ Se tournant vers le balcon. +

+ Affreux saucissonnier !... + Tu me le paieras... + Je te réserve un pied de... ta façon !... +

+ II lit. +

+ « Votre rival me conduit chez sa tante, où nous attendrons le consentement de mon père pour vieille marmotte !.. +

+ Criant. +

+ Eh ! + Monsieur_Batignol !... + On nous enlève notre fiancée !... + Vite !... + Dépêchons, courons après eux... + Il ronfle, le vieux !... + Attends... + Attends... +

+ I1 lance des pierres dans les carreaux, qu'il casse. On ouvre la fenêtre. +

+ Ah ! + Il m'a entendu. +

+ Une main s'avance et verse une cuvette sur Blaireau. +
+ + BLAIREAU. +

+ Bon !... +

+ On entend crier : Gare l'eau ! +
+ + BLAIREAU, indigné. +

+ Gare l'eau!... + C'est une manière de parler... +

+ Au comble de la fureur. +

+ Corbleu ! + Ventrebleu ! + Sacrebleu ! + Morbleu ! + Jarnibleu ! + Têtebleu !.. + Nom d'un petit bonhomme !... + Comment ! + On m'attire dans des pièges, on m'enlève ma fiancée, on me fiche par la fenêtre, et on appelle ça une faction !... + Et personne n'est venu à mon secours !... +

+ S'adressant au mannequin. +

+ Mais, vous, Monsieur, qui me regardez là, planté comme un imbécile !... +

+ Il lui donne des coups : le mannequin tombe. +

+ Bon !... +

+ On entend sonner deux heures et l'orchestre exécute l'air de la Retraite, comme plus haut. +

+ On vient me relever... + Vite, relevons le factionnaire... +

+ Il ramasse le balai et se rajuste à la hâte. +

+ Mon chapeau... + Ma giberne... + Mon sabre... +

+ Il le cherche. +

+ Ah ! + Je sais où il est. +

+ Le caporal entre, suivi de deux hommes, dont l'un vient se placer à côté de Blaireau. +
+ + LE CAPORAL commande. +

+ Portez armes !... + Présentez armes !.. + La consigne. +

+
+ + BLAIREAU, avec une rage concentrée. +

+ Ah ! + Je vais vous la donner, la consigne... et avec quelques détails... + « Faire passer au large toutes les charcutières et autres commis-voyageurs... + Ne pas laisser enlever les jeunes filles de la maison ci-contre, et, surtout, ne souffrir sous aucun prétexte qu'on fiche le factionnaire par la fenêtre. » + Voilà la consigne, la voilà !... + Je remarque votre étonnement, mais ça ne m'étonne pas... + Et maintenant, permettez... + Je vais courir après les ravisseurs. +

+ Il veut remettre son fusil au caporal, qui refuse de le prendre. Il le pose près de la guérite et va pour s'en aller. +
+ + LE CAPORAL, l'arrêtant. +

+ Ah ! +

+ II lui remet un papier. +
+ + BLAIREAU. +

+ Quoi donc... + Le rapport ?... +

+ Il lit. +

+ « Le sieur_Blaireau est condamné à six heures de violon, a pour avoir déserté sa faction. » + Ah bien !.. +

+ Il va pour sortir, le caporal l'arrête et lui fait signe de continuer. +

+ «Il est condamné encore à six autres heures, pour avoir fait une faction à laquelle il n'avait aucun droit » + Ah ! + Très bien !... + Comment ! + On me condamne pour l'avoir montée, et on me condamne pour l'avoir quittée !... + Mais c'est injuste... car, enfin, si j'ai eu tort de la monter, j'ai eu raison de la quitter... et au contraire, si j'ai eu raison de la quitter, je n'avais donc pas tort de la monter... + Non, je veux dire, si j'ai eu tort de la monter... + Ah ! + Ma foi ! + Allez au diable ! + Dès demain, je quitte Sainte-Menehould, et si jamais j'y remets les pieds, je veux bien être traité de... +

+
+ + LE CAPORAL. +

+ _Arche ! +

+
+ + BLAIREAU. +

+ Je vous sais gré de m'avoir coupé le mot. +

+ L'orchestre reprend l'air de la Retraite. Le caporal et ses hommes défilent. En passant devant le public ; Blaireau s'arrête et chante le couplet suivant. + Air de Préville et Taconnet. + Après chaqu' pièce Il est un prix flatteur + Que la salle entièr' nous décerne : + Loges, balcon... + Se reprenant. + Non !... Cett' place à mon coeur + Rappell' les maux cuisants qu'endura... ma giberne. + Désignant le parterre. + Mais vous, Messieurs, que j'vois à l'horizon, + Vous devez tendr' les bras à ma misère: + Car, je l' soutiens, l'homm' qui tomb' du balcon + Est, de plein droit, reçu par le parterre... + Je suis, d'plein droit, reçu par le parterre. +
+
+
+ +
+
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+ L'AMI DES FEMMES +Le théâtre représente un salon sur la terrasse d'un jardin. +
+ SCÈNE PREMIÈRE. Madame de Méricourt, Lucette. + + MADAME DE MÉRICOURT, écrivant à une table. +

+ Qui avons-nous encore ?... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Monsieur le maire !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ C'est juste ! +

+ Elle écrit. +

+ Mais où le placerons-nous à table, Monsieur_le_Maire ?... +

+
+ + LUCETTE. +

+ À côté de vous ! + Il faut toujours bien se mettre avec un maire... + On ne sait pas ce qui doit arriver... on peut se marier !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Taisez-vous donc, Lucette. +

+
+ + LUCETTE. +

+ Et pourquoi donc, Madame ? + Voilà trois ans que vous êtes veuve, juste deux ans de plus que la loi ne vous accorde pour pleurer un mari. +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Lucette... je vous prie de ne pas vous occuper du plus ou moins de regrets que m'a laissés mon veuvage !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Pardon... Madame. + Mais comme il y a huit jours, quand vous étiez encore à Paris, vous êtes allée au bal... + Je supposais... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Assez de suppositions... + Tenez... + Voici les noms des invités... + Vous les placerez dans l'ordre convenu... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Oui... + Madame. + Mais j'en reviens toujours à Monsieur_le_Maire. + Il n'a rien été décidé pour lui... et quand cela ne serait qu'à cause de moi... + Placez-le près de vous, madame... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ À cause de vous !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Dame !... + Je suis à marier, moi, en premières noces.. et François... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Je vous ai défendu de songer à François ! +

+
+ + LUCETTE. +

+ Oh ! + Madame !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. + AIR du Partage de la richesse. + Non, non, François, un simple domestique, + C'est un parti qui ne vous convient pas ! + + + LUCETTE. + Pauvre garçon, à me plaire il s'applique, + Ses procédés sont des plus délicats. + Il croit en moi, tout comme en l'évangile. + Ainsi qu' son coeur, tout en lui m'appartient. + Il est soumis, un peu bête, et docile. + Vous voyez bien, madam', qu'il me convient! +

+ Et puis voulez-vous que je vous dise, je n'ai pas confiance en vous, Madame... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Comment ! +

+
+ + LUCETTE. +

+ Voyez-vous, selon mes petites idées, il en est du mariage comme de la cuisine ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Je ne comprends pas !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Pour être bonne cuisinière, il faut aimer la cuisine qu'on fait pour les autres comme si on la faisait pour soi, de même pour le mariage... + On ne trouve de bons maris pour autrui, qu'autant qu'on a le goût de la chose pour son propre compte... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Soit... + Épousez François... puisque vous le voulez... mais... je vous préviens que je ne donne pas de dot !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Mais Madame !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ J'ai dit pas de dot... +

+
+
+
+ SCÈNE II. Les mêmes, Nathaniel, sur le seuil de la terrasse au fond, il est suivi de François portant des malles sur des crochets. + + NATHANIEL, s'avançant. +

+ Et moi, j'en donne une ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Nathaniel !... +

+
+ + NATHANIEL, il lui donne la main. +

+ Chère Amélie !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Je ne vous attendais plus !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Pourquoi donc ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Mais depuis six jours que je suis ici... quand vous deviez arriver le lendemain ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Des affaires ! + Des histoires, je vous raconterai cela plus tard... + Mais vous deviez bien penser... qu'aujourd'hui... la veille de votre fête... j'arriverais mort ou vif, et me voilà... vif... et le premier, je l'espère !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Sans doute ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Permettez donc, chère amie, que je vous offre... +

+ Il lui donne une broche. +
+ + MADAME DE MÉRICOURT, regardant. +

+ Oh ! + Quelle jolie broche ! + Merci, mon ami ! +

+
+ + LUCETTE, s'avançant. +

+ Et moi, Monsieur, vous ne me donnez rien ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Toi... + Je t'ai promis une dot et en attendant ! + Tiens ! +

+ Il l'embrasse. +
+ + LUCETTE. +

+ Merci... + Monsieur ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oh ! + Et François qui est là... + J'oubliais... +

+
+ + FRANÇOIS, s'avançant. +

+ Oh ! + Faites donc, Monsieur, faites donc, je ne suis pas jaloux de Monsieur, moi, je sais que Monsieur nous aime de bonne et pure amitié... + Faites donc, Monsieur, faites donc... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Et tu as raison ! + Mais porte mes malles dans ma chambre... toujours... la chambre verte... n'est-ce pas ?... +

+ À Madame de Méricourt. +
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Sans doute ! + Ma plus belle chambre d'amis n'est-elle pas pour vous ? + Allez, François, et vous, Lucette, placez les noms sur les verres !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Oui, Madame ! +

+ ENSEMBLE. + AIR : +
+ + MADAME DE MÉRICOURT. + Quand pour vous tout s'apprête, + Acceptez sans façon, + Voilà comment je traite + L'ami de la maison. + + + NATHANIEL. + Quand pour moi tout s'apprête, + J'accepte sans façon, + En ami l'on me traite, + Je suis de la maison. + + + LUCETTE et FRANÇOIS. + Pour lui que l'on s'apprête, + Tout est bien, tout est bon. + Voilà comment l'on traite, + L'ami de la maison. + François et Lucette sortent. + +
+
+ SCÈNE III. Madame de Méricourt, Nathaniel. + + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Nathaniel !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Amélie !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Qu'avez-vous fait à Paris, depuis six jours ? +

+
+ + NATHANIEL, embarrassé. +

+ J'ai... j'ai songé à vous !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Bien vrai !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ D'abord... + J'ai été chez votre couturière ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Bien !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Chez la marchande de modes !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Bien ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Chez votre tapissier ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Très bien !... + Mais j'y songe ! + En quittant le bal de Madame_de_Cernanges, la veille de mon départ pour la campagne, j'ai entendu une espèce de discussion... dans le petit salon I +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Ah ! + Vous avez entendu ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Confusément... et il me semblait que votre nom avait été prononcé ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Moi !;.. + Ah ! + Oui... oui... je me souviens, je sais ce que c'est... + Je vous raconterai... cela..; c'est encore une histoire... + Je vous la dirai plus tard !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Ah çà ! + Mais je remarque, mon cher Nathaniel, qu'avec votre manie de me raconter tout plus tard... + Vous ne me racontez rien !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ J'amasse les histoires ! + J'entasse les anecdotes, je collectionne les bons mots, pour les douces et tranquilles soirées !... + Que nous avons à passer ensemble dans cette campagne... + Vous verrez... + Je suis capitonné de faits divers, émaillé de récits piquants et damasquiné de propos scandaleux... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Soit !... + J'attendrai !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Ah !... + Étourdi que je suis !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Quoi donc ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ J'oubliais de vous dire !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Encore une histoire ! + Gardez-la-moi pour mes vieux jours !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Méchante !... + Vous n'y êtes pas ! + Je ne suis pas venu seul ici !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Ah !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ J'ai un compagnon de voyage ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Où est-il ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Il est au chemin de fer... au bureau du télégraphe_électrique !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Peut-on savoir quel est ce nouveau venu ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Sans doute!... + C'est un de mes amis ! + Un camarade de collège, un barbiste... + Vous le connaissez, Gaston_de_Rioux! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Gaston_de_Rioux... + Attendez donc !... + Je l'ai rencontré plusieurs fois chez Madame_de_Cernanges. +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Précisément !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Il arrive d'Italie !... + Il m'a raconté une partie de ses excursions !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Et c'est pour vous continuer le récit de ses voyages qu'il a sollicité l'honneur de vous être présenté ! + Vous voyez que si je mets de la discrétion dans mes récits, je pousse les autres à la dépense !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Mais vous m'y faites songer.... + Monsieur_de_Rioux est un de vos camarades de collège !... +

+
+ + NATHANIEL. + Le collège Sainte Barbe se trouve sur la Montagne Sainte-Geneviève à Paris, rue Valette. Crée en 1460, il a été fermé en 1999, le bâtiment accueille aujourd'hui la Bibliothèque Saint-Barbe. +

+ Je sais ce que vous allez me dire : il a vingt-cinq ans !... + Et moi... + Je les ai eus... mais ça ne fait rien... + Il entrait à Sainte-Barbe comme j'en sortais... + Je crois même que j'en sortais qu'il n'y était pas encore entré... qu'importe, n'avons-nous pas eu les mêmes pensums sur les mêmes bancs ?... + Donc nous sommes camarades... à quelques jours... près... + Eh !... + Tenez, le voilà!... +

+
+
+
+ SCÈNE IV. Les Précédents, Gaston. + + GASTON, sur le seuil de la porte. +

+ Madame !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Entre donc... + Je t'ai annoncé !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Monsieur_de_Rioux soyez le bienvenu ! + Mais permettez-moi de vous faire un reproche. +

+
+ + GASTON. +

+ Un reproche !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Oui. + C'est de ne pas venir exprès pour moi... + C'est-à-dire un jour où je suis seule, où je causerais avec vous, où vous pourriez continuer le récit de vos aventureux voyages. +

+
+ + GASTON. +

+ Vous vous trompez, Madame, je suis venu exprès pour vous ; je savais par l'ami Nathaniel que c'était aujourd'hui votre fête, et si je ne puis vous entretenir de mes pérégrinations, j'ai songé du moins à vous en rapporter... quelques souvenirs ! +

+ Il lui remet une mosaïque. +
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Oh !... + La belle mosaïque !... +

+
+ + GASTON. +

+ Elle est du dernier maître mosaïste de Florence. +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Voyez donc, Nathaniel ! + Quelles ravissantes couleurs !... + Quel travail !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ En effet, ces pierres chatoient admirablement. +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Merci encore ! +

+
+ + LUCETTE, entrant du fond. +

+ Madame, voici Monsieur_le_maire qui sonne à la grille ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Je vais le recevoir ; vous permettez... Messieurs. +

+
+ + GASTON. +

+ Comment donc... Madame ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ À bientôt !... +

+
+ENSEMBLE. + + MADAME DE MÉRICOURT. + J'ai tout mon monde à recevoir, + Je vous quitte, mais au revoir, + Pour mieux vous retenir ici, + Je vous laisse avec votre ami ! + + + GASTON et NATHANIEL. + Elle a du monde à recevoir, + Mais elle nous dit au revoir. + Pour mieux nous retenir ici, + Nous sommes traités en ami. + Madame de Méricourt sort après l'ensemble par le fond. + +
+
+ SCÈNE V. Gaston, Nathaniel. + + GASTON, à lui-même. +

+ Quelle ravissante femme !... +

+
+ + NATHANIEL, brusquement. +

+ Eh bien !... + As-tu des nouvelles ? +

+
+ + GASTON. +

+ Non... + Mais j'ai fait jouer le télégraphe !... + Et tantôt!... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ À la bonne heure !... +

+
+ + GASTON, changea de ton. +

+ Ah çà ! + Me diras-tu un peu à la suite de quel propos ce duel a eu lieu ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Le moment n'est pas venu... + Tu sauras tout plus tard?... +

+
+ + GASTON. +

+ Plus tard, plus tard, toujours ton même refrain. +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Mon cher Gaston... + Raconter c'est vieillir... + Agir c'est être jeune... + Voilà pourquoi je ne raconte pas encore ! +

+
+ + GASTON. +

+ Très bien ! + Dis donc, sais tu que c'est une femme délicieuse... Madame_de_Méricourt ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Parbleu... + Si je le sais... et je l'apprécie... mieux que toi encore ! + Moi qui suis son ami !... +

+
+ + GASTON, riant. +

+ Oh !... + Son ami !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Mon cher... + Fais attention à tes paroles ! +

+
+ + GASTON. +

+ Bon Dieu ! + Comme tu prends feu ! + Veux-tu donc aussi te battre avec moi ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Non... + Mais tu es jeune, et tu ne comprends pas l'amitié !... +

+
+ + GASTON. +

+ J'avoue que je la comprends difficilement, entre un homme, quel qu'il soit, et une femme comme Madame_de_Méricourt!... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Eh bien ! + Mon cher de Rioux, je suis purement et simplement l'ami de Madame_de_Méricourt, je me suis posé ainsi !... +

+
+ + GASTON. +

+ Bah !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ À l'âge où je suis arrivé... + J'ai pris cet emploi, et je m'en trouve bien !... +

+
+ + GASTON. +

+ Vraiment !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Je vois d'ici le tableau ! + De mon côté... pas d'inquiétudes, de jalousies ; du côté de la femme dont je suis l'ami, toujours un visage riant, des façons aimables, je me trouve avoir les bénéfices d'un ménage ou d'une grande passion... sans en avoir les inconvénients ! +

+
+ + GASTON. +

+ C'est bien imaginé !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Je possède ainsi, dans Paris, deux ou trois maisons dont les femmes sont mes amies. + Ah ! + Mon cher... + Si tu savais combien les relations, purement intellectuelles, avec ces êtres charmants, qu'on appelle des femmes et des Parisiennes, surtout, suffisent au bonheur d'un homme, arrivé comme moi, sur le versant nord de la montagne de l'existence : c'est tout un poème !... + Oh, rassure-toi ! + Je ne te le dirai pas ; mais sache que je n'ai jamais été si tranquille, si placide, que depuis que j'ai abdiqué ma qualité d'amant, pour embrasser la profession d'ami des femmes ?... +

+
+ + GASTON. +

+ C'est beau ! + C'est digne des anciens temps, c'est de la chevalerie !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Du tout ! + C'est de l'égoïsme ! +

+ AIR : Il me faudra quitter l'empire. + Aux jours marqués pour les folles tendresses, + Je dépensais et mes soins et mon bien. + Pour le bonheur de mes maîtresses, + Je négligeais de m'occuper du mien. + Leur bonheur seul, que m'importait le mien ; + Que j'ai souffert lorsque j'aimais ces dames, + Que de chagrins, de soucis et d'effroi ; + Mais aujourd'hui, j'adopte une autre loi, + J'ai trop aimé pour le bonheur des femmes. + Il serait temps d'aimer un peu pour moi ! + Oui, j'ai besoin d'aimer un peu pour moi !... +
+ + GASTON. +

+ Ma foi ! + Je t'admire !... +

+
+
+
+ SCÈNE VI. Les précédents, Lucette, puis François. + + LUCETTE, entre en pleurant. +

+ Hi !... + Hi !... + Hi!... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Hé bien... Lucette... tu pleures ?... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Oh ! + Je suis bien malheureuse !... +

+
+ + GASTON. +

+ Oh ! + La pauvre enfant !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Qu'as-tu ? + Voyons, parle !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ C'est que Madame refuse, positivement, de donner son consentement à mon mariage avec François !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Mais... puisque je donne la dot !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ La dot n'y fait rien ; Madame dit que François !... est un lourdaud... un rustre !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Il y a du vrai !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Ah !... + Monsieur_Nathaniel !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Voyons... + Voyons, console-toi... avec des yeux comme ceux là, il ne faut pas pleurer !... + Pauvre petite !... +

+ Il l'embrasse. +
+ + LUCETTE. +

+ Vous êtes bon, vous !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oui... je suis bon !... +

+ Il l'embrasse encore. +
+ + FRANÇOIS, entrant et le voyant. +

+ Ah !... +

+
+ + GASTON. +

+ Oh !... + Le futur!... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oh !... + Pardon !... +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ Embrassez, Monsieur, y a pas d'offense !... + Embrassez, j'ai confiance. + Vous êtes l'ami de Lucette, allez-y ?... +

+
+ + NATHANIEL, à Gaston. +

+ Tu vois... + Quel charmant privilège !... +

+
+ + GASTON. +

+ C'est vrai !... +

+ Il s'approche de Lucette. +

+ Mademoiselle Lucette, les amis de nos amis... +

+ Il va pour t'embrasser. +
+ + FRANÇOIS, le repoussant. +

+ Oh ! + Mais non !... + Pas vous!... + Monsieur, oui !... + Vous... + Non!... + Monsieur a notre confiance !... + Vous ne l'avez pas !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Attrape... + Mon cher !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Ainsi, Monsieur, je puis compter sur vous pour décider Madame... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oui, mon enfant... va !... +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ Merci... Monsieur... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Merci... Monsieur... +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ Oh ! + Que Monsieur est donc bon ! +

+ Ils sortent. +
+
+
+ SCÈNE VII. Gaston, Nathaniel, puis Madame de Méricourt. + + NATHANIEL. +

+ Tu vois !... + Jusqu'aux femmes de chambre, aux suivantes, aux caméristes... dont je suis l'ami !... + En tout bien tout honneur !... +

+
+ + GASTON. +

+ En effet ! + Tu es bien posé dans la maison!... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Ah çà ! + Voyons, j'ai deux heures à moi avant le dîner... + Mon cheval est sellé... car j'ai mon cheval, ici... + Il n'y a que moi qui le monte... + Et je vais... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT, entrant. +

+ Ah ! + Je vous trouve encore !... + Tant mieux. + Je ne sais où est Lucette... + Je ne puis venir à bout d'attacher cette broche !... +

+
+ + GASTON. +

+ Madame... si j'osais !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Oh ! + Non... pas vous !... + Nathaniel ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Voilà ! + Voilà!... +

+ Il agrafe la broche, et dit, à part, à Gaston : +

+ Eh bien ! + Qu'en dis-tu ?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT, à Nathaniel. +

+ Merci ! + Oh ! +

+
+ + GASTON. +

+ Quoi donc ?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT, montrant son épaule. +

+ Oh ! + Mon Dieu !... + Qu'est-ce que j'ai là ?... + Voyez donc ! +

+
+ + GASTON, s'approchant. +

+ Permettez !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT, le repoussant. +

+ Non... + Nathaniel !... + Mais vite donc !... +

+
+ + NATHANIEL, allant à elle. +

+ Voilà ! + Voilà !... + C'est une mouche ; ne craignez rien !... +

+
+ + GASTON, à part. +

+ Est-il heureux, ce Nathaniel !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Ah ! + Que j'ai eu peur ! +

+ À Nathaniel. +

+ Merci ! +

+ Elle lui tend la main. +

+ Maintenant, Monsieur_de_Rioux, je m'empare de vous !... +

+ À Nathaniel. +

+ Mon ami, s'il arrive des invités, je vous charge de les recevoir !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Soyez tranquille ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Monsieur de Rioux, voulez-vous m'offrir votre bras ? +

+
+ + GASTON. +

+ Avec bonheur !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Je veux vous faire visiter ma serre !... +

+
+ + GASTON. +

+ Trop heureux !... +

+
+ENSEMBLE. +AIR + + NATHANIEL. + Allez dans la serre nouvelle, + Où fleurissent roses, lilas, + Où chaque fleur est rare et belle, + Admirez, mais ne cueillez pas ! + + + GASTON. + Me promener seule avec elle, + Oh que ce moment à d'appas ; + Elle, si charmante, si belle, + Daigne enfin accepter mon bras. + + + MADAME DE MÉRICOURT. + Venez dans ma serre nouvelle, + Où fleurissent roses, lilas ; + Quand chaque fleur est rare et belle. + Admirez, mais ne cueillez pas. + Après l'ensemble, Gaston et madame de Méricourt sortent. + +
+
+ SCÈNE VIII. + + NATHANIEL, seul. +

+ J'aurais vraiment tort de me plaindre !... + Suis-je assez choyé, dorloté dans cette maison... + Oh ! + Il n'y a que les femmes pour comprendre les délicatesses de l'amitié !... + Mais, avec tout cela, je ne reçois pas de lettres !... + Je suis d'une inquiétude... + Ce duel !... + Ce maudit coup d'épée !... + Pourvu qu'il n'y ait pas de poursuites... + Devant les tribunaux et messieurs les juges... + Il faudrait tout dire... + Et je serais au désespoir que Madame_de_Méricourt apprît... +

+
+
+
+ SCÈNE IX. Nathaniel, François. + + FRANÇOIS, accourant. +

+ Ah ! + Monsieur... + Je vous cherche!... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Moi ?... +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ Oui, Monsieur, vous... + L'ami de ma fiancée !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Voyons... + Parle !... +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ On a apporté du chemin de fer votre malle, vos cartons !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oui... + Je sais... + Et tu les as placés dans ma chambre habituelle... au premier... la chambre verte !... +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ Non, non, Monsieur notre ami... + D'après l'ordre de Madame, on a donné votre chambre à Monsieur_Gaston !... + Et vous... la vôtre est au second !... +

+
+ + NATHANIEL, à part. +

+ Au second. +

+ Haut. +

+ C'est bien !... +

+
+
+
+ SCÈNE X. Les précédents, Lucette. + + LUCETTE, entrant vivement. +

+ Eh bien ! + François... + On vous attend ! +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ Qu'y a-t-il donc ! +

+
+ + LUCETTE. +

+ Il arrive un monde fou ! + Le Sous-préfet, le receveur_de_l_enregistrement ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Déjà ?... +

+
+ + LUCETTE, à Nathaniel. +

+ Ah ! + Monsieur, vous savez ! + Vous n'avez plus votre chambre habituelle !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oui, je sais !... + François m'a dit que j'étais logé au deuxième... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Oh ! + Non, Monsieur, c'est changé! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Comment c'est changé !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Oui... + Monsieur, pour loger Monsieur_le_sous-préfet, on a mis votre ami au second !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Eh bien !... + Et moi?... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Vous !... + Vous êtes au quatrième !... +

+
+ + NATHANIEL, à part. +

+ Au quatrième, à la campagne !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ N°_15. +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ Près de la chambre de Lucette ! +

+
+ + LUCETTE. +

+ Tiens !... + C'est vrai!... +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ Et non loin de la mienne !... +

+
+ + NATHANIEL, attérée. +

+ Avec les domestiques !... +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ Mais j'ai confiance ! + Moi... vous savez... + Vous êtes l'ami de ma future !... + Vous êtes notre ami !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ C'est bien !... + Voyons cette chambre. + Suis-moi, François. +

+ Il sort. +
+ + FRANÇOIS. +

+ Oui, Monsieur. +

+ À Lucette. +

+ Il est enchanté de demeurer près de nous, il nous aime tant !... +

+
+ + NATHANIEL, en dehors. +

+ Mais, venez donc !... +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ Voilà, voilà, Monsieur... + Il nous aime tant. +

+ Il sort. +
+
+
+ SCÈNE XI. Lucette puis Madame de Méricourt. + + LUCETTE. +

+ Il prend bien la chose !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT, entrant vivement. +

+ Ah !... + Je suis dans un embarras mortel !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Qu'y a-t-il donc Madame ?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Il vient de m'arriver, comme vous le savez, un surcroît de convives !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Oui, Madame, eh bien ?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Eh bien ! + J'ai compté... et tout bien calculé... nous serons treize à table ?... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Oh ! + Madame, treize ?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Ce n'est pas pour moi ; je suis au-dessus de ce préjugé-là !... + Mais il y a des gens qui s'en inquiètent ! +

+
+ + LUCETTE. +

+ Comment faire ?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Je ne sais que devenir !... + Que décider !... + Ah ! +

+ Apercevant Nathaniel. +

+ Laisse-nous ! +

+ Lucette sort. +
+
+
+ SCÈNE XII. Madame de Méricourt, Nathaniel. + + NATHANIEL, entrant. +

+ Eh bien !... + Je vous remercie... + Je viens de la voir... + Elle est jolie, la chambre que vous m'avez réservée !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Pouvais-je faire autrement ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Mais !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Voyons, réfléchissez, Nathaniel !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Enfin... quoi !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Gaston_de_Rioux vient ici pour la première fois ; il est votre ami, il est amené par vous ! + Et je ne pouvais que vous faire honneur en lui offrant ce que je vous réservais à vous-même ? +

+
+ + NATHANIEL, à part. +

+ Elle a raison !... +

+ Regardant au cou de Madame de Méricourt. +

+ Mais ce n'est pas ma broche... ça... celle que je vous ai attachée ce matin ?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Non... + J'ai réfléchi... + Il serait peut-être impoli à moi de ne pas porter aujourd'hui... + Aujourd'hui seulement, la mosaïque que votre ami Gaston m'a offerte si gracieusement ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Cependant !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Allons !... + Ah !... + S'il faut que je me gêne... + Avec mes amis... + Mes vrais amis !... +

+ Lui tendant la main. +

+ Et vous êtes de ce nombre Nathaniel ?... + Ce ne serait vraiment pas la peine d'en avoir ? +

+
+ + NATHANIEL, à part. +

+ Elle est adorable !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Mais il ne s'agit pas de tout cela ! + Vous voyez devant vous la femme la plus embarrassée du monde. +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Qu'est-ce donc ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Nous allons être treize à table ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oh ! + Treize... eh bien ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Ah ! + Mon cher... + Pas de phrases banales,treize est un vilain nombre, qui, à tort ou à raison, déplaît à beaucoup de gens, il faut nous en débarrasser ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Voyons donc, voyons donc. +

+ Il cherche. +

+ Ah ! + J'y suis. +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Une bonne idée! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Excellente ! + La petite fille du jardinier ! + Elle est gentille, bien élevée, bien... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Arrêtez-vous ! + J'y avais songé ! + Je l'ai demandée à son père... + Malheureusement elle est partie d'hier... pour Pontoise... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oh ! + Est-ce qu'on va à Pontoise ? + Qu'on en revienne!... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Je crois bien qu'il y aurait un moyen ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ J'en suis sûr ! + Il n'y en a qu'un, un bon... et c'est vous qui le trouverez... + Les femmes ont un tact !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Voici : s'il n'y a pas possibilité d'être quatorze, il y a toujours possibilité de n'être que douze. +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oh ! + Ça... sans doute ! + Qui peut plus peut moins... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ La difficulté maintenant est de savoir qui ne dînera pas à table. +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Cherchons donc, cherchons donc !... + Ah ! + Duhamel, un petit vieux ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Monsieur_le_Maire ! + Y pensez-vous ! + Une autorité ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ C'est juste !... + Ah ! + Le fils du percepteur... dix-sept ans... un gamin... sans conséquence !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Ah ! + Oui... + C'est adroit !... + Et demain le percepteur, qui adore son fils, me fera augmenter mes contributions !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Diable !... + Nous sommes embarrassés... + Ah !... +

+ S'arrêtant. +

+ Mais que je suis bête !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Vous avez trouvé? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Sans chercher bien loin. +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Comment ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Gaston... Gaston... + Le dernier venu... + C'est sa faute ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Oh !... + Nathaniel... + C'est mal... + Comment Monsieur_de_Rioux ! + Que vous m'amenez aujourd'hui? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Mais pourtant !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Eh ! + Quoi !... + Vous auriez un mauvais procédé pour un ami, un camarade, au profit d'un indifférent ?... + Oh !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Mais dame ! + Comment faire ? + J'épuise la liste des invités admis à votre table pour essayer d'en distraire un... et à moins que ce ne soit moi... moi qui me dévoue ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Quoi ? + Vraiment ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Comment ? + Quoi vraiment ? +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ C'est très bien ! + Nathaniel, je n'aurais pas osé vous le demander ! + Je n'attendais pas moins de votre part. +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Mais permettez !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Oh ! + Rassurez-vous ! + Vous dînerez dans le petit pavillon !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ C'est ça, à la petite table avec les enfants ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Et au dessert... + Au Champagne, vous serez des nôtres ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Mais... + Amélie !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Merci... ami... merci... +

+ Elle sort. +
+ + NATHANIEL. +

+ Mais je ne veux pas !... +

+
+
+
+ SCÈNE XIII. Nathaniel seul, puis Lucette. + + NATHANIEL. +

+ C'est ça, ma bonne m'amènera! (En scène.) Ah çà! voyons donc ! + Récapitulons ! + On me prend ma chambre ! + On me loge au quatrième ! + Bien ! + Je fais cadeau d'une broche ! + Et c'est celle d'un autre qu'on porte !... + Très bien !... + On est treize à table, il s'agit de supprimer un dîneur, et c'est sur moi que !... + Oh ! + Mais non, ça ne me va plus ! + Ce rôle-là, non, non ! +

+ Appelant. +

+ Lucette !... + Je ne dînerai pas, je vais aller me promener... + Luc... + Ah ! +

+
+ + LUCETTE. +

+ Que voulez-vous, Monsieur_Nathaniel ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ François est-il là ! +

+
+ + LUCETTE. +

+ Oui, Monsieur... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Je vais sortir, dis-lui de seller mon cheval. +

+
+ + LUCETTE. +

+ Votre cheval ? + Ah bien, il y a longtemps qu'il court les bois ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Qui donc s'est permis ?... +

+
+ + LUCETTE. +

+ C'est Madame qui l'a mis à la disposition de votre ami Gaston ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Encore ! + Ah ! + C'est trop fort !... +

+
+ENSEMBLE. +AIR. + + LUCETTE. + Son ami l'irrite et l'agace ; + Le fait est assez singulier ! + Monter son cheval à sa place, + C'est vraiment par trop cavalier. + + + NATHANIEL. + Ce garçon m'irrite et m'agace, + Maintenant à qui se fier, + Monter mon cheval à ma place, + C'est aussi par trop cavalier. + Il sort. + +
+
+ SCÈNE XIV. Lucette, puis, Gaston. + + LUCETTE, le regardant sortir. +

+ Mais qu'a-t-il donc aujourd'hui, Monsieur_Nathaniel, lui, d'ordinaire, si gai, si aimable !... +

+
+ + GASTON, entrant par la droite. +

+ Impossible de continuer ma promenade ! +

+
+ + LUCETTE, le voyant. +

+ Ah ! + Vous arrivez bien ? + Monsieur_Nathaniel est furieux après vous !... +

+
+ + GASTON. +

+ Et pourquoi, mon_Dieu ?... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Parce que vous lui avez pris son cheval ! +

+
+ + GASTON. +

+ N'est-ce que cela ? + Il le retrouvera à l'écurie, où je viens de le ramener !... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Je vais l'en prévenir, ça le calmera ! +

+ Elle sort. +
+
+
+ SCÈNE XV. + + GASTON, seul. +

+ Cette idée me poursuit sans cesse ! + Je suis amoureux fou de Madame_de_Méricourt... et je n'ose lui dire ce que j'éprouve... si je lui écrivais ?... + Oui... + C'est cela !... +

+ Il va à la table pour écrire. +
+
+
+ SCÈNE XVI. Gaston, Nathaniel. + + NATHANIEL, entrant de gauche. +

+ Ah ! + Te voilà !... + Et mon cheval ?... +

+
+ + GASTON. +

+ Il est à l'écurie !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ À l'écurie ?... +

+
+ + GASTON, à part. +

+ Oh ! + Nathaniel, son ami, il va me servir ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Je te prierai dorénavant !... +

+
+ + GASTON, sans l'écouter. +

+ C'est bon, c'est bon ; allons au plus pressé !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Je voudrais bien, auparavant ! +

+
+ + GASTON. +

+ Non... + Écoute-moi, d'abord !... +

+
+ + NATHANIEL, résigné. +

+ Allons !... +

+
+ + GASTON. +

+ Mon cher !... + Je suis amoureux ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Ah !... +

+
+ + GASTON. +

+ Et sais-tu de qui ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Ma foi... non... +

+
+ + GASTON. +

+ De ton amie !... + De la délicieuse maîtresse de cette maison !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Eh bien ! + Que veux-tu que j'y fasse ?... +

+
+ + GASTON. +

+ Ce que je veux !... + Je veux que tu lui parles de mon amour !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Moi ?... +

+
+ + GASTON. +

+ Que tu lui dépeignes ma flamme, mes tourments, je veux enfin, que tu lui fasses comprendre ceci : que j'ai vingt-cinq_ans... trente_mille_livres de rentes... et que je la demande en mariage !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Hein ?... +

+
+ + GASTON. +

+ Tu ne peux pas me refuser ce service-là... + Toi qui n'es que son ami... qui n'as pas de prétentions au delà d'une affection calme !... +

+ Il lui frappe sur le ventre familièrement. +

+ Reposée !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Mais... mais !... +

+
+ + GASTON. +

+ Chut !... + La voilà... Elle vient de ce côté !... + Plaide ma cause, mon bon Nathaniel, je compte sur ton amitié !... +

+ Il sort à droite. +
+ + NATHANIEL, seul. +

+ C'est singulier... + Ça me fait un drôle... d'effet !... + Amélie !... + Se marier !... + Oh ! + Non... c'est impossible... + Moi... + Son ami... + Je reste garçon !... + Elle, mon amie, devrait en faire autant !... +

+ Se reprenant. +

+ C'est-à-dire !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT, en dehors. +

+ Par ici... + François... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oh ! + C'est elle !... +

+
+
+
+ SCÈNE XVII. Nathaniel, Madame de Méricourt. + + MADAME DE MÉRICOURT, entrant suivie de François, qui place une table au milieu du salon. +

+ On prendra le café dans ce salon !... +

+ Elle va à droite arranger des fleurs. +

+ Ah ! + Tout est en ordre ! + Et ce n'est pas sans peine ! +

+ Voyant Nathaniel. +

+ Tiens... + Vous ici ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oui... + J'étais là... + Je songeais !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Est-ce indiscret de vous demander à quoi vous songiez ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oui... c'est indiscret !... + Mais n'importe !... + Demandez toujours?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Eh bien !... + Voyons !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Que diriez-vous... Amélie... si une personne que je ne veux pas nommer... m'avait chargé, auprès de vous d'une mission très délicate ? +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT, l'interrompant. +

+ N'allez pas plus loin... + Je devine... la demande en mariage !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Précisément ?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Eh bien !... + Répondez à la personne que vous ne voulez pas nommer, et que je ne veux pas connaître... que je ne songe pas au mariage... +

+
+ + NATHANIEL, à part. +

+ À la bonne heure ! + Je savais bien qu'elle était dans les bonnes idées. +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT, se reprenant. +

+ Pour le moment ! + Pour le moment... + Plus tard, je ne dis pas !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Comment... plus tard ? +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Oh ! + Pas comme vous l'entendez, à propos de vos histoires, sur mes vieux jours... + Oh ! + Non ! + Mais dans trois mois... six_mois... plus_ou_moins. +

+
+ + NATHANIEL, à lui-même et tombant assis sur une chaise près d'elle. +

+ Il est donc vrai... + Elle se marierait ? +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Eh bien ! + Qu'avez-vous ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Je n'ai rien... + Si... Non... eh bien ! + Si. +

+ Se posant et prenant son chapeau. +

+ Amélie !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Oh ! + Mon Dieu... + Quel ton officiel ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Que diriez-vous encore... si quelqu'un qui vous aime... et que vous aimez... demandait à être l'heureux privilégié qui dans trois mois... six mois... plus ou moins?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Tiens ! + Vous m'intriguez... + Voyons donc... +

+ Cherchant. +

+ Quelqu'un qui m'aime... et que j'aime !... + Qui ça peut-il être ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Vous ne devinez pas ? +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Ma foi non ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Mais il est là!... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Hein ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Près de vous ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Quoi ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ C'est moi... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Vous ? + Sérieusement ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Sérieusement. +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Ah ! ah! ah ! + Non, c'est impossible ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Impossible, comment cela ? +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Vous... + Non... + Ah ! ah ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Pour être votre ami, je n'en suis pas moins... homme !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Oh non ! + Finissez ; oh ! + Vous me faites rire. + Ah ! ah ! ah ! +

+
+ + NATHANIEL, à part. +

+ Je la fais rire... +

+
+ + LUCETTE, entrant. +

+ Qu'avez-vous donc, Madame ? +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Oh ! + C'est trop drôle ! + Je vais te dire, ah ! ah ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Amélie !.... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Imagine-toi, Lucette, que Nathaniel... que voici... est amoureux de moi... + Ah ! +

+
+ + LUCETTE, riant. +

+ Ah ! ah ! ah ! +

+
+ + NATHANIEL, à part. +

+ Elle va trop loin. +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Et qu'il veut m'épouser ! +

+
+ + LUCETTE. +

+ Vous épou... ah ! ah ! ah ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Ah ! ah ! ah ! +

+
+ + NATHANIEL, à part. +

+ Elle rit trop, allons... + Elle rit trop ! +

+
+
+
+ SCÈNE XVIII. Les mêmes, François, entrant. + + FRANÇOIS. +

+ Tiens, on est gai, ici ! +

+
+ + LUCETTE. +

+ Oh ! + Figurez-vous, François ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Lucette... + Je vous défends ! +

+
+ + LUCETTE. +

+ Monsieur Nathaniel qui veut épouser... Madame. +

+
+ + FRANÇOIS. + Il rit. +

+ Ah ! + Ah ! + Le fait est qu'elle est drôle celle-là ! + Ah ! + Ah ! +

+
+ + ENSEMBLE. + AIR de Mangeant. + + + AMÉLIE. + Ah ! ah ! ah ! + + + LUCETTE et FRANÇOIS. + Vouloir épouser madame, + C'est trop comique sur mon âme ! + Ah ! ah ! + Rien n'est plus plaisant que cela ! + Tous sortent excepté Nathaniel. + +
+
+ SCÈNE XIX. Nathaniel, puis Gaston. + + + NATHANIEL, va s'asseoir à droite. +

+ Suis-je assez humilié ! +

+
+ + GASTON, entrant de droite, va s'asseoir près de lui. +

+ Eh bien ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Quoi ? +

+
+ + GASTON. +

+ Tu as parlé pour moi ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oui, j'ai parlé pour moi... + C'est-à-dire... +

+
+ + GASTON. +

+ Et... qu'a-t-elle répondu ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Ce qu'elle à répondu ? +

+ S'arrêtant et à part. +

+ Au fait... + Il a des chances ! + Il est jeune, il est fort bien, même... + Pourquoi ne l'aimerait-elle pas ? +

+
+ + GASTON. +

+ Eh bien ! + J'attends !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Gaston, tu tiens donc beaucoup à ce mariage ? +

+
+ + GASTON. +

+ C'est mon rêve ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Eh bien ! + Soit! + Je te marierai à madame de Méricourt!... +

+
+ + GASTON. +

+ Excellent ami !... + Je cours la rejoindre ! +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Comme ça, j'aurai au moins la consolation de contempler leur bonheur !... +

+
+ + GASTON. +

+ Oui... oui... de loin !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Comment de loin ?... +

+
+ + GASTON. +

+ Sans doute... + Crois-tu donc que je veux que ma femme ait des amis comme toi ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Tu dis ?... +

+
+ + GASTON. +

+ Je dis qu'il est trop dangereux pour un mari, d'avoir des complaisants dans ton genre !... + Toujours attentifs, aux petits soins, ne cherchant qu'à plaire... + Merci ! + Tu seras notre ami... mais... à distance !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ C'est cela... + Un ami rayé !... +

+
+ + GASTON. +

+ Merci, mon bon, c'est un service que je n'oublierai jamais. + Oh ! + Sois tranquille, tu resteras toujours notre ami, mais de loin... de loin !... +

+ Il sort. +
+
+
+ SCÈNE XX. Nathaniel, puis François. + + NATHANIEL. +

+ Seul... + Seul... + Abandonné... + N'ayant plus l'amie ! + Et n'ayant pas la femme ! + Oh ! + Mon parti est pris !... + +

+ Il sonne, François entre. +
+ + FRANÇOIS. +

+ Monsieur me demande ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Va me chercher mes malles, mon carton à chapeau... et porte-moi tout cela au chemin_de_fer... +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ Mais, Monsieur... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Allons... + Allons ! + Fais ce que je dis ! +

+ François sort. +

+ Oui, je vais sortir d'ici... et aller... + Où ça ? + Chez une autre... qui me jouera le même tour, et ainsi de suite ! + Oh ! + Les amis, les femmes, les femmes ? +

+ AIR. de Mangeant. + Fuyons la femme, évitons l'homme, + Loin d'eux je vais porter mes pas. + Le Cantal, ou le Puy-de-Dôme + Va me recevoir dans ses bras ! + Fuyons des amours infidèles, + Fuyons d'ingrates amitiés. + Je veux aller ployer mes ailes bis + Dans le pays des chaudronniers. + Les hommes ! Je ne puis les suivre ! + Les femmes m'échappent, hélas ! + Il ne me reste plus qu'à vivre + Avec messieurs les Auvergnats ! + REPRISE. + Fuyons la femme, évitons l'homme, etc. +
+ + FRANÇOIS, arrive avec un crochet chargé de paquets et va déposer le tout au fond. +

+ Voilà, Monsieur... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ C'est bon... viens !... +

+
+ + FRANÇOIS. + On sonne au dehors. +

+ Oh ! + Madame me sonne !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Tu iras plus tard... + Suis-moi!... +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ Oh ! + Non, Monsieur... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Quand je te le dis!... +

+
+ + FRANÇOIS. +

+ Madame me sonne... + Voilà ! + Voilà ! +

+ Il sort vivement. +
+ + NATHANIEL, seul. +

+ La domesticité me lâche également. + Oh ! + N'importe ! + Je m'aimerai tout seul, et je me servirai moi-même ! +

+ Il va au fond, met le crochet chargé sur ses épaules, prend les paquets, et s'avance ainsi vers le public. +

+ C'est lourd !... + Mais ça n'est pas humiliant !... +

+ Il va pour sortir. +
+
+
+ SCÈNE XXI. Nathaniel, Madame de Méricourt. + + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Que veut dire ceci ! + Quel est cet attirail ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Je m'en vais !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Et où cela, mon ami ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Votre ami ! + Votre ami ? + Ah ! + Voilà le grand mot ! + Les femmes croient avoir tout dit, croient avoir tout fait, quand elles vous ont tendu la main, en ajoutant ! + Soyez mon ami !... + L'ami d'une femme ? + Mais c'est un esclave ! + Un ilote ! + Il n'a que les rebuffades et les mauvais procédés !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Ah !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Je sais ce que je dis ! + Au spectacle... Il est sixième dans une loge de quatre... + Que voulez-vous ? + C'est un ami ! + À table, on donne l'aile du poulet aux indifférents, mais à lui, on lui réserve le pilon ! + Que voulez vous ! + C'est un ami !... + Dans les parties de campagne, en voiture, est-ce à lui qu'on donne la meilleure place ? + Du tout ! + On le met à côté du cocher !... + Une course désagréable, un ennui, une corvée on en charge... + Qui ? + Un monsieur qui passe ?... + Fi donc ! + On garde tout cela pour l'ami ! + C'est son droit... + C'est son devoir ! + Il aurait tort de réclamer autre chose ? + Bref, l'ami d'une femme, ce n'est pas un homme... + C'est un commissionnaire... + Voyez plutôt ! + Il ne me manque que la médaille !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT, à part. +

+ Oh ! + Pauvre garçon... + Je l'ai froissé... tout à l'heure. +

+ D'une voix douce. +

+ Nathaniel ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Hein ? +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ J'ai eu des torts !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Non, je ne dis pas cela... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Je le dis moi... + Je le sens maintenant, et je vois qu'en effet... + L'amitié est un sentiment très lourd à porter !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Dame !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT, lui ôtant un paquet des mains. +

+ Mais quand on est deux l'un vient au secours de l'autre !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Quelquefois !... + Quelquefois ?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT, lui ôte encore un paquet. +

+ Toujours !... + C'est son droit... + C'est son devoir, à celle qui n'est pas atteinte de venir en aide à celui qui souffre !... +

+
+ + NATHANIEL, à part. +

+ Elle a une petite voix... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Et maintenant que je vous ai... + C'est-à-dire, que je me suis bien grondée moi-même... que j'ai reconnu mes torts... + Voulez-vous encore partir ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Eh bien ! + Non ! +

+ Il va jeter à droite son crochet. +

+ C'est-à-dire ! + Si... si... + J'ai affaire à Paris ! +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Ah !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Une chose urgente... +

+
+
+
+ SCÈNE XXII. Les mêmes, Gaston suivi de François, puis de Lucette. + + GASTON, venant du fond. +

+ Voici la réponse télégraphique !... +

+
+ + NATHANIEL, lui prenant vivement la lettre. +

+ C'est bien, c'est bien ! + Donne !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Mais qu'est-ce donc ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Rien... rien... +

+
+ + GASTON. +

+ Mais pourquoi donc te taire, maintenant que le danger est passé ? +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Le danger !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Tais-toi donc !... +

+
+ + GASTON. +

+ Et pourquoi cela ?... + Un fait qui t'honore !... + Ma foi... + Oui... + Madame... + Un duel !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Un duel ?... +

+
+ + NATHANIEL, à Gaston. +

+ Bavard ?... + Va !... +

+
+ + GASTON. +

+ Un coup d'épée, qu'il a donné ?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Mais qu'il aurait pu recevoir ! + Ah ! + Nathaniel et vous ne m'en avez rien dit ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Amélie... +

+
+ + GASTON. +

+ Il craignait des poursuites ! + Mais voici qui le rassure. +

+ Montrant la lettre. +

+ Lis, beau preux ! + Car notre ami Nathaniel est un des derniers chevaliers français ! + C'est pour une femme... qu'il se battait !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Gaston... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT, à part. +

+ Une femme ! + Ah !... +

+ Avec émotion à Nathaniel. +

+ En effet ! + Vous aviez raison, Monsieur vous devez ! + Il faut partir ! +

+ Elle lui remet les paquets entre les bras. +

+ Tenez ! + Tenez !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Amélie !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Tenez !... +

+
+ + NATHANIEL, à part. +

+ Elle m'accable !... + Elle m'accable !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Allez-vous-en !... + Allez revoir cette femme pour laquelle vous exposiez votre vie... + Allez !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Mais... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Une femme que je ne connais pas !... +

+
+ + LUCETTE, entrant. +

+ Je la connais... + Moi ?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Toi ?... +

+
+ + LUCETTE. +

+ J'étais au bal... ce soir-là, chez Madame_de_Cernanges... + Je tenais la pelisse de madame. +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Lucette, taisez-vous !... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Lucette... + Parlez ?... +

+
+ + LUCETTE. +

+ Madame, c'est pour vous qu'il s'est battu ?... +

+
+ + GASTON, surpris. +

+ C'était pour elle ?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Ah ! + Et à quel propos ? +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oh ! + Rien, une misère... + Une discussion... + Je vous dirai cela... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Plus tard !... + Quand nous serons mariés. +

+ Elle lui donne la main. +
+ + NATHANIEL, lâchant les paquets. +

+ Qu'entends-je ! + Je vous épouse... + Sans rire ?... +

+
+ + MADAME DE MÉRICOURT. +

+ Oui... + Sérieusement !... + J'ai réfléchi... + À mon âge, on n'a pas encore d'amis, c'est trop tôt !... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Oh ! + Amélie!... +

+ Il lui baise la main. +
+ + FRANÇOIS, arrivant du fond. +

+ Tout le monde est arrivé... + Monsieur le maire s'impatiente ?.. +

+
+ + NATHANIEL. +

+ Qu'il ne s'en aille pas ! nous aurons besoin de lui ?... +

+
+ + LUCETTE, à part. +

+ Je l'espère bien !... +

+
+ + GASTON, à Nathaniel. +

+ Ah çà ! + Dis donc, toi qui m'assurais n'être que l'ami de Madame ?... +

+
+ + NATHANIEL. +

+ J'ai changé d'idée ! + Je préfère être son mari ?... +

+
+ + CHOEUR. + AIR. + Ils ont mis de moitié, + Et c'est d'un heureux présage, + Pour entrer en ménage, + L'amour avec l'amitié. + + + NATHANIEL, au public. + AIR. Vaudeville de Préville et Taconnet. + J'avais choisi ma spécialité. + Vif, empressé, galant auprès des.dames, + Je me disais avec sincérité : + Je suis le- défenseur, je suis l'ami des femmes. + L'ambition m'a gagné désormais, + - Et c'est sur vous que mon espoir se fonde. + Je serais bien heureux, si je pouvais, + +
+
+ +
+
\ No newline at end of file diff --git a/tei/supersac-la-porte-est-close.xml b/tei/supersac-la-porte-est-close.xml new file mode 100644 index 00000000..d8cdd3d2 --- /dev/null +++ b/tei/supersac-la-porte-est-close.xml @@ -0,0 +1,508 @@ + + + + + La Porte Est Close + Monologue à Trois Personnages + + + Léon + Supersac + + + Paul Fièvre février 2023 + + + DraCor + https://dracor.org + + + CC BY-NC-SA 4.0 + Licence + + + + + + Théâtre Classique + http://theatre-classique.fr/pages/programmes/edition.php?t=../documents/SUPERSAC_PORTEESTCLOSE.xml + http://theatre-classique.fr/pages/documents/SUPERSAC_PORTEESTCLOSE.xml + + + CC BY-NC-SA 4.0 + Licence + + + + https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2079440 + + + + + + + + + Madame + + + + + + Monologue + vers + + + + + + (mg) file conversion from source + + + + + + + + + + + + + + LA PORTE EST CLOSE + MONOLOGUE À TROIS PERSONNAGES + + 1881 Tous droits réservés. + PAR LÉON SUPERSAC + + PARIS, TRESSE, LIBRAIRES ÉDITEUR Galerie du Théâtre Français. Paris Royal. + F. Aureau. - Imprimerie de Lagny + + PERSONNAGE. + + MADAME, Mademoiselle Hortense Damain. + + MONSIEUR. + + BRUITS DE COULISSES. + + + Texte extrait de "Saynettes et monologues : Première-huitième série. Première série", Paris, Tresse Editeur, 1881. pp 53-67. + + +
+ PORTE EST CLOSE +Une chambre à coucher toute tendue de soie bleue et de dentelles ****. Meubles Louis XVI. - Au fond, une porte à deux battants cachée par une portière. - Une table un peu à gauche sur le premier plan. - Sur la table une lampe allumée. Deux petites jardinières et quelques livres. Au lever du rideau ; madame est assise près de la table dans un grand fauteuil. - Elle a laissé tomber sur ses genoux un livre, qui t'a complètement endormie. - Elle s'éveille, regarde un instant de tous les côtés, puis ses yeux tombent sur le volume qui lui a glissé des mains et qu'elle reprend. +
+ + + MADAME. + Mon cher joli roman, hélas ! Si vous saviez + Avec tout votre esprit comme vous m'ennuyez! + Une petite pause. + Encor, je ne sais pas s'il m'ennuie, à vrai dire, + - Petit livre, pardon, j'essayais de te lire, + Et là, sincèrement, j'ai d'abord commencé + L'esprit assez tranquille, et pas trop agacé, + Le coeur gros, mais battant encore sans tapage, + Puis, je ne sais comment, j'ai feuilleté la page + Sans rien voir. - Il ne faut pas te montrer surpris + Si de ce que j'ai lu, je n'ai pas tout compris.- + Le roman véritable, et celui que l'on aime, + Est avant tout celui qu'on retrouve en soi-même, + Et tu viens me conter des amants merveilleux, + Quand je crois bien que j'ai des larmes dans les yeux. - + Laisse-moi. - + Elle repousse le livre sur la table. - Se levant brusquement et changeant de ton. + Je suis folle, et mon mari m'adore, + Je le crois. + Appuyant. + J'en suis sûre, et le croirais encore + Même si j'en doutais. Je n'en doute pas. + Agacée. + Mais + Sur ce point-là vraiment est-on sûre jamais ? - + Depuis deux jours, monsieur mon mari d'un ton leste.. + Me dit « adieu, ma chère » et s'en va, moi je reste! + Je reste ! - Hier, passe encor. - Quand il est revenu + J'ai pris, comme il fallait, l'air grave et contenu, + Mais voilà, j'ai cédé, maintenant que j'y pense, + Et de ma lâcheté, je tiens la récompense ! - + Aujourd'hui vous voyez, aujourd'hui c'est plus fort, + Monsieur, avec un peu d'embarras tout d'abord + Mais se remettant vite et faisant sa voix tendre + « Pour le diner, mignonne, il ne faut pas m'attendre. » - + Avec cbagrin. + Dîner seule, - et pourtant nos couverts étaient mis, + En face, gentiment, comme deux bons amis. - + Je voyais, à la fois résignée et sévère + Nos chiffres enlacés dans le cristal du verre, + Et je cherchais encor sur l'ivoire et l'argent + Ce doux chiffre qui lui ne sera pas changeant - + Ce que l'on m'a servi, je ne m'en souviens guère. + - Et ce pauvre Louis qui me faisait la guerre + Me disant mais madame, au moins goûtez ceci, + - Non, Louis. – Mais, madame...- Eh non, Louis, merci. – + Enfin n'y tenant plus, l'âme tout en alarmes, + Devant mes gens au moins, voulant cacher mes larmes, + Bien vite me sauvant ici, - le coeur serré, + De peine et de colère, à pleins yeux j'ai pleuré - + Avec résolution. + Oh mais, rien qu'un instant. - Pleurer j'étais trop bonne ! + Pleurer pour lui !... Pleurer parce qu'il m'abandonne ! + Non, non, les yeux noyés sont trop près du pardon ! - + Changeant de ton absolument, au public en confidence, gaiement. + Et puis je ne crois pas beaucoup à l'abandon. - + Mais je me vengerai, - la chose est décidée + Et je voudrais trouver quelque effroyable idée ! + Cherchant.~ + Laquelle ? - C'est le point difficile. - Entre nous + J'ai l'humeur plutôt gaie, avec l'esprit très doux : + Voilà le mal. - + Avec éclat. + Ah Dieu, que je serais à l'aise + De me pouvoir trouver bien franchement mauvaise ! - + Se retournant vers la porte, comme si elle parlait à son mari. + Mais si vous le voulez, Monsieur, nous tâcherons, + Et sans peine je crois, bientôt nous y viendrons. + S'animant. + Rentrez-donc, maintenant, l'air faux, l'oeil hypocrite, + Votre perversité, sur votre front écrite, + Cherchez avec effort, une excuse tout bas... + Tout d'abord, s'il vous plaît, on ne m'embrasse pas... + Ah non ! Dans mon dédain, immobile et glacée, + C'est mon silence seul qui dira ma pensée - + Des reproches fi donc !... D'ailleurs il semblerait + Que je m'irrite afin de cacher un regret ! - + Réfléchissant. + Puis les mots indignés sont malaisés à dire - + Monstre... C'est bien tragique, et le monstre en peut rire, + Perfide a fait son temps, ingrat est trop gentil : - + Se taire vaut donc mieux - + Se levant brusquement et courant à la porte. + On a frappé. – Plait-il : + Que me veut-on ? + Entr'ouvrant la porte. + Non, rien, je me trompais. Personne ! + La pendule sonne un coup. + Mais si j'entendais bien, et cette fois on sonne ! + Avec ennui. + C'est la pendule. + Regardant l'heure et poussant un cri. + Une heure ! Hélas, c'est bien certain, + Une heure ! Croyez-vous une heure du matin !! - + Ah qu'il vienne à présent ici frapper s'il l'ose, + Cher monsieur mon mari, tant pis la porte est close. + Tournant rapidement la clef et la retirant de la serrure. La montrant au public. + Voilà la clef. + Réfléchissant. + Oui, mais je pourrais m'attendrir. + Après elle, Monsieur, essayez de courir, + Elle jette la clef derrière sa tête, la clef tombe dans une potiche sans qu'elle s'en aperçoive. + Pour moi, l'on peut m'en croire ; et je suis très sincère, + Je ne trouve jamais les objets que je serre, - + Ainsi, me voilà libre... et fière ! – + Inquiète. + - Cependant + C'est étrange - pourvu que rien... Un accident + Peut-être. je riais, à présent je frissonne. + Un petit silence. EUe va a la fenêtre dont elle écarte les rideau. On entend un timbre sonner plusieurs coups. + Ah pour le coup c'est bien à la porte qu'on sonne. + On ouvre. + Écoutant. + Sa voix, oui, le voilà, c'est son pas. + Respirant. + J'avais peur ! - C'est égal, je ne faiblirai pas. - + Observons l'ennemi. + Elle regarde par la serrure, puis se redresse vivement, et t'a place devant en battant de façon à ne pas être vue elle-même. On entend frapper de petits coups discrets. + Bas en riant. + Je n'entends pas. + On frappe de nouveau. + Encore ! + Vous pourrez bien frapper ainsi jusqu'à l'aurore, + Mon cher. + S'approchant. + Il me demande. Ah ! Le mot est charmant, + Si je dors. + À pleine voix. + Oui, monsieur, et très profondément. - + Que fait-il ?... + Même jeu que plus haut à la serrure. + L'impudence est par trop admirable - + Non, c'est à n'y pas croire... Il rit le misérable ! - + - Vous osez rire ! + Écoutant. + Après ?... Après, oh mon Dieu ! Rien. + Mais le proverbe est bon, vous savez... rira bien. + Se plantant devant la porte. Avec force. + Vous n'êtes pas honteux ?... + Se retournant et haussant les epantM. + Ah ! Oui, votre chérie... + Bas aU public. + Il l'a dit gentiment, de façon attendrie, + C'est égal. – + Écoutant. + Hein ?... plaît-il ?... Si cela sera long ?... + Riant. + Vous trouvez-vous donc mal dans ce petit salon ?... + Vous vous habituerez ! + Un petit silence. – Elle respire, un peu étonnée d'abord.– Puis avec un cri. + Seigneur ! Mais il allume + Un cigare ! - Monsieur ! Hé ! monsieur, - on ne fume + Pas chez moi ! – + Écoutant. + S'il vous plaît ?... + Répétant. + « Je ne suis pas chez vous - » + - C'est juste. - + Avec résolution. + Écoutez donc, tenez, asseyons-nous. + Elle roule un fauteuil auprès de la porte et s'y étend. + Là. - C'est un entretien assez nouveau, - n'importe, + On peut causer très bien au travers d'une porte. r + Elle se recueille. D'une voix très grave et lentement. + Votre visage, après vos exploits de ce soir, + Serait pour moi d'ailleurs trop douloureux à voir, + Et vous-même devez me savoir gré sans doute + De ce trait délicat, qui fait qu'on vous écoute, + Sans qu'un regard sévère, attristé, soucieux, + Vous mette au front le rouge, en plongeant dans vos yeux ; + Parlez comme je fais, de façon recueillie, + Et la défense ainsi peut se voir accueillie, + Le tout entre nous deux, demeurera secret. - + J'écoute. + Il ne dit mot. + Indignée. + Est-ce qu'il dormirait ? – + Elle frappe de petits coups à la portée. - Son mari répond de la même façon. + Ah ! Non. + Écoutant et répétant. + « Tu prêches bien ! » + Se levant furieuse. + La belle répartie ! + Tout au moins, ce n'est pas une âme convertie + Que je prêche ! - Et m'oser dire tu... - Je vous dis + Vous ! Moi ! - Dites-moi vous ! - Voyez ces tons hardis, + Et ces airs cavaliers voulant masquer la faute, + Mais ici, cher monsieur, vous comptez sans votre hôte. - + Je ne tiens pas si vite à nous accommoder, + Et si vous me croyez disposée à céder + Devant vos droits d'époux et leurs règles prescrites, + Vous vous fiez un peu trop à mes petits mérites. - + Avec une grande conviction. + Sans doute je suis bonne, aimable, douce, - j'ai + Le coeur compatissant et tendre à l'affligé, + L'émotion facile, et la charité vraie, + Le grand zèle du bien, qui de rien ne s'effraie ; - + J'ai l'esprit indulgent, gai sans malignité, + Un gentil naturel plein de sincérité, + Au point que : - j'y pensais moi-même tout à l'heure, - + On ne saurait trouver une femme meilleure, + Plus aimante à la fois, plus forte et plus fidèle, + Plus dévouée... enfin... + Elle s'arrête un instant, puis répétant le mot qu'elle vient d'entendre en se levant avec colère. + Oui, Monsieur, - « un modèle » - + Ah Dieu ! Si je faisais votre portrait complet, + J'égrènerais sur vous, un autre chapelet + Avec impatience. + Voyons, - répondez-vous ? Je me dresse et j'accuse ! - + Très vite. + Quel mot ?... Quel repentir ?... Vos raisons ?... Votre excuse ? – + Elle écoute, puis se met à rire. + Se retournant vers le public. + Ah ! Vous me répondrez ici ! - C'est entendu, + Mais insister vraiment fait bien du temps perdu ! - + Je me souviens, Monsieur !... Tenez ce qui me fâche, + C'est, hier, voyez-vous, hier, d'avoir été si lâche. - + Oui, certes, il vous serait très commode, c'est clair, + De m'endormir encore avec des mots en l'air, + Et puis le lendemain, c'est la même romance, + On pardonne à monsieur, et monsieur recommence, - + Sur ce point s'il vous plaît, méditez à loisir, + De plus, j'ajouterai pour vous faire plaisir, + Je le dis franchement, sans rancune et sans peine, + D'un ton railleur. + Vous êtes séduisant, l'oeil est doux, la voix pleine + De caresses... + Changeant de ton. + Menteur, allez ! - + Reprenant. + Oui, vous savez + Avec des mots appris et des airs achevés, + Sous un masque joli prenant toutes les formes, + Cacher un monde entier de faussetés énormes ! - + Aussi, moi, je l'avoue, et c'est là mon défaut, + Comme je ne suis pas plus brave qu'il ne faut + Et que je redoutais quelque attaque sournoise, + Répétant le geste qu'elle a fait en jetant la clef. + Entre nous j'ai dressé la muraille chinoise ! - + Une petite pause. + Vous devez, cher ami, me comprendre à présent, + N'est-ce pas ?... + Au public. + C'est égal, il est bien complaisant ! + Cherchant des yeux. À elle-même. + Je ne sais pas du tout où la clef est allée. + Elle se rapproche de la porte. D'une voix très douce. + Mon Dieu, je vous chagrine, et j'en suis désolée - + Un peu agacée. + Il m'appelle bonne âme, il ne sera jamais + Sérieux.– + Reprenant, très caline. + Cédez-moi, d'abord. - Je vous promets + Ensuite, s'il vous faut un seul grain d'indulgence, + De causer avec vous, en bonne intelligence. - + Dites-moi tout, mon Dieu, rien de plus, j'y consens + Et c'est parler, je pense, en femme de bon sens, + Approchez-vous, voyons, me voilà tout oreille, + Et je vous entendrai, je vous jure, à merveille. - + Aux petits jeux, cela se passe ainsi souvent, + Et s'appelle je crois le portier du couvent. - + Elle écoute un instant, puis se relève furieuse, répétant ce qu'elle vient d'entendre. + « Il ne sait pas jouer ce jeu-là. » + Elle se laisse tomber sur son fauteuil. - En actrice de drame. + Pauvre femme !... + Ah ! Vous êtes, Monsieur, tout simplement infâme ! + Non... je... je... je... + Elle rit, malgré elle. – Essayant de redevenir sérieuse. + Ceci me dicte mon devoir, + Dès ce moment, Monsieur, je ne veux plus voir. - + Elle tourne brusquement son fauteuil, le dos absolument devant la porte, et se rapproche un peu du public. + Au reste, taisez-vous, à quoi bon me répondre ? + Il me suffit d'un mot, d'un seul pour vous confondre, + Ce que vous avez fait, je le sais mieux que vous, - + Et quand vous devriez vous mettre à deux genoux, + Venant de vous rouler dans le jeu, dans l'orgie, + Le cynisme à la lèvre, et la face rougie... + Au public. + J'ai lu ça quelque part, - ce n'est pas de moi, - non - + Reprenant, à son mari, violemment. + Tenez, tenez, tenez, - cela n'a pas de nom ! + Devenant très lyrique. + Et moi pendant ce temps, la pauvre âme froissée, + Image disparue, épouse délaissée, + Tremblante, et sous la dent du soupçon ennemi... + Sans trêve... sans repos... + Bas au public. + J'ai bien un peu dormi. + Chut ! - + Reprenant son lyrisme. + J'évoquais au loin mes sombres destinées, + Avec une grande conviction. + Et j'ai vieilli ce soir, d'au moins dix-sept années !!! - + Se redressant. Avec menace. + Et je continuerai ! - J'y compte, je prétends + Grâce à vous, de la sorte, avoir bientôt cent ans ! - + Oui, oui, vous le verrez, je suivrai mon idée, + Le chagrin me fera, vieille... vieille... et ridée, + Osseuse, dure, sèche, affreuse - tout à fait + Épouvantable à voir ! - Et ce sera bien fait ! - + Mélancolique. + Demain, je quitterai toute étoffe joyeuse, + Scabieuse : plante herbacée souvent mauve ou violette. + Je mettrai du cassis et des fleurs de scabieuse, + Du gris, du marron sombre avec du violet, + Tout ce que je pourrai rencontrer de plus laid. + S'animant. + Oui ; je veux me donner comme un terrible exemple. - + Je veux, avec effroi que chacun me contemple + Et se répète alors en frissonnant tout bas : + « Ne vous mariez pas !... Ne vous mariez pas ! » + Elle s'arrête un instant. Puis reprend d'une voix de plus en plus triste, en marchant lentement vers sa table. + Le sommeil de longtemps ne clora ma paupière. + Adieu ! + S'asseyant. + Là, j'attendrai le jour et sa lumière + En méditations - lisant à mon bureau + Quelque grave traité. - + Elle prend au hasard la première brochure qui lui vient sous la main. - C'est un journal qui n'a pas été déplié. - Regardant, et d'un tout autre ton de voix. + Tiens, c'est le Figaro. + La porte est poussée violemment. Elle y court rapidement. Très surprise. + Quoi ? Ne lis pas cela ! Pourquoi donc ne pas lire + Prise d'inspiration. + Ah ! J'entends maintenant ce que parler veut dire. + Un scandale !... On vous met tout vif dans les journaux ! + Nous en recauserons devant les tribunaux ! + Ne pas lire... + Elle fait rapidement sauter la bande du journal qu'elle déploie et retourne fiévreusement. + Voyons... mais où donc ? Ah ! le Masque + De fer, - il en sait long celui-là sous son casque - + Lisant. + Politique... Orient... Eh, vraiment c'est bien là + Ce dont il s'agit. - + Trouvant. + Ah ! J'en suis sûre, voilà ! - + J'en jurerais. + Elle parcourt l'article des yeux, puis lit, un peu émue dès les premiers mots. +

+ « Ceci pourrait s'appeler le duel aux flambeaux. + - Nous n'avons fait qu'indiquer hier avec une réserve que chacun appréciera, et quoique ayant été les premiers informés, une rencontre probable entre deux hommes du meilleur monde parisien. + La querelle a pris naissance mardi, à la sortie des Italiens. + - Une jeune femme qui descendait au bras de son mari n'a pu s'empêcher de sourire. » +

+ S'arrêtant. - Parlé. + Mais... mais c'est moi... + Continuant à lire. +

+ « ... De sourire en remarquant les allures assez singulières d'une dame excessivement connu... + Ce sourire, parait-il, blessa le cavalier servant de la dame en question, et celui-là eut le tort grave pour un homme bien élevé de répliquer par un mot que la jeune femme n'entendit pas, mais qui tomba tout juste dans l'oreille du mari. + - L'un des deux adversaires m'étant obligé de quitter Paris, demain, - la rencontre doit avoir lieu aujourd'hui, ce soir même dans le jardin d'un hôtel. » +

+ Laissant tomber ïe journal. - Tout éplorée, + Bonté divine ! + Se battre !... Il se battait... Et moi qui ne devine + Rien. La sotte !... Henri... réponds-moi donc... Henri !! + Mon ange, mon trésor, mon amour, mon chéri... + Perdant la tête. + Tu n'es pas mort ?... - Riez, oui, je vous le conseille... + Tombant anéantie sur une chaise, et pleurant à sanglots. + Si l'on a jamais vu méchanceté pareille... + Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, c'est à cause de moi + Pourtant ! - Ah c'est joli ! - S'aller battre, et pourquoi ?... + Parce que l'on rencontre un soir un imbécile - + On se battrait alors tous les jours, c'est facile. - + Et puis l'on ne dit rien, on craint de rencontrer + Un regard, on s'en va. + Frissonnant. + Quitte à ne pas rentrer. - + Mais on a surmonté toute pauvre faiblesse, + Il s'agit bien vraiment de la femme qu'on laisse !... + Ah oui, consolez-moi, demandez-moi pardon. - + Je ne vous aime plus, plus du tout. + Se relevant vivement et avec un grand élan. + - Mais viens donc ! - + Elle s'élance pour ouvrir la porte et s'arrête tout embarrassée, trouvant plus la clef. + Ah ! Pardon, ce n'est rien - un peu de patience + Au public. + Il en a joliment, en bonne conscience - + À son mari. + C'est la clef... + Elle la cherche partout. + Tu sauras, je te raconterai + Comment je l'ai jetée. - Oh ! Je la trouverai... + Cherchant toujours. + Demain assurément, j'aurai perdu la tête... + J'ai beau chercher. Mon Dieu ! Comme cette clef est bête !... + Je ne peux cependant pas l'avoir mise loin. - + Qu'on est donc malheureux de n'avoir pas de soin... + Elle remue nerveusement tous les objets sur les meubles, et fait tomber la potiche qui se brise. + Bon, je casse à présent, c'est bien une autre histoire, + Ce tapage... et la nuit encor !... Que va-t-on croire ?... + À bout d'agacement et prenant son parti. - À son mari. + Ah ! Tant pis brise aussi la porte. + Ses yeux tombent sur tes débris de la potiche, très vivement. + Non, je crois. + Attends... ne brise rien, c'est elle, je la vois - + Elle se baisse et ramasse la clef ; à son mari tout doucement. + La voilà. - Maintenant, Monsieur, plus de querelle... + Vous ne vous battrez plus ? - Jurez-le moi sur elle ! - + Au public. + Après un tel serment il faut bien succomber, + Et je lui puis ouvrir. - Le rideau va tomber. +
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+

Lu par ordre de M. le Lieutenant-général de Police, et approuvé pour être représenté fur le Théâtre de la Foire Saint-Germain et pour être imprimé. À Paris ce 26 Janvier 1767. MARIN.

+

Vu l'Approbation. Permis de représenter et d'imprimer, ce 4 Février 1767. DE SARTINE.

+
+ + Représentée pour la première fois à la Foire Saint-Germain, le 26 février 1767. + +
+ + + La grenouille vit un boeuf Qui lui sembla de belle taille... + La Fontaine, Fable III. + + +
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+ ÉPITRE DÉDICATOIRE + + A MON BOUCHER. + + Ô vous, qui des Bouchers êtes le moins bouché ; + Qui sur le bel esprit restez toujours perché, + Qui fécond en bon mots, de Paris jusqu'à Rome, + Passez pour un savant dont le mérite assomme. + Continuez, mon cher ; oui, tuez , égorgez : + Mais ne m'oubliez pas, du moins quand vous mangez : + Laissez-moi m'arranger avec votre servante. + Je vois sur le sapin d'une table ambulante + Vendre vos restes frais, et parmi des graillons + Vous livrez sans égard l'auteur de vos bouillons. + Souvenez-vous de moi. Que Messieurs vos Confrères +

Fassent fructifier mes veilles littéraires :

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Donnez-leur rendez-vous, dites-leur qu'à tous prix

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Notre petit spectacle égaye les esprits.

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Dites-leur d'y pleurer, afin de contredire

+

L'Auteur qui les veut tous faire crever de rire.

+
+ + NOMS DES ACTEURS + + MONSIEUR MERLIN, Maître Boucher. + + MONSIEUR POISSI, Marchand de boeufs. + + DOSDASNE, Etalier. + + L'ÉCHAUDOIR, premier garçon Boucher, Amant de Brulelavette. + + BRULELAVETTE, servante de M. Merlin. + + GARÇONS BOUCHERS. + + +
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+ LA MORT DU BOEUF-GRAS. +
+ SCÈNE PREMIÈRE. Monsieur Merlin, Monsieur Poissi. + + MONSIEUR MERLIN. + Vous me priez en vain ; l'arrêt est confirmé. + Le boeuf gras est coupable, et doit être assommé. + + + MONSIEUR POISSI. + Le boeuf_gras assommé ! Pourquoi ? Quel est son crime ? + + + MONSIEUR MERLIN. + Vers 4, on lit "excrime" nous préférons "escrime". + Avec les autres boeufs on sait comme il s'escrime ; + La portion de trois n'est qu'un morceau pour lui : + Vaches, veaux et moutons, tout se plaint aujourd'hui. + Je veux faire cesser leur trop juste murmure ; + Et le boeuf_gras chez moi va laisser fa fressure. + + + MONSIEUR POISSI. + Ah, Dieux, quel triste arrêt ! Eh quoi vous en croirez + Vaches, veaux et moutons contre lui conjurés ? + Eux dont la jalousie en tous temps est sans bornes, + Leur sacrifieriez-vous les deux plus belles cornes, + Vous que cet ornement a toujours décoré, + Et qui de vos voisins êtes le mieux paré ? + Songez, Seigneur Merlin, songez à cette affaire, + Et montrez-nous un coeur un peu moins sanguinaire. + Que dira-t-on de vous au marché_de_Poissi, + Quand de cet attentat on vous verra noirci ? + Je sais bien qu'à Paris on en fera des fêtes ; + Mais vous aimez le sang, et nous aimons nos bêtes. + De ces bêtes, Seigneur, soyez plutôt l'appui, + Et prenez pour mon boeuf votre coeur par autrui. + Que vous aurait-il fait, lui qui dès son enfance + N'étant encore que veau montrait tant de prudence ? + C'est moi qui sans reproches, et même avec regret, + Vous l'ai vendu cent francs dont j'ai votre billet. + Je n'en disconviens pas ; la somme est bien modique : + Mais si j'ai lâché pied, c'est pour votre pratique ; + Le boeuf_gras n'est pas moins un boeuf du plus haut prix, + Et les Marchands_Bouchers en étaient tous épris. + Il a des partisans, on connaît son mérite ; + Et vous ne l'avez pas encor dans la marmite. + Seigneur, songez-y bien : le tonnerre en éclats + Pourrait venger sur vous la race des boeufs-gras. + + + MONSIEUR MERLIN. + J'ai beaucoup de respect pour l'éclat du tonnerre ; + Mais pour vous, cher ami, ma foi je n'en ai guère. + + + MONSIEUR POISSI. + Vous me bravez, Seigneurs vous le pouvez ici: + Allusion à un vers du Siège de Calais. + Tu n'aurais pas vaincu dans les champs de Poissi. + + + MONSIEUR MERLIN. + J'aurais vaincu partout pour servir la patrie ; + Je connais mon devoir en fait de boucherie, + Et n'attends pas de vous des avis dont l'effet + Peut vous servir ici comme un clou à soufflet. + Veillez, Seigneur, veillez sur vos boeufs et vos vaches ; + Mais pour m'en imposer, eh ! Non pas que je sache. + Que vous ai-je promis qui puisse m'engager + À conserver un bien que chacun veut manger ? + De vos desseins les miens seront-ils les esclaves ? + Je ferai du boeuf gras ou des choux ou des raves + C'est à vous de vous taire ; et si vous raisonnez, + Vous aurez du boeuf_gras les tripes par le nez. + + + MONSIEUR POISSI. + Barbare, tigre, chat, cancer que rien ne touche, + Puisse la viande crue écumer dans ta bouche ! + Égueulé : cassé. + Et que d'une écumoire égueulée et sans trous, + On te fasse un bouillon qui va[il]le tes cinq sous ! + Tu veux donner la mort à qui soutient ta vie ? + Prends tout ; mais tu rendras, je te le certifie. + + + MONSIEUR MERLIN. + Je ferai ce qu'il faut, rouge ou blanc ; apprenez + Que ce n'est pas à vous d'y fourrer votre nez. + + + MONSIEUR POISSI. + Mais au moins dites-moi, quand voulez-vous qu'il meure ? + Pourrai-je l'embrasser avant sa dernière heure ? + + + MONSIEUR MERLIN. + « Seigneur, quand je me tais, c'est que je ne dis rien. + Boeuf gras ignore encor quel sert fera le sien, + Et quand il sera temps que le merlin l'accoste, + Vous rapprendrez aussi par la petite poste. » + + + MONSIEUR MERLIN. + Oh funeste nouvelle ! + +
+
+ SCENE II. Monsieur Merlin, Poissi, Brulelavette. + + BRULELAVETTE. + Ah, Seigneur, paroisses : + Vingt carreaux dans l'instant viennent d'être cassés. + Le boeuf gras a brisé la fenêtre, la porte ; + Il va tout achever, si vous n'avez main forte. + + + MONSIEUR MERLIN. + Doucement,point d'éclat. Eh ! gardes, écoutez... + Quatre garçons bouchers entrent armés de bataboeufs. + Merlin, gros marteau avec lequel on assomme les boeufs. + Mais non, n'écoutez pas, je radote : sortez. + Ils sortent à Monsieur_Poissi. + Le voilà le boeuf_gras dont vous êtes l'intime : + Vous voyez sa douceur, et comme il nous abîme. + Me viendrez-vous encor parler en sa faveur ? + + + MONSIEUR POISSI. + Seigneur, excusez-le, c'est qu'il a de l'humeur. + On en aurait à moins : et ce qu'on lui destine, + Vous ferait comme lui faire mauvaise mine. + + + BRULELAVETTE, à Monsieur Merlin. + Seigneur, faites-lui donc entendre la raison ; + Il vous écoute mieux qu'aucun de la maison. + Pour moi j'en ai si peur, que je n'ose rien dire ; + Je l'ai chassé de loin, mais il n'en fait que rire. + + + MONSIEUR MERLIN. + Je m'en vais lui parler : vous, Seigneur_de_Poissi, + Dans une heure au plus tard ne soyez plus ici. + +
+
+ SCÈNE III. Monsieur Poissi, Brulelavette. + + MONSIEUR POISSI. + Cher boeuf_gras... C'en est fait, et sa perte est certaine ; + Brulelavette aussi le traite en inhumaine. + Étalier : Celui qui tient un étal au compte d'un maître boucher. [L] + L'étalier, les garçons de lui se font un jeu : + Ses membres dispersés feront le pot-au-feu. + Princesse, je le vois, vous voulez sa ruine : + Ce n'est pas à servante à haïr la cuisine : + Mais on devrait du moins avoir quelques égards + Pour un boeuf qui cent fois affronta les hasards. + Je l'ai vu contre quatre étalant son courage, + Leur donner de la corne au travers du visage, + Et les mettant en fuite en illustre vainqueur, + Les regarder de loin avec un air moqueur; + + + BRULELAVETTE. + Nous allons lui montrer à se moquer des autres. + S'il a beaucoup d'amis, nous trouverons les nôtres ; + Et nous vous ferons voir s'il aura des raisons + Pour casser ma vaisselle et verser mes bouillons. + Je voudrais bien savoir, si dans votre cuisine + On allait tout briser + + + MONSIEUR POISSI. + J'aurais l'humeur lutine ; + Je n'en disconviens pas, et je pourrais crier : + Mais sans tuer les gens, je les ferais payer. + + + BRULELAVETTE. + Faire payer ! D'accord ; mais avec quelles pièces ? + Monsieur votre Boeuf_gras a-t-il bien des espèces ? + + + MONSIEUR POISSI. + Je saurai lui prêter ce qu'il aura besoin. + + + BRULELAVETTE. + Pour la dernière fois portez-lui donc du soin. + + + MONSIEUR POISSI. + Oui, je vais le soigner, et d'une âme attendrie + Tâcher au moins qu'il vive étant encor en vie. + +
+
+ SCÈNE IV. + + BRULELAVETTE. + Il a beau s'empresser et faire l'esprit fort ; + Avant qu'il soit ce soir, le Boeuf_gras sera mort. + C'est en vain qu'il me traite en ces lieux d'inhumaine; + Oui je veux du Boeuf_gras voir souffler la bedaine. + Depuis huit jours ici c'est à crier : Hola ! + On ne peut se parler qu'en disant : Qui va là ? + Notre premier garçon, qui m'adore dans l'âme ; + Oui, mon cher L_Échaudoir dont je serai la femme, + Ne peut plus me parler, depuis qu'il faut soigner + Ce gros vilain Boeuf_gras que l'on devrait saigner. + Si nous sommes ensemble au grenier, à la cave, + C'est un bruit dans la cour... on dirait que l'on pave. + Moraillon : Pièce de fer qui sert à la fermeture d'une malle, d'une porte, etc. en laissant passer, dans une lunette qui s'y trouve formée, un anneau destiné à recevoir un cadenas. [L] + Le Boeuf_gras, en brisant cordes et moraillons, + Galope comme un diable, et fait ses carillons : + Mais j'entends L_Échaudoir, c'est pour moi qu'il arrive. + Dieux ! Frappez le Boeuf_gras, mais que mon amant vive. + +
+
+ SCÈNE V. L'Echaudoir, Brulelavette. + + L'ÉCHAUDOIR, en habit de travail. + Princesse, à vos genoux vous voyez un amant, + Qui remplit sa promesse, et non pas son serment. + Non, je n'ai point juré de vous erre fidèle, + Je n'ai fait que promettre, et c'est assez, ma belle : + Soyez sûre d'un coeur qui pour vous est tout un. + On sait dans mon état si j'ai le sens commun. + Quand je dirais ici dans l'ardeur la plus forte, + Que la peste m'étouffe, ou le diable m'emporte, + Je sais mieux m'expliquer sous votre aimable loi : + J'en jure foi de boeuf, foi de veau, foi de moi, + Et sans aller chercher de porte de derrière, + Que du premier garçon vous serez la première. + + + BRULELAVETTE. + Oh , que ce titre est doux à mon coeur ébaubi ! + J'oublie en ce moment la broche et le rôti, + Pour ne plus m'occuper que du sort qui me touche. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Princesse, tout de bon l'eau vous vient à la bouche. + Quoi ! Vous pourriez me voir avec un coeur actif ? + Ce coeur soupire-t-il ? Ou bien s'il est poussif ? + Car je l'entends souffler plus sort qu'un tuyau d'orgue. + + + BRULELAVETTE. + Ah ! Vous n'entendez rien, ce n'est que de la drogue : + Quand vous êtes présent, je soupire tout bas ; + Mais je gueule partout, quand je ne vous vois pas. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Oh miracle d'amour ! Oh douce destinées + Quand pourrons-nous tous deux sous votre cheminée + Nous parler à notre aise, et faire tout de bon + Ce qu'en termes bourgeois on nomme réveillon ? + + + BRULELAVETTE. + Autant que vous et plus je souhaite là chose : + Je me vois encor fille, et n'en suis point la cause. + Ma ch[ère] mère en tout temps combattit mon espoir ; + Mais ô coup de fortune ! ô mon cher L_Échaudoir ! + Cette mère si dure, en allant à la halle + Pour l'emploi de porteuse où son nom se signale, + A tombé sous le poids de sa hotte, et soudain + Sacré chien : Populairement, de l'eau-de-vie très forte. [L] + Elle est morte en buvant un coup de sacré-chien. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Oh bonheur qui me comble et d'amour et de joie ! + + + BRULELAVETTE. + J'ai le coeur si serré, que la rate et le foie + S'en ressentent tous deux. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Vous pleurez, mon trognon ? + + + BRULELAVETTE. + Non, non, c'est que je viens d'éplucher de l'oignon. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Ah, Princesse, excusez : je croyais voir des larmes + Obscurcir la beauté des attraits de vos charmes ; + Mais vous ne pleurez pas, et cela me suffit : + Il faut dans ce moment mettre tout à profit. + Vous voila libre enfin ; vous n'avez plus de père, + Et la mort du trépas enlève votre mère. + Qu'attendez-vous ? + + + BRULELAVETTE. + Mais vous, mon cher L_Échaudoir, + Vos parents voudront-ils que nous puissions nous voir ? + Peut-être votre mère, en imitant la mienne, + Va-t-elle me chasser comme une mendienne, + Et votre père aussi. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Doucement, jugez mieux ; + En recherchant ma main connaissez mes aïeux. + De ma mère, il est vrai, je crains quelque chicane ; + Mais pour sortir d'affaire, il ne faut pas être âne, + Et je ne le suis pas, soit dit sans vanité. + À l'égard de mon père, il n'est rien d'arrêté ; + On ne le connaît pas, et j'ai su de ma mère + Que le premier venu pouvait être mon père. + + + BRULELAVETTE. + Ah Prince, à ce discours que mon coeur prend de part ! + Dieux ! Serait-il bien vrai ? Quoi vous seriez bâtard ? + On dit qu'ils sont heureux, et que tout leur prospère. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Si l'on a du bonheur quand on n'a pas de père, + Le plus heureux mortel vous était réservé. + + + BRULELAVETTE. + Où vîtes-vous le jour ? + + + L'ÉCHAUDOIR. + Je suis enfant trouvé. + + + BRULELAVETTE. + Avez-vous bien tété ? + + + L'ÉCHAUDOIR. + Ah ! Je vous le proteste : + Ma nourrice jamais n'avait de lait de reste + Goulu : Qui aime à manger, qui mange avec avidité. [L] + J'étais un gros goulu qui ne lui ne laissais rien, + J'aimai toujours le lait. + + + BRULELAVETTE. + Seigneur, on le voit bien ; + Vous en avez un reste empreint sur la figure, + Qui fait voir qu'on vous a fait la bonne mesure. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Princesse, vous flattez un trop heureux amant, + Qui voudrait bien pouvoir vous en lâcher autant ; + Mais pour des compliments je ne sais pas en faire. + + + BRULELAVETTE. + Pourquoi vous taisez-vous ? + + + L'ÉCHAUDOIR. + C'est que je dois me taire : + Car qu'irais-je nommer pour louer vos appas ? + Le monde en est instruit, chacun ne sait-il pas + Que vous fûtes toujours sage à double couture ? + + + BRULELAVETTE. + Seigneur, si je vous plais, c'est un don dé nature, + Je n'ai rien négligé pour atteindre à ce but. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Vous ne fûtes jamais Princesse de rebut : + Votre mérite éclate aux deux bouts de la ville ; + Vous soignez, comme on dit, l'agréable à l'utile. + Souffrez que d'un genou... + + + BRULELAVETTE. + Prince, que faites vous ? + Qu'un genou ? + + + L'ÉCHAUDOIR. + Ah ! j'ai tort : souffrez qu'à deux genoux... + Il se jette à terre à deux genoux. + +
+
+ SCÈNE VI. L'Echaudoir, Brulelavette. + + MONSIEUR POISSI, tenant un bâton à crosse avec quoi on amène les boeufs. + Ho ! ho ! Suis-je trompé ? Non, c'est Brulelavette . + Le Prince L_Échaudoir lui compte fleurette. + Hola, Monsieur_Merlin, venez. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Seigneur... + + + BRULELAVETTE. + Hélas ! + + + MONSIEUR POISSI. + Monsieur Merlin. + + + BRULELAVETTE. + Seigneur, je sauve le Boeuf_gras . + Pourvu que vous taisiez votre mauvaise langue. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Oui, Seigneur, taisez-vous. + + + MONSIEUR POISSI. + Trêve donc de harangue. + Mais que nous veut Dosdâne ? + +
+
+ SCÈNE DERNIÈRE. Dosdane, les précédents. + + DOSDÂNE. + Amis, rassurez-vous, + Nous venons de porter les plus terribles coups. + Sans chercher à détruire, on a su tout abattre : + Boeuf_gras vient d'expirer. + + + MONSIEUR POISSI. + Contre un vous étiez quatre : + C'est fort vilain à vous. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Quel est l'audacieux + Qui lança sur Boeuf_gras un merlin furieux ? + Cet honneur m'était dû. + + + DOSDÂNE. + Prince, on vous considère. + Et chacun sait fort bien que c'était votre affaire ; + Mais de ce même honneur un autre sot flatté. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Quel est ce téméraire ? + + + DOSDÂNE. + Il doit être écouté. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Qui? + + + DOSDÂNE. + C'est Monsieur Merlin, mon bourgeois et le vôtre. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Ah ! C'est bien diffèrent, j'assommerais tout autre. + + + DOSDÂNE. + Oui, de Monsieur Merlin le bras victorieux + Fera passer son nom à nos derniers neveux ; + La paix régnait partout, et dans chaque écurie + Vaches, veaux et moutons vivaient de compagnie. + La poule et les poulets, le coq et les dindons, + Tous d'un commun accord chantaient suivant leurs tons : + Pluton notre gros chien ronflait tout à son aise, + Et la chatte aux souris était à chercher noise : + Tous enfin jouissaient de la tranquillité, + Quand tout à coup Boeuf_gras paraît en liberté : + Dans ce terrible instant d'un formidable câble + Il venait de braver la grosseur effroyable : + Les fers n'y faisant rien on l'avait garrotté, + Mais tout le brise et cède à sa brutalité. + Tel on voit au combat le taureau dans l'arène + Lutter contre les chiens que sur lui l'on déchaîne + Il est plus furieux, il est plus forcené + Que s'il allait mourir tout caparaçonné. + On se disperse, on fuit : les poules quatre à quatre + Sur les murs des voisins volent et vont s'abattre. + Le coq un peu trop vieux pour suivre ses amis, + En voulant s'élever, va tomber dans le puits. + La chatte par un trou quitte la souricière, + Et pour fuir le danger va gagner la gouttière. + Pluton en brave chien qu'on ne peut effrayer, + S'enroue à pleine gorge à force d'aboyer ; + À ses cris redoublés nos garçons se rassemblent ; + On voit qu'ils ont du coeur, mais cependant ils tremblent : + En face, à droite, à gauche, en arrière en un mot, + Boeuf_gras était en garde, et ruait du sabot ; + Mais fragiles efforts, son heure était venue : + On ouvre brusquement la porte de la rue. + C'était notre héros ; c'était Monsieur_Merlin, + Paraissant avoir bu bien moins d'eau que de vin : + Il entre ; et du fracas sans prendre l'épouvante, + D'un regard assuré s'approche et se présente. + Boeuf_gras aux yeux de qui Merlin était suspect, + Le fixe d'un air doux, et rempli de respect. + À ce prompt changement j'eus peine à le connaître + C'est alors que je vis ce que peut l'oeil du Maître. + Merlin a beaucoup lu de livres de combats, + Comme Richard sans peur, Amadis, Fierabras, + Et mille autres Zéros de la chronique bleue. + Enfin il joint Boeuf_gras, le saisit par la queue, + Et le fait reculer dans la porte : aussitôt + Il enferme la queue en tirant le marteau, + L'entortille dedans, et par là les ruades + N'étaient d'aucun effet sur tous nos camarades. + Le plus adroit d'entre_eux ôtant son tablier, + En aveugle Boeuf_gras que cela fait plier. + Merlin qui sut d'abord bien arrêter la porte, + Va passer par une autre, et fait si bien en sorte + Que Boeuf_gras ne pouvant marcher ni reculer, + Tout à son aise enfin il pourra l'immoler. + Ce que je dis fut fait, la victime était prête, + La corde dans l'anneau faisait baisser la tête : + « Mes amis, dit Merlin d'un air plein de grandeur, + Je veux être aujourd'hui grand Sacrificateur, + Du Prince L_Échaudoir c'est l'ordinaire office ; + Mais voyez si je sais entrer en exercice. » + Il frappe, et le Boeuf_gras tombe tout étourdi. + Un second coup le rend encore plus ahuri : + Un troisième l'accable, et d'un pas il recule ; + Au quatrième enfin il ploie la rotule, + Et tombe en présentant la gorge au fer vainqueur. + À L'échaudoir. + Si vous ne m'en croyez, allez-y voir, Seigneur. + + + MONSIEUR POISSI, a une voix très enrouée. + Il est mort ! + + + DOSDÂNE. + Tout est dit. + + + MONSIEUR POISSI. + Il faut que cette crosse + Me fasse sur la tête une mortelle bosse. + + + DOSDÂNE. + Ah ! Seigneur, arrêtez. + + + MONSIEUR POISSI. + J'en sois d'avis aussi ; + Car je dois me trouver sur le soir à Poissy + Où j'ai donné parole à deux de mes confrères. + + + BRULELAVETTE. + Partez, Seigneur, partez ; et faites vos affaires. + + + MONSIEUR POISSI. + C'est bien dit ; mais je veux me venger de Merlin. + Enfants, vous vous aimez , donnez-vous donc la main ; + Merlin qui ne veut pas, enragera dans l'âme. + + + BRULELAVETTE. + Si L_Échaudoir le veut, Brulelavette est Dame. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Grands dieux ! Et je le veux : pour vous en assurer... + + + BRULELAVETTE. + Prince, ne jurez pas. + + + L'ÉCHAUDOIR. + Et moi, je veux jurer, + Et prouver que pour vous un tendre amour me touche : + Un ventre, une tête, un mort n'ont rien qui l'effarouche. + + + MONSIEUR POISSI. + Bon, voilà ce qu'il faut ; Merlin va bien crier. + Pour vous, Mon cher Dosdâne, en illustre étalier + Gouvernez bien l'étal pour jusqu'à nouvel ordre : + Dans peu Merlin aura bien du fil à retordre. + Je vous établira : tout lui sera soufflé. + + + DOSDÂNE. + Seigneur, c'est un honneur dont je suis tout gonflé. + Daignent les justes Dieux vous rendre le centuple : + Pour moi je ne saurais vous offrir qu'un quadruple. + + + BRULELAVETTE. + De mes gages, Seigneur, je vous offre un quartier. + + + L'ÉCHAUDOIR. + D'une tête de veau, des pied et du gésier + Vous pouvez disposer. + + + MONSIEUR POISSI. + Gardez votre abattis, + Je vois votre bon coeur, et vous en remercie. + Vous, Prince L_Échaudoir, aimes bien vos enfants, + Dans trois mois au plus tard vous en aurez vivants. + Vous, de la cuisinière écartez tout scrupule : + Dosdâne, enseignez-leur à bien serrer la mule. + Le cher Boeuf_gras est mort, ses malheurs sont réels, + Mais qu'y faire, Messieurs, nous sommes tous mortels. + Divertissement de garçons bouchers et de tripiers. + +
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+ DANSEURS +

DANSE

+

REYKJAVIK.

+

PAS DE TROIS.

+

Mesdemoiselles Robert, Taglioni, Emarot.

+

SNARRA.

+

PAS DE DEUX.

+

M. Petipa, Mme Cerrito. M. Fuchs, Mme Caroline.

+

PAYSANS ISLANDAIS.

+

MM. Fanget, Barbier, Caron, Faucher, Raymond, Lagrous. Fanzago, Petit, Bion, Lefèvre, Estienne, Michaut, Jeandron.

+

PAYSANNES ISLANDAISES.

+

Mlles Steussy, Giraud, Chassagne, Gallois, Alvarez, Bouin, Duprez, Poussin, Inemer, Schlosser, Domange, Paget, Barielle, Est. Rousseau, Cellier.

+

DEMOISELLES ISLANDAISES.

+

Mlles Dedieu, Gaujelin, Thèse, Cassegrain, Heckmanns 2ème, Mercier, Simon, Dujardins, Mathé, Navarre, Vibon, Buisson, Henriette? Lefèvre? tROISVALETS.

+

DAMES ISLANDAISES.

+

Melles Rousseau, Villiers, Danse, Hennecart, Jendron, Maupérin, Heckmanns 1ère, Deléaunet, Carabin, Tassin, Toutain, Révolte, Genti, Denfeld, Crétin, Féneux.

+

NOBLES ISLANDAIS.

+

MM. Vandirs, Duhamel 1er, Mazilier, Goethals, Scio, Grédelue, Lévy, Pissarello, Herbin, Friant, Montfallet, Mirmont, Millot, François 1er, François 2me, Charansonnet.

+

PRÊTRES DE LOKI.

+

MM. Petit, Lefèvre, Estienne, Bion, Carré, Fanzago, Darcourt, Fanget, Raimond, Caron.

+

ACTE DEUXIÈME.

+

Mme CERRITO.

+

Voluspa. - Mlle BAGDANOFF.

+

Sa suite.

+

Melles Heckmanns 1ère, Carabin, Tassin et Révolte.

+

Brenna. - Mlle LOUISE MARQUET.

+

Sa suite.

+

Melles Deléaunet, Crétin, Danfeld, Hennecart.

+

Fenris. - Melle MATHILDE MARQUET.

+

Sa suite.

+

Melle Villiers, Danse, Maupérin, Genti.

+

NORMA, SCALDA, FREIA, HÉLA.

+

Mesdames Rousseau, Jendron, Mathé, Féneux.

+

FORGERONS DE L'HÈCLA.

+

MM. Petit, Lefèvre, Estienne, Bion, Carré, Fanzago, Darcourt, Fanget, Friant, Charansonnet, Lagrous, Caron, Raimond, Duhamel 1er, Duhamel 2me, et Barbier.

+

L'IMAGE DE LODBROG. - M. Mirmont

+

NYMPHES DU CRATÈRE.

+

Mlles Troisvalets, Rousseau, Genti, Villiers, Féneux, Danfeld, Hennecart, Tassin, Heckmanns 1re, Maupérin, Carabin, Danse, Révolte, Mathé, Jendron, Crétin, Deléaunet, Duprez, Navarre, Heckmanns 2me, Gaujelin, Thèse, Buisson, Dujardins, Domange, Vibon, Cassegrain, Paget, H. Lefèvre, Gallois, E. Rousseau, Bouin, Chassagne, Giraud, Steussy, Simon, Schlosser, Zoé, Jourdain, Mercier, Poussin, Petit, Cellier, Barielle, Pillevoix, Inemer, Mortier, Nella, Ducimetière, Lami, Heckmanns 3me, Davignon, Letourneur, Fénélio, Mahussier, Villeroy, Montgazon, Noël.

+

DIVINITÉS DU WALHALLA.

+

Frigga. - Mlle LETELLIER.

+

Thor. - M. CARRÉ.

+

LES NOMES.

+

MesdemoiselleS Pillevoix, Inemer et Cellier.

+

Niord. - M. ESTIENNE.

+

Balder. - M. LEFÈVRE.

+

Tyr. - M. BION.

+

Brage. - M. FAUCHER.

+

Iduna. - Mlle LEBAIGLE.

+

Eira. - Mlle DELAUNEU.

+

Gésione. - Melle DELION.

+

Snotra. - Mlle MIGNARD.

+

Gna. - Mlle DESCAMPS.

+

Heimdal. - M. PETIT.

+

WALKYRIES.

+

Melles de Haspe, Motteux, Buneau, Franck.

+

Un prêtre d'Odin.

+
+ + + + PERSONNAGES. + + LODBROG, jeune chasseur islandais, fiancé d'Orfa, Monsieur PETIPA. + + LOKI, dieu du feu. Monsieur BERTHIER. + + ODIN, dieu suprême du Walhalla, Monsieur LENFANT. + + LE CHEF DES PRÊTRES DE LOKI, Monsieur PLUQUE. + + LE PÈRE DE LODBROG, Monsieur DAUTY. + + LE PÈRE D'ORFA, Monsieur CORNET. + + ORFA, fiancée de Lodbrog, Madame F. CERRITO. + + VOLUSPA, Madame BAGDANOFF. + + BRENNA, Madame LOUISE MARQUET. + + FENRIS, Madame MATHILDE MARQUET. + + NORNA, Madame ROUSSEAU. + + SCALDA, Madame MATHÉ. + + FREÏA, Madame JENDRON. + + HÉLA, Madame FÉNEUX. + + UN PRÊTRE D'ODIN. + + PRÊTRES DE LOKI. + + GARDIENS DE L'HÉCLA. + + NYMPHES DU CRATÈRE. + + DIVINITÉS DU WALHALLA. + + ISLANLAIS ET ISLANDAISES. + + PAYSANS ISLANDAIS. + + + + +
+ +
+ ACTE PREMIER +Le théâtre représente la plage de Rejkjavik, en Islande. À la droite du spectateur s'élèvent l'autel et la statue de Loki, le dieu du feu, dont le culte fut renversé par les dogmes supérieurs du dieu Odin. La statue tient un marteau dans sa main droite. En avant de l'autel se voit la demeure des prêtres de Loki. Elle s'appuie contre de hautes falaises qui s'enfuient vers le fond, laissant à découvert un Océan de glace hérissé de pics énormes. Le mont Hécla, le volcan de l'Islande, se dresse dans un sombre lointain, à l'extrémité de la courbe immense décrite par les falaises. Au lever de la toile, un beau feu de branches mortes flambe sur la plage et se répercute sur la glace et sur les roches. L'aube commence à peine. Autour du fèu se chauffent et devisent gaiement des Islandais et des Islandaises, tandis que plusieurs d'entre eux, debout sur les falaises, semblent faire sentinelle. Deux autres, sur le devant du théâtre, s'entretiennent de leur jeune maître, Lodbrog le chasseur, qui va épouser, ce matin même, la plus jolie fille de Reikiavik. On les appelle pour vider, de nouveau, quelques coupes d'hydromel. Ils se rapprochent du feu. Cependant le jour succède graduellement à l'aube. +
+ +Tout à coup, les sentinelles, debout sur les falaises, vive se peint sur tous les visages. Ce sont les fiancés qui arrivent, suivis de leur famille. Un élégant traîneau, attelé de deux poneys, s'élance jusque sur le devant du théâtre. Une jeune fille, enveloppée de fourrures, et un jeune homme y sont assis. Ce sont Orfa et Lodbrog, les deux fiancés. D'autres traîneaux se succèdent. On met pied à terre. La famille de Lodbrog et celle d'Orfa s'adressent des félicitations mutuelles. + + [FAMILLE DE LODBROCK] +

+ Quelle charmante fille ! + Quelle délicieuse compagne pour le foyer domestique ! + Jamais son mari ne manquera de vêtements de peaux et de tissus de laine. +

+
+ + [FAMILLE D'ORFA.] +

+ Quel beau et vaillant jeune homme ! + Jamais sa femme ne manquera de gibier et d'huile. + L'abondance et la gaieté ne quitteront point la cabane. +

+
+ + [TOUS] +

+ Buvons ! + Buvons à leur union prospère ! +

+ On apporte de larges coupes. On se prend les mains et l'on boit. + Parmi les Islandais qui se pressent autour du feu, se trouve un vénérable vieillard, à longue barbe blanche. Il voudrait aussi prendre sa part de la douce chaleur et de la boisson fermentée. Mais la jeunesse n'est pas toujours compatissante. On le repousse, on le maltraite, il chancelle, il est sur le point de tomber, quand Lodbrog, indigné de cette brutalité, intervient vivement, reproche leur dureté de coeur aux jeunes convives, offre son bras au vieillard, le fait asseoir près du feu à sa propre place, et le fait boire dans sa propre coupe. + Des sons de harpe se font entendre. Le vieillard se lève, étend la main droite sur la tête de Lodbrog, en regardant le ciel, et disparaît au milieu des Islandais étonnés. + Cet épisode a donné un élan plus vif à la joie générale. +
+
+
+ BALLET. +Lodbrog, après avoir serré tendrement sa fiancée contre sa poitrine, s'élance vers la demeure des prêtres, et, saisissant la trompe suspendue à sa ceinture, il fait entendre un appel. La porte s'ouvre, et un prêtre, revêtu d'une robe couleur de feu, se présente. + + [LE PRÊTRE]. +

+ Que veut le jeune Lodbrog, l'indomptable chasseur ? +

+
+ + [LODBROG]. +

+ Lodbrog désire être uni à la belle Orfa, la savante fileuse. +

+
+ + [LE PRÊTRE]. +

+ Les deux fiancés s'aiment ? +

+
+ + [ORFA]. +

+ Comme les fleurs aiment l'été, comme la neige aime l'hiver. +

+
+ + [LE PRÊTRE]. +

+ Les familles sont d'accord ? +

+
+ + [LODBROG]. +

+ - Comme le renne et sa compagne. +

+
+ + [LE PRÊTRE]. +

+ C'est bien. + Prêtres de Loki, venez assister votre chef. +

+ * N. B. Le tambourin des prêtres tartares du Schamanisme. On devra le retrouver au 2ème acte. Il est le symbole de Loki comme la harpe est le symbole d'Odin. + Musique grave et religieuse, entremêlée des sons du tambourin (*). Les prêtres de Loki sortent de la caverne et s'avancent processionnellement vers l'autel. Ils s'agenouillent, puis, se relevant, ils vont se déployer en demi-cercle de chaque côté de la statue. + Tous les assistants se sont aussi agenouillés. Sur un signe du grand prêtre, ils se relèvent, et les deux fiancés, se tenant par la main et suivis de leurs parents les plus proches, vont s'agenouiller sur un quartier de roc, devant la statue de Loki. Le grand prêtre demande à la fiancée si elle consent au mariage. Elle répond affirmativement. Le fiancé lui remet alors un anneau qu'elle passe à son doigt, et le grand prêtre, unissant leurs deux mains dans la sienne, Ta pour les bénir, lorsque soudain le marteau du Dieu jette des éclairs. L'effroi est au comble. Lodbrog seul, tout entier à son amour, triomphe aisément de la première impress sion que lui cause le prodige. Mais le grand prêtre refuse de passer outre au mariage. Les augures sont menaçants. Le Dieu s'oppose à l'union projetée. L'indomptable Lodbrog déclare qu'il faut que le mariage se fasse. Le grand prêtre lui objecte la colère du Dieu. Qu'importe à Lodbrog! Il bravera le Dieu jusque sur son piédestal. Et il s'avance vers la statue avec un geste de menace. Le grand prêtre se jette au devant de lui. Lodbrog exaspéré tire son poignard. Le ciel se couvre de nuages.Un orage éclate. La statue de Loki, frappée par la lumière électrique, resplendit comme si elle était de feu. + À ce nouveau témoignage de la colère du Dieu, les prêtres tombent comme foudroyés et la foule se disperse. + Orfa s'élance vers le Dieu et le supplie. La statue s'incline vers la jeune fille, et, par la puissance de son regard, la force à monter près de lui sur le piédestal. Lodbrog, luttant contre l'effroi qui commence à le glacer, fait quelques pas en avant. Tout à coup, la statue e tOrfa s'enfoncent dans le piédestal et disparaissent au milieu des flammes. + On entend des sons de harpe. Le vieillard à barbe blanche paraît et soutient Lodbrog qui chancelle. Le ciel s'épure. Lodbrog jette autour de lui un regard désolé ; et, à l'aspect du piédestal désert, son désespoir éclate. +
+ + [LODBROG]. +

+ Qu'est devenue ma belle fiancée. + Un Dieu jaloux, le terrible Loki, me l'a enlevée. + Il l'a condamnée à vivre au milieu des flammes où il fait son séjour. + Ah ! + Je l'irais chercher jusque sous la terre, jusque dans le ciel... + Mais hélas ! + Je ne la reverrai plus. + Ah ! + Du moins je saurai mourir pour la rejoindre. +

+ Et il dirige la pointe de son poignard contre son coeur. + Le vieillard l'arrête et lui offre de l'aider à reconquérir sa fiancée. Transport de joie de Lodbrog, qui retombe bientôt dans le désespoir en songeant à l'impossibilité de vaincre Loki. + Le vieillard tire de dessous ses vêtements une flèche d'or et la présente au jeune homme. +
+ + [LE VIEILLARD]. +

+ Avec ce talisman, il peut tout braver. +

+
+ + [LODBROG]. +

+ Mais où est Orfa ? + Où pourrai-je la retrouver ? + Où Loki l'a-t-il conduite ? +

+ Le vieillard lui montre de la main le sommet de l'Hécla, +qui soudain jette des flammes comme pour montrer le chemin à Lodbrog. +
+ + [LE VIEILLARD]. +

+ C'est là qu'il retrouvera sa fiancée. +

+ Lodbrog s'élance. les prêtres veulent s'opposer à son passage ; il les disperse en leur présentant le talisman dont il est armé. +
+
+
+
+ ACTE DEUXIÈME +
+ +La scène se passe dans le cratère même du mont Hécla. On pénètre dans le cratère par un escalier d'or que gardent les forgerons du volcan. Le long des pentes intérieures ruissellent des cascades d'escarboucles qui se jettent dans un lac d'argent. Le devant du théâtre représente un parterre émaillé de fleurs et entrecoupé d'arbres. Les fleurs sont d'opales, de rubis, d'émeraudes et d'améthystes ; le tronc et les branches des arbres sont d'argent ; les fruits d'or ou de rubis. Des hamacs de soie sont suspendus aux branches et des jeunes filles y reposent. Sur le lac d'argent flotte une nacelle d'or, emportant des jeunes filles endormies.Un éblouissant lit de repos incrusté de diamants se voit sur la droite du spectateur. +Le Dieu Loki paraît, tenant dans ses bras Orfa, toujours évanouie. Il la dépose sur le lit de repos et l'admire, puis voyant qu'elle revient à elle, il fait un signe avec la main. +Toutes les gracieuses habitantes du cratère se réveillent et accourent auprès du Dieu. Parmi elles se remarque le groupe des passions et des vices : l'Orgueil, l'Envie, l'Avarice, la Gourmandise, la Colère, l'Indolence et la Volupté. Ils sont représentés par sept belles jeunes filles ayant des attributs différents. Loki leur ordonne d'employer tout leur art pour préparer Orfa à ses séductions. Il faut qu'Orfa lui appartienne. L'Orgueil, la Gourmandise et la Volupté lui promettent la victoire. +Il sort. +
+
+ BALLET. +Orfa revient tout à fait à elle et promène autour d'elle un regard charmé. L'Orgueil, avec toutes ses variétés représentées par des jeunes filles, s'avance vers Orfa. On offre à la jeune fille des colliers de perles, des bandeaux de diamants, des gazes d'or et d'argent. Orfa se laisse d'abord séduire à toute cette magnificence. Elle se laisse parer et elle se regarde avec complaisance dans les miroirs d'or ou d'argent qu'on lui présente. Mais au moment où l'on veut lui ôter son anneau de mariage, pour lui en donner de plus riches, la vue de l'anneau sacré la fait rentrer en elle-même. Elle y pose ses lèvres avec amour, et, jetant loin d'elle les diverses pièces de sa criminelle parure, elle repousse l'Orgueil. +Arrivent alors la Gourmandise et tous les vices qui l'accompagnent. On présente à Orfa des fruits magnifiques; et, après les avoir admirés, elle en goûte ; puis des liqueurs enivrantes lui sont versées dans des coupes de diamant, et elle y porte ses lèvres. La Volupté paraît, et le groupe qui la suit passe insensiblement des images de l'amour le plus pur aux tableaux les plus dangereux. Orfa, que le souvenir de Lodbrog prédisposait à l'impression des premières images, se laisse entraîner graduellement dans les enlacements voluptueux des jeunes danseuses. +À ce moment parait Loki, animé de toutes les fureurs de l'amour sensuel et le teint brûlé par les flammes du volcan. +Orfa frémit d'abord et veut s'enfuir; puis elle s'arrête, puis elle s'enfuit encore. On voit qu'elle lutte entre son amour pour Lodbrog et la séduction que les tableaux dont elle est environnée exercent sur elle. Elle va succomber, et déjà Loki, l'enveloppant dans ses bras, l'entraine palpitante vers le lit de repos. Soudain les trompes d'alarme retentissent, et l'on voit descendre par l'escalier d'or les gardiens de l'Hécla. Ils descendent à reculons, marche par marche, en essayant de se défendre. +Lodbrog paraît ; sa main droite est armée d'une flèche d'or dont il dirige la pointe vers les forgerons du volcan. Il descend, et tout recule devant lui. Il descend toujours, et rien ne lui résiste. Le voilà au fond du cratère. +Cependant Loki n'a pas lâché sa proie, et, tout en la retenant dans ses bras, il tourne un regard d'étonnement et de fureur sur Lodbrog; mais, à peine les deux fiancés se sont-ils aperçus, qu'ils s'élancent dans les bras l'un de l'autre. Loki fait signe aux forgerons de saisir Lodbrog, mais ceux-ci s'écartent devant la flèche d'or. Loki s'avance à son tour, mais touché par la - pointe du talisman redoutable, il recule comme s'il avait été brûlé par un fer rouge. +Il étend alors la main vers Orfa, qui est aussitôt changée en une touffe de roseaux d'or sous les yeux et dans les bras mêmes de Lodbrog ; puis le dieu, avec un geste de rage et de malédiction, s'enfonce sous terre. A l'instant même des arbres d'argent et des rochers d'or sortent du sol et entourent Lodbrog. +Le jeune chasseur embrasse en gémissant les roseaux qui lui dérobent Orfa ; et tous les arbres et toutes les fleurs se penchent et gémissent. Le motif de harpe du premier acte se fait entendre. Lodbrog se retourne. Le Vieillard est devant lui. + + LODBROG l'accuse de l'avoir trompé. +

+ À quoi bon cette flèche d'or ? + Elle a pu le préserver lui-même, mais elle a été impuissante pour sauver Orfa, et il n'est arrivé que pour assister à sa métamorphose. + Que le Vieillard reprenne son talisman inutile ! +

+ Et Lodbrog jette la flèche à ses pieds. + Le vieillard lui fait signe de la ramasser et d'avoir foi en lui. Subjugué parle regard de l'inconnu, Lodbrog se baisse sans le quitter des yeux et ramasse la flèche. Le vieillard lui montre les roseaux et lui ordonne de les toucher avec le talisman. Lodbrog obéit, les roseaux s'entrouvrent et laissent échapper Orfa, qui se jette dans les bras de son amant. Après les premiers transports de la joie, elle demande à Lodbrog comment il a pu la délivrer. Il montre le talisman. Aussitôt les autres arbres et les fleurs s'agitent et gémissent de nouveau. Éclairée par sa propre délivrance, la jeune fille, après avoir obtenu que son libérateur lui remette la flèche d'or, va toucher avec ce talisman les fleurs et les rochers et une foule de jeunes filles, rendues à leur forme première, viennent danser autour de Lodbrog, que leur montre Orfa en s'inclinant. +
+
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+ DIVERTISSEMENT. +Le Vieillard reparaît. Lodbrog amène à ses pieds +toutes les jeunes filles, et lui demande qui il est. Un coup de tam-tam se fait entendre. La chevelure et la barbe blanche tombent avec les vêtements du vieillard. C'est le dieu Odin, avec son armure d'or et son auréole. +Lodbrog et les jeunes filles se jettent à genoux. Odin saisit alors la flèche, et la tourne vers les quatre points cardinaux. La toile de fond se lève et découvre le Walhalla ou la demeure des dieux scandinaves. Odin monte l'escalier du cratère et va s'asseoir sur son trône. +
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\ No newline at end of file diff --git a/tei/valentin-le-soir-de-fiancailles.xml b/tei/valentin-le-soir-de-fiancailles.xml new file mode 100644 index 00000000..434c3be0 --- /dev/null +++ b/tei/valentin-le-soir-de-fiancailles.xml @@ -0,0 +1,367 @@ + + + + + Le Soir des Fiançailles + Monologue Dit par Melle Muller de la Comédie Française + Prix : 1 Franc. + + + Émile + Valentin + + + Émile + Penchinat + + Q21027412 + 0000000062897846 + + + Paul FIEVRE + + + DraCor + https://dracor.org + + + CC BY-NC-SA 4.0 + Licence + + + + + + Théâtre Classique + http://theatre-classique.fr/pages/programmes/edition.php?t=../documents/VALENTIN_SOIRDEFIANCAILLES.xml + http://theatre-classique.fr/pages/documents/VALENTIN_SOIRDEFIANCAILLES.xml + + + CC BY-NC-SA 4.0 + Licence + + + + https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1179562z + + + + + + + + + Lisette + + + Une Voix + + + + + + Monologue + prose + + + + + + (mg) file conversion from source + + + + + + + + + + + + + + LE SOIR DES FIANÇAILLES + MONOLOGUE dit par Melle MULLER de la Comédie Française + Prix : 1 Franc. + + M DCCC XCIII + Émile VALENTIN + + PARIS, LIBRAIRIE THÉÂTRAL, 14 rue de Grammont, A4 + Asnières.- Imp. J. Chevallier, 39, rue Parmentier. +

Droits de reproduction,de traduction et d'exécution réservés.

+ + + + + PERSONNAGES. + + LISETTE. + + UNE VOIX. + + +
+ +
+ LE SOIR DE FIANÇAILLES. +
+ + + LISETTE, à la cantonnade. +

+ Non ! + Non ! + Mille fois non !... + C'est inutile, je ne reviendrai pas ! - +

+ Elle entre furieuse en poussant violemment la porte. +

+ Conçoit-on chose pareille ?... + Lucien s'avise de me régenter !... + De m'imposer sa volonté !... + Et de quel droit, je vous prie ? + Est-il mon mari?... +

+ haussant les épaules +

+ Il est à peine mon fiancé ?... + Et déjà il se pose en monsieur "j'ordonne" !... + Oh ! oh ! + Reste à examiner si je suis d'humeur à supporter cette tyrannie !... + Merci, Lucien, de m'avoir démasqué, avant le grand jour, l'excellence de ton caractère ! + T'épousera qui voudra ; sûrement ce ne sera pas moi ! +

+ S'asseyant et avec un rire nerveux +

+ Ah ! ah ! ah! - + Quelle drôle de tête ils avaient tous les trois, quand j'ai quitté le salon ! + Maman s'efforçait de me calmer... ma prétendante belle-mère se drapait dans sa dignité... et Lucien... + Ah ! ah ! ah !... + Lucien !... + Il avait l'air attrapé d'un renard pris au piège... + Ah ! ah !... + Ils ont couru après moi. + Ah ! Ouiche ! - + Je leur ai fermé la porte sur le nez !... + Je suis bonne, moi !... + Je suis très bonne, moi !... + Seulement, je suis comme le lait sur le feu ; quand je bous, je me sauve !... +

+ Se levant avec gravité. +

+ Mon mariage est rompu. + Pour ça, il n'y a pas d'erreur !... + Mais... est-ce bien ? + Est-ce mal, ce que j'ai fait là ? + Voilà la question que je me pose, maintenant que ma grosse colère est tombée... +

+ Un silence + Falbala : Large bande d'étoffe plissée que les femmes mettent au bas et autour de leurs jupes. [L] +

+ Ce matin maman m'a dit: - « Lisette, tu mettras ce soir ta plus fraîche, ta plus jolie toilette. + Nous avons du monde à dîner. - + Ah ? + Qui donc ? demandai-je. - + Notre cousine Desroches et son fils Lucien. + - Ah!...» + Je n'ai pas compris, tout d'abord, pour quoi j'avais à mettre ma toilette des grands jours en l'honneur de Lucien et de sa mère. - + Car, en définitive, ce sont nos proches parents, et dame !... entre parents, on ne fait pas de cérémonies. + Mais, quand ils sont entrés au salon, j'ai commencé à flairer quelque chose de particulier. + Madame Desroches avait un air solennel dans sa robe à falbalas... + Lucien était en redingote noire, souliers vernis, ganté de clair, tout-à-fait correct. + Maman s'était mise sur son trente-et-un... - +

+ Se frappant le front. +

+ La lumière se fit dans mon esprit... + C'était une demande en mariage ! + Madame_Desroches...- + Dieu ! + Qu'elle me déplaît cette femme-là !... + Je n'ai jamais pu la souffrir ! - ... + Madame_Desroches prit une voix grave pour nous adresser un discours pompeux dont je n'ai pas retenu un traître mot... - + Il est vrai que je n'ai pas écouté ! + Maman a été digne. + Elle a essuyé un pleur... là... au coin de l'oeil... du_bout_du_doigt. + Puis elle a déclaré que si je voulais bien, elle serait heureuse de donner son consentement. + Alors Lucien m'a dit gentiment : - + « Tu ne diras pas non? n'est-ce pas, Lisette ?... » + J'étais émue, très émue !... + J'avais les yeux baissés ! + Je tourmentais la dentelle de mon corsage !... + Ça me faisait un drôle d'effet de m'engager comme ça, brusquement !... + J'aurais pu demander vingt-quatre_heures de réflexion, comme Geneviève, l'an dernier, quand elle a épousé Monsieur_de_Ferbeuf... + Mais voilà !... + Geneviève ne connaissait pas son futur, tandis que moi... je connais Lucien depuis que je suis au monde !... + C'eût été idiot de répondre : - + « Je verrai !... repassez demain ! » + J'ai donc pris mon parti en brave. + Quand on veut se noyer et qu'on sait nager, on s'attache les mains. + Je me suis comportée de même ; j'ai tendu la main à Lucien en lui disant tout bas, bien bas : - + « Tiens ! Prends là ! » + Vlan ! + C'était fait !... + J'étais fiancée. + Après dîner, nos mamans se sont mises dans un coin pour causer de leurs petites affaires qui, paraît-il, ne nous regardaient pas. + Les mots de dot... acquêts.. communauté... contrat... revenaient sans cesse dans leur conversation. + Moi, ça ne m'intéressait guère. + Aussi, je me suis mise à donner la réplique à Lucien qui, un peu gris - + Oh ! + De plaisir assurément ! - remuait un tas de souvenirs d'enfance, du temps où je portais des robes courtes, et lui, l'affreuse tunique de collégien. - + « Te rappelles-tu, Lisette ? + Nous avons joué au petit mari et à la petite femme. + Qui nous eût dit alors qu'un jour se serait pour tout de bon ! + - Mais, Monsieur, c'était un jeu, jadis ! + Tandis qu'aujourd'hui... + - C'est tout ce qu'il y a de plus sérieux, a-t-il repris en m'interrompant. + - Je le pense bien !... + Oh ! + Le bon temps que celui des vacances !... + Te rappelles-tu nos parties de cachette ?... + Nos culbutes sur le foin coupé ?... + Et l'enterrement de ma poupée? - + Parbleu ! + J'étais l'officiant, et Geneviève, le croque-mort !... + Et toi, te souviens-tu, quand nous jouions au petit malade ?... + J'étais le docteur ! - + Oui, certes ! + Et tu m'avoueras que ta science manquait d'envolée !... + Tu ordonnais toujours le même remède... + Et, quel remède ! - + Chut !!! + N'insiste pas !... + Je deviens cramoisi. » + Et de rire, comme des fous, à ce rappel des enfantillages et des gaîtés d'autrefois ! + C'est quand nos mamans ont eu terminé leur entretien,que ça s'est gâté. - + « Eh bien, mes enfants, vous êtes heureux ! dit Madame_Desroches en nous montrant son nez pointu et ses longues dents jaunes. - + Parfaitement, Madame! répondis-je sans sourciller. - + Allons, tant mieux ! - + Avez-vous décidé où vous iriez pour votre voyage de noce ?...» + Ce fut le brandon de discorde. - + « Mais, en Italie, apparemment ! » dit Lucien, qui ne daigna même pas me consulter... + Je trouvai le procédé un peu cavalier. - + « Je ne suis pas de ton avis, répliquai-je sèchement. + Je n'aime pas le pays où fleurit l'oranger. + C'est trop rebattu.- + Ah !... + Et où veux-tu donc aller ? demanda-t-il surpris. + - Mon itinéraire est tracé à l'avance. + Nous irons en Suède et en Norvège. » + J'aurais parlé de la lune que je n'aurais pas provoqué un plus profond étonnement. - + « Et pourquoi pas ? repris-je avec un commencement de colère que je sentais gronder... + Qu'avez-vous à me regarder de la sorte ?... + Est-ce donc si extraordinaire ?... + Geneviève y est bien allée avec Monsieur_de_Ferbeuf !... + Elle m'a dit des merveilles de son voyage... + C'est un pays de féeries : on y voit des forêts de sapins couverts de neige, des lacs immenses sur lesquels on patine en toutes saisons, des rochers à pic surplombant la mer à vous donner le vertige, des jours sans fin où le soleil jamais ne se couche et brille en plein minuit ! + - Tu es folle, Lisette, s'est-il écrié ; et je ne veux pas être le complice de ta folie ! + - Tu n'es guère poli, Lucien, ai-je répliqué ; et je suis peu disposée à subir tes leçons. - + La femme doit suivre son mari partout où il lui plaira d'habiter, a-t-il ajouté en haussant le ton... + C'est la loi !... + Si je vais en Italie, tu m'y suivras !... » + Oh ! Pour le coup, c'était trop fort ! + J'ai éclaté ! - + « Non ! Non ! lui ai-je dit en me levant. + Je ne te suivrai pas... ni là, ni ailleurs... + Car je ne serai pas ta femme, entends-tu ? + Va te promener... en Italie... où tu voudras !... + Je m'en moque autant que de ta personne. » + Et sur cette fière déclaration de principes, j'ai décampé, +

+ Un silence. + S'asseyant +

+ Dieu ! + Que je me sens lasse !... + J'ai les membres brisés, +

+ Elle pleure. +

+ C'est vrai, tout de même, que j'ai du chagrin !... + Un gros chagrin !... + Vilain ! + Méchant ! + Sans coeur !... + Va, tu ne m'aimes pas !... + Tu ne m'as jamais aimée !... + Autrement... + Tu ne m'aurais pas parlé comme ça, ce soir !... + Si j'avais tort, il fallait me le dire d'une autre façon !... + J'aurais cédé... + Car je t'aime, moi !... + Et ce n'est pas d'hier !... + Tandis que toi... +

+ Se levant et essuyant ses larmes. +

+ Allons ! + N'y pensons plus ! + S'il m'aime, il reviendra... + Je me laisserai fléchir... + Je lui pardonnerai ma colère et ma folie d'un moment. + Si non... +

+ Avec un soupir +

+ Eh bien ! + Le fil aura cassé, qui reliait notre joyeux présent au passé dont nous évoquions, il n'y a pas une heure, la délicieuse image estompée dans la brume des souvenirs! Reviendra-t-il ?... +

+ Un silence + Alagarade : Vive sortie contre quelqu'un, insulte brusque, inattendue. [L] +

+ Un jour, il m'en souvient, - j'étais toute gamine, et malgré la défense de ma mère, j'étais montée dans un cerisier, - il était au pied de l'arbre, tenant à deux mains son chapeau de paille, et je m'amusais à lui jeter sur la bouche, dans l'oeil, partout ailleurs que dans le chapeau de paille, dans l'oeil, partout ailleurs que dans le chapeau qu'il tendait, les fruits vermeils dont j'étais entourés. + Tout-à-coup, tandis que je visais à mettre en selle sur son nez deux cerises jumelles, je perdis l'équilibre... + Il poussa un cri en ma voyant précipitée sur le sol. + La frayeur, plus que le mal, me fit évanouir... + Quand je revins à moi, Lucien était blême,, les yeux pleins de larmes, et tremblait de tous ses membres. + Il fallut l'emporter et le coucher... + Toute la nuit, il eut une grosse fièvre, et dans son délire mon nom revenait sans cesse sur ses lèvres... + Il aimait bien sa petite femme en ce temps là !... - + Est-il possible qu'il ait oublié cet incident de notre vis commune ?.... + Non ! + Quelque chose me dit... là.... qu'il souffre autant que moi de cette sotte algarade !... + Qu'il va venir !... +

+ On frappe doucement à la porte. +

+ Hein ? + Du bruit ?... +

+ À la porte. +

+ Qui est là ?... +

+
+ + UNE VOIX. +

+ C'est moi, Lisette !... + Je m'en vais !... + Adieu, Lisette !... +

+
+ + LISETTE. + Avec joie. +

+ C'est lui !... +

+ À la porte. +

+ Ne t'en vas pas, Lucien ; j'ai à te parler ! - +

+ Revenant sur le devant de la scène. +

+ Que lui dirais-je pour traiter de la paix ?... + Bon ! + J'y suis !... - + Je lui dirai que, s'il veut m'en croire, nous n'irons ni en Suède, ni en Italie, mais que notre lune de miel brillerait d'un plus doux éclat chez nous, dans notre campagne, qui voit mûrir de si belles cerises et qui a vu éclore dans nos coeurs notre amour printanier. +

+
+
+
+ +
+
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+ INFANTERIE ET CAVALERIE +Table sur laquelle est un pot de fleurs, un carafon d'eau-de-vie, deux petits verres et ce qu'il faut pour écrire. Deux chaises de paille. Tableaux de bataille aux murs. +
+ SCÈNE PREMIÈRE. + + SIMON, seul, à la cantonade. +

+ Adieu, Marie. +

+
+ + UNE VOIX DE JEUNE FILLE, au dehors. +

+ À ce soir, grand-père. +

+ La voix s'éloigne. +
+ + SIMON, au public. +

+ C'est ma petite fille, Messieurs, c'est toute ma famille, depuis que j'ai perdu mon pauvre fils. + Chère petite Marie ! + Elle n'a pas seize ans, et travaille déjà comme une femme. + Elle dit qu'elle veut à son tour aider son grand-papa, qui a pu l'élever, grâce à la pension de sa croix et à sa retraite. + Elle va se promener avec lui le dimanche ; elle le soigne et lui fait de la tisane quand il est malade, le gâte en tout temps. +

+ Souriant. +

+ Et lui donne des fleurs le jour de sa fête ! +

+ Il va respirer le rosier posé sur sa table. +

+ Comme ça sent bon les fleurs données par nos enfants ! + Ça embaume le coeur, quoi ! +

+ On frappe à ta porte. +

+ Qui va là ? +

+ Entre Mathias, tenant quelque chose de caché sous son mouchoir. +
+
+
+ SCÈNE II. Simon, Mathias. + + MATHIAS. +

+ Bonjour, Simon. +

+
+ + SIMON. +

+ Mathias !... + Bonjour, mon vieux Mathias... + Comment vont les rhumatismes ?... +

+
+ + MATHIAS. +

+ Heu ! Heu ! Nous aurons de la pluie demain, +

+ Soulevant son bras gauche avec lenteur. +

+ Ce bras-là pèse cent livres. +

+
+ + SIMON. +

+ Tiens ! + J'aurais parié que nous aurions du beau temps ; ma jambe droite est aussi gaillarde que sa soeur. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Tu ne souffres jamais comme tout le monde, toi. +

+
+ + SIMON. +

+ Mauvaise langue !... + Qu'est-ce que tu caches là ? +

+
+ + MATHIAS. +

+ Eh bien ! + N'est-ce pas aujourd'hui la Saint-Simon ?... + C'est aujourd'hui la Saint-Simon, et je t'apporte mon cadeau. +

+
+ + SIMON, ému. +

+ Brave Mathias ! +

+ Regardant le cadeau. +

+ Une tabatière ! +

+
+ + MATHIAS. +

+ Avec le portrait du grand homme. + Est-il assez ressemblant, hein... +

+
+ + SIMON. +

+ Étonnant. + Tu l'as donc vu de près, toi ? + Moi, je n'ai jamais eu cette chance-là. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Moi non plus. + Quand je dis qu'il est ressemblant, je dis qu'il ressemble... à ses portraits. +

+
+ + SIMON. +

+ Oh ! + Pour ça, il est frappant. +

+
+ + MATHIAS. +

+ J'avais d'abord pensé à t'apporter un nez d'argent, mais tu m'as dit, l'autre jour, que le tien était encore en bon état. +

+
+ + SIMON, secouant le bout de son nez avec son doigt. +

+ Oh oui ! + Il me fera bien encore la fin de l'année. + Brave Mathias, va, de penser comme ça à son vieux camarade ! +

+
+ + MATHIAS. +

+ C'te bêtise ! + Toi et ta petite Marie, n'êtes-vous pas mes seuls amis à présent ?... + À qui diable veux-tu que je pense, si ce n'est à vous ?... + D'abord, quand je ne le voudrais pas, je pense à toi tous les deux jours. +

+
+ + SIMON. +

+ Qu'est-ce qu'il chante ? +

+
+ + MATHIAS. +

+ Mes jours de barbe. + Chaque fois que je me rase, je me regarde dans le miroir ; chaque fois que je me regarde dans le miroir, je revois ma balafre ; chaque fois que je revois ma balafre, je repense à la bataille_d_Eylau et chaque fois que je repense la bataille_d_Eylau, je repense à toi, puisque c'est là que nous fîmes connaissance. +

+
+ + SIMON. +

+ Et dans des circonstances majeures, comme on dit mon petit Mathias avait affaire, pour le quart d'heure, à deux géants de Cosaques qui ne voulaient pas lui livrer leur drapeau. + Il ne leur demandait que ça, le gourmand. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Le plus méchant m'avait déjà allongé l'estafilade en question, que je lui avais rendue avec les intérêts. +

+
+ + SIMON. +

+ Et l'autre grand mâtin allait venger son camarade. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Quand un cuirassier de la garde tombe au milieu de nous et m'enlève dans le tas. + Je tenais toujours le drapeau_russe, mon adversaire ne tâchait pas de son côté. +

+
+ + SIMON. +

+ Si bien que j'emporte la grappe vivante au galop de mon cheval. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Et le moment d'après, mon brave Simon présentait à Murat en personne un camarade sauvé, un prisonnier russe et un drapeau enlevé à l'ennemi. + - Qui qu'a pris le drapeau ? s'écrie Murât, en secouant son panache de corbillard. + - C'est Simon, que je réponds. + – C'est Mathias, que tu répliques... + Tu as toujours eu l'esprit contrariant, toi. +

+
+ + SIMON. +

+ Et Murat nous décore tous les deux. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Un rude temps, Simon, mais un beau temps ! +

+
+ + SIMON. +

+ Nous allons boire à ce temps-là, camarade ! +

+ Il va chercher une bouteille d'eau-de-vie et des petits verres +
+ + MATHIAS, apercevant le pot de fleurs sur la table. +

+ Tiens ! + Depuis quand que t'as des jardins dans ta maison, toi ? +

+
+ + SIMON, avec joie. +

+ C'est le cadeau de ma petite-fille... + Elle a aussi pensé à ma fête. + Et elle n'a pas seulement songé à l'agréable, mais encore à l'utile..., utile durci, comme disait mon capitaine. + Elle m'a donné une douzaine de mouchoirs marqués à mon nom. +

+ Il tire un mouchoir de couleur de sa poche et se mouche. +
+ + MATHIAS, attendri. +

+ Comme c't enfant-là comprend les besoins du coeur humain !... + Et comme c'est ourlé !... + Est-ce ourlé ! + Veux-tu que je te dise : eh bien ! le jour de sa fête, moi je lui donnerai un châle, à ta petite Marie. +

+ Tous deux s'assoient à la table. +
+ + SIMON. +

+ Brave Mathias ! + Mais ne va pas faire de folies au moins. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Des folies ! + Eh bien ! + Quand je ferais des folies pour notre petite-fine, je voudrais bien savoir qui m'en empêcherait. + Je suis riche, d'ailleurs, puisque j'ai cinq cents francs de rente, outre ma pension. + Ça me rappelle que pas plus tard qu'hier, j'ai été toucher mon revenu chez mon notaire... + Car j'ai un notaire, moi! +

+
+ + SIMON. +

+ Eh bien ! + Moi aussi, j'ai un notaire. + Seulement toi, t'es le client du tien ; moi, je suis petit clerc chez le mien, voilà toute la différence. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Voilà !... + Je te disais donc qu'hier je sortais de chez mon notaire, le gousset garni. + Bah ! + Que je me dis, je m'en vais me régaler. + Et je m'en vais dîner au Palais-Royal..., à trente-deux_sous. +

+
+ + SIMON. +

+ Sardanaple, va ! +

+
+ + MATHIAS. +

+ Le fait est que c'était splendide..., de lumière surtout. + On voit bien clair pour quinze_sous ; on mange pour le reste. + Eh bien oui, mais en sortant de là, v'là qu'il me prend un remords. + Comment, vieil égoïste, que je me disais, tu fais comme ça des débauches tout seul! c'est vilain, ça ! + Le fait est que c'était vilain. + Et je me bougonnais en descendant la rue_du_Bouloy, quand j'aperçois, auprès d'un épicier, trois petits ramoneurs en contemplation devant un tonneau de figues sèches. + Paraît qu'on aime les figues ? + Que je dis comme ça, sans avoir l'air. + - Ah! oui, monchieur l'invalide, répond le plus petit de la bande. + Eh bien ! + Emplissez vos poches, mes enfants, et que ça déborde. + Ils ne se le font pas dire deux fois. + Je les aide moi-même au dégât, je prenais de la main droite, pendant que je payais de la main gauche... sans compter. +

+
+ + SIMON. +

+ C'est juste, puisqu'il est écrit que la main gauche ne doit pas savoir ce que donne la main droite. +

+ Il remplit les verres. +
+ + MATHIAS. +

+ Ah ! + L'épicier a compté, lui ; c'était son affaire à c't homme !... + Eh bien ! + Tu me croiras si tu voudras, mais il fallait ces figues-là pour faire passer mon dîner... + Et je m'en suis été fier comme un préfet en tournée. + Seulement, en rentrant chez moi, - j'avais plus le sou. +

+
+ + SIMON. +

+ Tu te ruineras, prodigue ! + À ta santé ! +

+
+ + MATHIAS. +

+ À la tienne, mon vieux. +

+ Ils boivent. +

+ Gentille eau-de-vie que tu as là. +

+
+ + SIMON. +

+ C'est un cadeau de mon ex-capitaine. + À sa mémoire ! +

+ Ils trinquent et boivent. +

+ On ne boit ce nanan-là qu'avec des amis, des lapins qui ont vu le soleil d'Austerlitz. + Voilà un beau jour. +

+

+ Et une belle bataille ! + Je m'y vois encore. + Notre corps d'armée s'avançait sur la gauche de l'armée_russe. +

+ Il fait le plan de la bataille avec sa canne. +
+ + SIMON. +

+ Non, sur la droite. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Sur la gauche. +

+
+ + SIMON. +

+ Sur la droite, je le sais bien, puisque j'ai été blessé ce jour-là. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Ostiné, va ! +

+
+ + SIMON. +

+ Mauvaise tête ! +

+
+ + MATHIAS. +

+ Tiens ! + Veux-tu que je dise pourquoi tu confonds tes positions, c'est parce que t'es gaucher. + Un gaucher se trompe toujours de côté, c'est son droit. +

+
+ + SIMON. +

+ Allons ! + Bon ! + Le voilà parti. + Pour cinq ou six petits verres. + Mon Dieu ! + Comme t'as la tête faible ! +

+
+ + MATHIAS. +

+ Vlà qu'il confond encore ! + Mais c'est toi, mon pauvre Simon, qu'un petit verre étourdit. + C'est vrai ! + Les femmes t'ont toujours reproché de ne pouvoir supporter un verre de vin. + Elles disaient : - Simon est un joli cavalier. + Et de fait, tu étais un joli... + Dame ! + Maintenant tu n'es plus... mais autrefois tu étais un joli cavalier... + Seulement les femmes te reprochaient. +

+
+ + SIMON, lancé à son tour. +

+ Qu'est-ce qu'il dit ? + Qu'est-ce qu'il dit ?... + Les femmes m'ont toujours adoré, au contraire !... + En ai-je fait des malheureuses, en 1810 ! +

+
+ + MATHIAS. +

+ Nous étions jeunes alors ! +

+
+ + SIMON. +

+ Je n'avais pas vingt-cinq_ans. +

+
+ + MATHIAS. +

+ En 1810 ? + Tu n'as donc pas tes petits quatre_vingt-dix_ans. +

+
+ + SIMON. +

+ Je les aurai aux vendanges. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Gamin, va ! + Moi je les ai eus à la Trinité. + Mais les femmes me disent généralement que je ne les porte pas. +

+
+ + SIMON. +

+ Ah ! + C'est que de notre temps on savait faire des hommes. +

+
+ + MATHIAS. +

+ On n'en fait plus comme nous. +

+
+ + SIMON. +

+ C'est défendu. + Te souviens-tu de certaine garnison à Dresde en Saxe ? +

+
+ + MATHIAS. +

+ Parbleu ! + Je sais bien que ça n'est pas en Picardie. + Pourquoi dis-tu Dresde en Saxe ? +

+
+ + SIMON. +

+ Je dis Dresde en Saxe... parce qu'on dit Dresde en Saxe... dans la société. + Te rappelles-tu Charlotte ? +

+
+ + MATHIAS, cherchant. +

+ Si je me rappelle Char... + Ah non ! + Je ne me rappelle pas du tout. +

+
+ + SIMON. +

+ La belle Charlotte de Dresde... qui avait des yeux grands comme... +

+ Après avoir cherché autour de lui un terme de comparaison, il indique le large cercle de ses lunettes. +

+ Comme ça. +

+
+ + MATHIAS, se ravisant. +

+ J'y suis... +

+ Avec suffisance. +

+ J'y suis ! + Et des mains mignonnes... +

+ Il regarde tour à tour les mains de Simon et les siennes. +

+ Plus mignonnes que ça, par exemple. + Si je m'en souviens ! + Ah ! + Je l'ai bien aimée cette femme-là ! + Elle me le rendait, du reste. +

+
+ + SIMON. +

+ Qu'est-ce qu'il dit encore ? +

+
+ + MATHIAS. +

+ Je dis : Ah ! + Je l'ai bien aimée cette femme-là ! +

+
+ + SIMON. +

+ Il bat la campagne ! + Comme tu baisses, mon pauvre Mathias ! + C'est moi qu'elle adorait, à preuve que je devais t'épouser, sitôt l'Europe conquise. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Toi ! +

+
+ + SIMON. +

+ Parbleu ! +

+
+ + MATHIAS, piqué. +

+ Toi !... + Comme si ce n'était pas moi qui allais pas tous les matins dans la rue aux Juifs, où elle habitait. + Dis un peu que je n'allais pas tous les matins dans la rue_aux_Juifs où elle habitait. +

+
+ + SIMON, de même. +

+ Mon Dieu ! + Je ne dis pas que tu n'allais pas tous Les matins dans la rue_aux_Juifs où elle habitait... mais c'était pour me faire la courte échelle pendant que je lui jetais des bouquets par sa fenêtre. +

+ Se levant et chancelant, avec un geste de triomphe. +

+ Car je lui jetais des fenêtres par ses bouquets.... + Non... +

+
+ + MATHIAS. +

+ Bon ! + Il embrouille maintenant la fenêtre et les bouquets... + Voyons, Simon ! + Du sang-froid, mon ami ! + Tu sais bien que c'est moi qui menais Charlotte, tous les lundis, au bal. +

+
+ + SIMON. +

+ Mais non, puisque c'est moi qui la conduisais tous les dimanches, à la comédie... + Que diable ! + Raisonnons, Mathias ! +

+
+ + MATHIAS. +

+ C'est ça, raisonnons. +

+ Ils boivent de plus en plus. +
+ + SIMON. +

+ Et suis bien mon raisonnement... + Les femmes n'aiment que les beaux hommes, n'est-ce pas ? +

+
+ + MATHIAS. +

+ Eh bien ? +

+
+ + SIMON, avec dédain. +

+ Eh bien ! + Tu n'as jamais été un bel homme, toi. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Je n'ai jamais été bel homme, bel homme, c'est possible ; mais j'avais mes agréments. + D'abord les femmes m'ont toujours trouvé de la conversation. +

+
+ + SIMON. +

+ Des bêtises ! + Les femmes n'ont jamais aimé des pousse-cailloux de fantassins comme toi. +

+
+ + MATHIAS, se fâchant. +

+ Pousse-cailloux ! + Mais c'est avec ces pousse-cailloux-là que Napoléon a fait le tour de l'Europe, et sans passeport, mon vieux. + S'il n'avait eu, pour lui frayer son chemin, que des poulets d'Inde comme vous autres, il n'aurait seulement pas dépassé Vaugirard !... + Pousse-cailloux ! +

+
+ + SIMON, blessé au coeur. +

+ Tu offenses mon arme, Sargent. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Je lui rends justice, maréchal_des_logis ! + Et je dis que la cavalerie n'est, bonne... qu'à monter à cheval. + La vraie force de la France, c'est l'infanterie ! +

+ Buvant et criant. +

+ Vive l'infanterie ! +

+
+ + SIMON, buvant et criant. +

+ Vive la cavalerie ! +

+
+ + MATHIAS. +

+ La cavalerie ! + Mais a-t-elle seulement remporté une bataille, la cavalerie ? + A-t-elle jamais pris une ville d'assaut, la cavalerie ? +

+
+ + SIMON, la main sur son sabre. +

+ Ah mais ! + Ah mais ! + Tu me manques, Mathias. +

+
+ + MATHIAS, de même. +

+ Je te touche, au contraire, et juste...; puisque vous vous fâchez. +

+
+ + SIMON. +

+ Sache, mon petit tourlourou, qu'un cavalier vaut deux fantassins, c'est connu ça ; c'est dans tous les livres ! +

+
+ + MATHIAS. +

+ À preuve que j'ai fait descendre la garde un jour à deux hussards autrichiens qui me barraient le passage. +

+
+ + SIMON. +

+ Je te parle des cavaliers français, imbécile ! +

+
+ + MATHIAS. +

+ Ç'aurait été des cavaliers français imbéciles, que ç'aurait été absolument la même chose. +

+
+ + SIMON. +

+ J'en connais un qui rabattrait ta crânerie, Sargent. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Je voudrais bien voir cela, maréchal_des_logis. +

+
+ + SIMON. +

+ Ça ne sera pas long. +

+ Il tire son sabre. +

+ En garde, mon petit voltigeur. +

+
+ + MATHIAS. +

+ En garde, mon grand cuirassier ! +

+ Il essaye vainement de tirer son sabre. +

+ Cré !!! + Aide-moi donc à tirer mon sabre... + Il est rouillé dans le fourreau. +

+
+ + SIMON, l'aidant à dégainer. +

+ Prends garde de lui ressembler. +

+ Ils se mettent en garde. +
+ + MATHIAS. +

+ Nous verrons bien... +

+ Ils ferraillent. Tout à coup Mathias rompt la garde, il se frappe le front. +

+ Tonnerre ! + Sommes-nous bêtes ? +

+
+ + SIMON. +

+ Tu recules ? +

+
+ + MATHIAS. +

+ Non pas, morbleu mais nous ne sommes pas des vagabonds pour nous battre ainsi sans faire nos testaments. + Donne-moi de l'encre et du papier. +

+
+ + SIMON. +

+ C'est juste. + En voilà. +

+
+ + MATHIAS, de même. +

+ Merci. +

+ Il s'assoient chacun de leur côté et écrivent. +

+ Achevons. +

+
+ + SIMON. +

+ Écrivons. +

+
+ + MATHIAS. +

+ As-tu fini, tête de mule ? +

+
+ + SIMON. +

+ Oui, tête de baudet. +

+ Ils posent leurs testaments sur la table. +
+ + MATHIAS. +

+ Eh bien reprenons la conversation. +

+ Ils se remettent en garde, Simon fait de vains efforts pour plier le jarret. +

+ Oh ! + Oh ! + Tu n'as plus ton jarret de vingt_ans, mon camarade. +

+ Mathias porte un coup dans le vide. En ferraillant ils tournent et changent de côté. +
+ + SIMON. +

+ Ta vue baisse, mon vieux ! + Tu veux tuer les mouches, comme si nous n'étions pas en hiver. +

+ Se frappant le front à son tour et rompant brusquement la garde. +

+ Allons, bon ! + J'ai oublié de signer mon testament. +

+
+ + MATHIAS. +

+ Tiens ! + Moi aussi !!! +

+ Ils reprennent les testaments déposés sur la table en se trompant de côté. +
+ + SIMON, lisant avec peine. +

+ Qu'est-ce que j'ai grisonné là ? +

+
+ + MATHIAS, de même. +

+ Mais ça n'est pas mon écriture ! +

+
+ + SIMON, déchiffrant le testament de Mathias. +

+ « Si je meurs je donne toute ma fortune. à mon vieil ami Simon et à sa petite-fille. » +

+
+ + MATHIAS, lisant le testament de Simon. +

+ « Si je succombe, je lègue ma petite-fille à mon vieil ami Mathias. » +

+ Emu et dégrisé. +

+ Il me lègue sa petite-fille. +

+
+ + SIMON, de même. +

+ Comme ça, si je l'avais tué, il me laissait son bien. +

+
+ + MATHIAS, pleurant. +

+ Si je l'avais descendu, il me léguait sa petite Marie ! + Ah ! + C'est gentil, ça. + Brave Simon, va ! +

+
+ + SIMON, de même. +

+ Brave Mathias ! +

+ Une pause et des sanglots. +

+ Dans mes bras, mon ami, dans mes bras. +

+ Ils se jettent dans les bras l'un de l'antre et pleurent ensemble. Se mouchant. +

+ Voyons ! + Ne pleure donc pas comme ça, l'argent. +

+
+ + MATHIAS. +

+ C'est plus fort que moi, maréchal_des_logis ! + Quand je pense que nous allions peut-être.... + Faut avouer que je suis un fier animal. +

+
+ + SIMON, dememe. +

+ C'est moi qui suis une bête... + Brute... + D'abord, je te taquine toujours... et pour des bêtises encore. +

+
+ + MATHIAS, vivement. +

+ Mais non ! + Puisque c'est moi qui ! + Au fait, maintenant que je me rappelle, c'était bien toi que Charlotte aimait. +

+
+ + SIMON. +

+ Non ! + À présent je me souviens, c'est toi qu'elle préférait. +

+
+ + MATHIAS, avec impatience. +

+ Je te dis que non ! +

+
+ + SIMON, avec colère. +

+ Je te dis que si ! +

+
+ + MATHIAS. +

+ Je te dis. +

+
+ + SIMON. +

+ Eh bien ! + Allons-nous recommencer ? +

+ Ils se regardent et se mettent à rire. +
+ + MATHIAS, confidentiellement. +

+ Tiens ! + Veux-tu que je te dise ? + Charlotte ne nous aimait ni l'un ni l'autre. +

+
+ + SIMON. +

+ À moins qu'elle ne nous ait préférés tous les deux. +

+ Chant de jeune fille dans la coulisse. +
+ + MATHIAS. +

+ Silence, mauvais sujet ! + Voici ta petite Marie. +

+
+
+
+ +
+
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+ QUITTE POUR LA PEUR +
+ SCÈNE PREMIÈRE. La Duchesse, Rosette. + + LA DUCHESSE, achevant de se parer pour le jour, se regardant dans sa toilette et posant une mouche. +

+ Mais, Rosette, conçoit-on la négligence de ces médecins ? +

+
+ + ROSETTE. +

+ Ah ! + Madame, cela n'a pas de nom. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Moi qui suis souffrante ! +

+
+ + ROSETTE. +

+ Madame_la_Duchesse qui est si souffrante ! +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Moi qui n'ai jamais consenti à prendre d'autre médecin que ce bon vieux Tronchin ! + Le chevalier m'en a voulu longtemps. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Pendant plus d'une heure. +

+
+ + LA DUCHESSE, vivement. +

+ C'est-à-dire qu'il a voulu m'en vouloir, mais qu'il n'a pas pu. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Il vient d'envoyer deux bouquets par son coureur. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Et il n'est pas venu lui-même ! + Ah ! + C'est joli. + Moi, je vais sortir à cheval. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Monsieur_Tronchin a défendu le cheval à Madame. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Mais je suis malade, j'en ai besoin. +

+
+ + ROSETTE. +

+ C'est parce que Madame_la_Duchesse est malade, qu'il ne le faut pas. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Alors je vais écrire au chevalier pour le gronder. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Monsieur_Tronchin a défendu à Madame de s'appliquer et de tenir sa tête baissée. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Eh bien ! + Je vais chanter, ouvrez le clavecin, Mademoiselle. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Mon Dieu ! + Comment dirai-je à Madame que Monsieur_Tronchin lui a défendu de chanter. +

+
+ + LA DUCHESSE, tapant du pied. +

+ Il faut donc que je me recouche, puisque ! + Je ne puis rien faire. + - Je vais lire. + Non, fais-moi la lecture. + - Je vais me coucher sur le sofa, la tète me tourne, et j'étouffe. + Je ne sais pourquoi... +

+
+ + ROSETTE, prenant un livre. +

+ Voici Estelle_de_Monsieur_de_Florian et les ORAISONS_CÉLÈBRES_de_Monsieur_de_Bossuet. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Lis ce que tu voudras, va. +

+
+ + ROSETTE, lit. +

+ « Némorin, à chaque aurore, allait cueillir les bleuets qu'Estelle... + Les bleuets qu'Estelle aimait à mêler dans les longues tresses de ses cheveux noirs. » +

+ Elle pose le livre. +
+ + LA DUCHESSE. +

+ Qu'il est capricieux le chevalier ! + Il ne veut plus que je mette de corps en fer, comme si l'on pouvait sortir sans cela. + Lis toujours, va. +

+
+ + ROSETTE, continue, et, après avoir quitté Florian, prend Bossuet sans s'en douter. +

+ « Pour moi, s'il m'est permis après tous les autres de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets ! + Vous vivrez éternellement dans ma mémoire. » +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Je ne conçois pas qu'il ne soit pas encore arrivé. + Comme il était bien hier avec ses épaulettes de diamant ! +

+
+ + ROSETTE, continue. +

+ « Heureux, si averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau. + ( Tiens, c'est drôle ça : Au troupeau ! ) + Troupeau que je dois nourrir de la parole divine, les restes d'une voix qui tombe, et... » +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Le voilà commandeur de Malte à présent. + Sans ses voeux, il se serait peut-être marié, cependant. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Oh! + Madame ! + Par exemple !... +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Lis toujours, va, je t'entends. +

+
+ + ROSETTE, continue. +

+ ... « Et d'une ardeur qui s'éteint... » + Ah ! + Les bergers et les troupeaux, ce n'est pas bien amusant;; +

+ Elle jette les livres. +
+ + LA DUCHESSE. +

+ Crois-tu qu'il se fût marié ? + - Dis. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Jamais sans la permission de Madame_la_Duchesse. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ S'il n'avait pas dû être plus marié que Monsieur_le_Duc, j'aurais bien pu la lui donner... + Hélas ! + Dans quel temps vivons-nous ? + Comprends-tu bien qu'un homme soit mon mari, et ne vienne pas chez moi ? + M'expliquerais-tu bien ce que c'est précisément qu'un maître inconnu qu'il me faut respecter, craindre et aimer comme Dieu, sans le voir, qui ne se soucie de moi nullement, et qu'il faut que j'honore ; dont il faut que je me cache, et qui ne daigne pas m'épier ; qui me donne seulement son nom à porter de bien loin, comme on le donne à une terre abandonnée? +

+
+ + ROSETTE. +

+ Madame, j'ai un frère qui est fermier, un gros fermier de Normandie, et il répète toujours que lorsqu'on ne cultive pas une terre, on ne doit avoir de droit ni sur ses fleurs ni sur ses fruits. +

+
+ + LA DUCHESSE, avec orgueil. +

+ Qu'est-ce que vous dites donc, Mademoiselle ? + Cherchez ma montre dans mon écrin. +

+ Après avoir rêvé un peu. +

+ - Tiens, ce que tu dis là n'a pas l'air d'avoir le sens commun. + Mais je crois que cela mènerait loin en politique, si l'on voulait y réfléchir. + Donne-moi un flacon, je me sens faible. + - Ah ! + Quand j'étais au couvent, il y a deux ans, si mes bonnes religieuses m'avaient dit comment on est marié, j'aurais commencé par pleurer de tout mon coeur, toute une nuit, ensuite j'aurais bien pris une grande résolution ou de me faire abbesse ou d'épouser un homme qui m'eût, aimée. Il est vrai que ce n'aurait pas été le chevalier, ainsi +

+
+ + ROSETTE. +

+ Ainsi il vaut peut-être mieux que le monde aille de cette façon. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Mais de cette façon, Rosette, je ne sais comment je vis, moi. + Il est bien vrai que je remplis tous mes devoirs de religion, mais aussi, à chaque confession, je fais une promesse de rupture que je ne tiens pas. + Je crois bien que l'abbé n'y compte guère, à dire le vrai, et ne le demande pas sérieusement ; mais enfin c'est tromper le bon Dieu. + Et pourquoi cette vie gênée et tourmentée, cet hommage aux choses sacrées, aussi public que le dédain de ces choses ? + Moi, je n'y comprends rien, et tout ce que je sais faire, c'est d'aimer celui que j'aime. + Je vois que personne ne m'en veut après tout. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Ah ! + Bon_Dieu ! + Madame, vous en vouloir ? + Bien au contraire, je crois qu'il n'y a personne qui ne vous sache gré à tous deux de vous aimer si bien. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Crois-tu ? +

+
+ + ROSETTE. +

+ Cela se voit dans les petits sourires d'amitié qu'on vous fait en passant quand il donne le bras à Madame_la_Duchesse. + Vos deux familles le reçoivent ici avec un amour... +

+
+ + LA DUCHESSE, soupirant. +

+ Oui, mais il n'est pas ici chez lui... et cependant c'est là ce qu'on appelle le plus grand bonheur du monde, et tel qu'il est, on n'oserait pas le souhaiter à sa fille. +

+ Après un peu de rêverie. +

+ Sa fille ! + Ce mot-là me fait trembler. + Est-ce un état bienheureux que celui où l'on sent que, si l'on était mère, on en mourrait de honte ; que l'insouciance et les ménagements du grand inonde finiraient là tout à coup, et se changeraient en mépris et en froideur ; que les femmes qui pardonnent à l'amante fermeraient leur porte à la mère, et que tous ceux qui me passent l'oubli d'un mari, ne me passeraient pas l'oubli de son nom ? + Car ce n'est qu'un nom qu'il faut respecter, et ce nom vous lient enchaînée, ce nom est suspendu sur votre tête, comme une épée ! + Que celui qu'il représente soit pour vous tout ou rien, n'importe ! + Nous avons ce nom écrit sur le collier, et au bas : J'appartiens... +

+
+ + ROSETTE. +

+ Mais, Madame, serait-on si méchant pour vous ? + Madame est si généralement aimée ! +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Quand on ne serait pas méchant, je me ferais justice à moi-même et une justice bien sévère, croyez-moi. + - Je n'oserais pas seulement lever les yeux devant ma mère, et même, je crois, sur moi seule. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Bon Dieu ! + Madame m'effraie, +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Assez. + Nous parlons trop de cela, Mademoiselle, et je ne sais pas comme nous y sommes venues. + Je ne suis pas une héroïne de roman, je ne me tuerais pas, mais certes j'irais me jeter pour la vie dans un couvent. +

+
+
+
+ SCÈNE II. La Duchesse, Rosette, Un Laquais. + + LE LAQUAIS. +

+ Monsieur_le_docteur_Tronchin demande si madame la duchesse peut le recevoir. +

+
+ + LA DUCHESSE, à Rosette. +

+ Allez dire qu'on le fasse entrer. +

+
+
+
+ SCÈNE III. La Duchesse, Tronchin appuyé sur une longue canne aussi haute que lui, vieux, voûté, portant une perruque à la Voltaire. + + LA DUCHESSE, gaiement. +

+ Ah ! + Voilà mon bon vieux docteur ! +

+ Elle se lève et court au devant de lui. +

+ Allons, appuyez-vous sur votre malade. +

+ Elle lui prend le bras et le conduit à un fauteuil. +

+ Quelle histoire allez-vous me conter ? + Docteur, quelle est l'anecdote du jour ? +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Ah ! + Belle dame ! + Belle dame ! + Vous voulez savoir les anecdotes des autres, prenez garde de ni en fournir une vous-même. + Donnez-moi votre main, voyons ce pouls, Madame... + Mais asseyez-vous... + Mais ne remuez donc pas toujours, vous êtes insaisissable. +

+
+ + LA DUCHESSE, s'asseyant. +

+ Eh bien ! + Voyons, que me direz-vous ? +

+
+ + TRONCHIN, tenant le pouls de la duchesse. +

+ Vous savez l'histoire qui court sur la Présidente, n'est-il pas vrai, Madame ? +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Eh ! + Mon Dieu, non, je ne m'informe point d'elle. +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Eh ! + Pourquoi ne pas vouloir vous en informer ? + Vous vivez par trop détachée de tout aussi. + - Si j'osais vous donner un conseil, ce serait de montrer quelque intérêt aux jeunes femmes de la société dont l'opinion pourrait vous défendre, si vous en aviez besoin un jour ou l'autre. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Mais j'espère n'avoir nul besoin d'être défendue, Monsieur. +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Ah ! + Madame, je suis sûr que vous êtes bien tranquille au fond du coeur ; mais je trouve que vous me faites appeler bien souvent depuis quelques jours. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Je ne vois pas, Docteur, ce que vos visites ont de commun avec l'opinion du monde sur moi. +

+
+ + TRONCHIN. +

+ C'est justement ce que me disait la présidente, et elle s'est bien aperçue de l'influence d'un médecin sur l'opinion publique. + - Je voudrais bien vous rendre aussi confiante qu'elle. + - Je l'ai tirée, ma foi, d'un mauvais pas ; mais je suis discret, et je ne vous conterai pas l'histoire, puisque vous ne vous intéressez pas à elle. + - Point de fièvre, mais un peu d'agitation.... restez, restez.... ne m'ôtez pas votre main, Madame. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Quel âge a-t-elle, la présidente ? +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Précisément le vôtre, Madame. + Ah ! + Comme elle était inquiète ! + Son mari n'est pas tendre, savez-vous ? + Il allait, ma foi, faire un grand éclat. + Ah ! + Comme elle pleurait ! + Mais tout cela est fini à présent. + Vous savez, belle dame, que la reine va jouer la comédie à Trianon ? +

+
+ + LA DUCHESSE, inquiète. +

+ Mais la présidente courait donc un grand danger ? +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Un danger que peuvent courir bien des jeune femmes ; car enfin j'ai vu bien des choses comme cela dans ma vie. + Mais autrefois cela s'arrangeait par la dévotion plus facilement qu'aujourd'hui. + À présent c'est le diable. + Je vous trouve les yeux battus. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ J'ai mal dormi cette nuit après votre visite. +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Je ne suis pourtant pas méchant, bien effrayant pour vous. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ C'est votre bonté qui est effrayante, et votre silence qui est méchant. + Cette femme dont vous parlez, voyons, après tout, est-elle déshonorée ? +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Non, mais elle pouvait l'être et de plus abandonnée de tout le monde. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Et pourtant tout le monde sait qui elle aime. +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Tout le monde le sait et personne ne le dit. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Et tout d'un coup on eût changé à ce point ? +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Madame, quand une jeune femme a une faiblesse publique, tout le monde a son pardon dans le coeur et sa condamnation sur les lèvres. +

+
+ + LA DUCHESSE, vite. +

+ Et les lèvres nous jugent. +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Ce n'est pas la faute qui est punie, c'est le bruit qu'elle fait. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Et les fautes, Docteur, peuvent-elles être toujours sans bruit ? +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Les plus bruyantes, Madame, ce sont d'ordinaire les plus légères fautes, et les plus fortes sont les plus silencieuses; j'ai toujours vu ça. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Voilà qui est bien contre le bon sens, par exemple. +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Comme tout ce qui se fait dans le monde, Madame. +

+
+ + LA DUCHESSE, se levant et lui tendant la main. +

+ Docteur, vous êtes franc ? +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Toujours plus qu'on ne le veut, Madame. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ On ne peut jamais l'être assez pour quelqu'un dont le parti est pris d'avance. +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Un parti pris d'avance est souvent le plus mauvais parti, Madame. +

+
+ + LA DUCHESSE, avec impatience. +

+ Que vous importe ? + C'est mon affaire ; je veux savoir de vous quelle est ma maladie ? +

+
+ + TRONCHIN. +

+ J'aurais déjà dit ma pensée à Madame_la_Duchesse, si je connaissais moins le caractère de Monsieur_le_Duc. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Eh bien ! + Que ne me parlez-vous de son caractère ? + Quoique je n'aime pas à l'entendre nommer, comme il n'est pas impossible qu'il ne survienne par la suite quelque événement qui nous soit commun... je... +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Il est furieusement fantasque, Madame ; je l'ai vu haut comme ça ! +

+ Mettant la main à la hauteur de la tête d'un entant. +

+ Et toujours le même, suivant tout à coup son premier mouvement avec une soudaineté irrésistible et impossible à deviner. + Dès l'enfance, cette impétuosité s'est montrée et n'a fait que croître avec lui. + Il a tout fait de cette manière dans sa vie, allant d'un extrême à l'autre sans hésiter. + Cela lui a fait faire beaucoup de grandes choses et beaucoup de sottises aussi, mais jamais rien de commun. + Voilà son caractère. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Vous n'êtes pas rassurant, docteur ; s'il va d'un extrême à l'autre, il m'aimera bien, et je ne saurai que faire de cet amour-là. +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Ce n'est pourtant pas ce qui peut vous arriver de pis aujourd'hui, Madame. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Ah ! + Mon Dieu, que me dit-il là ! +

+ Elle frappe du pied. +
+ + TRONCHIN. +

+ C'est un fort grand seigneur, Madame, que Monsieur_le_Duc. + Il a toute l'amitié du roi et un vaste crédit à la cour. Quiconque l'offenserait serait perdu sans ressource, et comme il a beaucoup d'esprit et de pénétration, comme outre cela il a l'esprit ironique et cassant, il n'est pas possible de lui insinuer sans péril un plan de conduite, quel qu'il soit, et vouloir le diriger serait une haute imprudence. + Le plus sûr avec lui serait une franchise totale. +

+
+ + LA DUCHESSE, s'est retournée plusieurs fois en rougissant ; elle se lève et va à la fenêtre. +

+ Assez, assez, par grâce, je vous en supplie, Monsieur ; je me sens rougir à chaque mot que vous me dites, et vous me jetez dans un grand embarras. +

+ Elle lui parle siins le regarder. +

+ Je vous l'avoue, je tremble comme vin enfant. + - Je ne puis supporter cette conversation. + Les craintes terribles qu'elle fait naître en moi me révoltent et m'indignent contre moi-même. + - Vous êtes bien âgé, Monsieur_Tronchin, mais ni votre âge, ni votre profession savante ne m'empêchent d'avoir honte qu'un homme puisse me parler, en face, de tant de choses que je ne sais pas, moi, et dont on ne parle jamais ! +

+ Une larme s'échappe. + Avec autorité. +

+ Je ne veux plus que nous causions davantage. +

+ Tronchin se lève. +

+ La vérité que vous avez à me dire et que vous me devez, écrivez-la ici, je l'enverrai prendre tout_à_l_heure. + - Voici une plume. + Ce que vous écrirez pourrait bien être un arrêt, mais je n'en aurai nul ressentiment Contre vous, +

+ Elle lui serre la main, le docteur baise sa main. +

+ Votre jugement est le jugement de Dieu. + - Je suis bien malheureuse ! +

+ Elle sort vite. +
+
+
+ SCÈNE IV. + + TRONCHIN, seul. + 11 se rassied, écrit un billet, s'arrête et relit ce qu'il vient d'écrire ; puis il dit : +

+ La science inutile des hommes ne pourra jamais autre chose que détourner une douleur par une autre plus grande. + À la place de l'inquiétude et de l'insomnie, je vous donne la certitude et le désespoir. +

+ Il s'essuie les yeux où roule une larme. +

+ Elle souffrira, parce qu'elle a une âme candide dans son égarement, franche au milieu de la fausseté du monde, sensible dans une société froide et polie, passionnée dans un temps d'indifférence, pieuse dans un siècle d’irréligion. + Elle souffrira sans doute ; mais, dans le temps et le monde où nous sommes, la nature usée, faible et fardée dès l'enfance, n'a pas plus d'énergie pour les transports du malheur que pour ceux de la félicité. + Le chagrin glissera sur elle, et d'ailleurs je vais lui chercher du secours à la source même de son infortune. +

+
+
+
+ SCÈNE V. TRONCHIN, ROSETTE. + + ROSETTE. +

+ Monsieur, je viens chercher. +

+
+ + TRONCHIN, lui donnant un papier. +

+ Prenez, Mademoiselle. +

+ Rosette sort. +
+
+
+ SCENE VI. + + TRONCHIN, seul. +

+ Son mari doit être à Trianon, ou à Versailles. + Je puis m'y rendre dans deux_heures_et_demie. +

+
+
+
+ SCÈNE VII. Tronchin, Rosette. +On entend un grand cri de la duchesse. + + TRONCHIN. +

+ Rosette revient toute pâle... +

+
+ + ROSETTE. +

+ Ah ! + Monsieur, voyez Madame_la_Duchesse, comme elle pleure ! +

+ Elle entr'ouvre une porte vitrée. +
+ + TRONCHIN. +

+ Ce n'est rien, ce n'est rien qu'une petite attaque de nerfs ; vous lui ferez prendre un peu d'éther, et vous brûlerez une plume dans sa chambre ; celle-ci, par exemple. + - Sa maladie,ne peut pas durer plus de huit mois. + Je vais à Versailles. +

+ Il sort. +
+ + ROSETTE. +

+ Comme ces vieux médecins sont durs ! +

+ Elle court chez la duchesse. +
+
+
+ SCÈNE VIII. Le Duc, Tronchin, entrent ensemble. +Versailles. - La chambre du duc. + + LE DUC. +

+ Vous en êtes bien sûr, Docteur ? +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Monsieur_le_Duc, j'en réponds sur ma tête. +

+
+ + LE DUC, s'assuyant et taillant une plume. +

+ Allons, il est bon de savoir à quoi s'en tenir. + Vous la voyez très souvent? Asseyez-vous donc! +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Presque tous les jours je passe chez elle pour des migraines, des bagatelles... +

+
+ + LE DUC. +

+ Et comment est-elle, ma femme ? + Est-elle jolie, est-elle agréable ? +

+
+ + TRONCHIN. +

+ C'est la plus gracieuse personne de la terre. +

+
+ + LE DUC. +

+ Vraiment ? + Je ne l'aurais pas cru ; le jour où je la vis, ce n'était pas ça du tout. + C'était tout empesé, tout guindé, tout raide ; ça venait du couvent, ça ne savait ni entrer, ni sortir ; ça saluait tout d'une pièce ; de la fraîcheur seulement, la beauté du diable. +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Oh ! + À_présent, Monsieur_le_Duc, c'est tout autre chose. +

+
+ + LE DUC. +

+ Oui, oui, le chevalier doit l'avoir formée. + Le petit chevalier a du monde. + Je suis fâché de ne pas la connaître. +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Ah ! + Çà, il faut avouer, entre nous, que vous en aviez bien la permission. +

+
+ + LE DUC, prenant du tabac pour le verser d'une tabatière d'or dans une à portrait. +

+ Ça peut bien être ! + Je ne dis pas le contraire, Docteur, mais, ma foi, c'était bien difficile. La marquise est bien la femme la plus despotique qui jamais ait vécu ; vous savez bien qu'elle ne m'eût jamais laissé marier, si elle n'eût été bien assurée de moi, et bien certaine que ce serait ici, comme partout à présent, une sorte de cérémonie de famille, sans importance et sans suites. +

+
+ + TRONCHIN. +

+ Sans importance, cela dépend de vous, mais sans suites, Monsieur_le_Duc. +

+
+ + LE DUC, sérieusement. +

+ Cela dépend aussi de moi, plus qu'on ne croit, Monsieur; mais c'est mon affaire. +

+ Il se lève et se promène. +

+ Savez-vous à quoi je pense, mon vieil ami ? + C'est que l'honneur ne peut pas toujours être compris de la même façon. + Dans la passion, le meurtre peut être sublime ; mais dans l'indifférence, il serait ridicule, et dans un homme d'état ou un homme de cour, par ma foi, il serait fou. +

+

+ Tenez, regardez ! + Moi, par exemple, je sors de chez le roi. + Il a eu la bonté de me parler d'affaires assez longtemps. + Il regrette Monsieur_d_Orvilliers, mais il l'abandonne à ses ennemis, et le laisse quitter le commandement de la flotte avec laquelle il a battu les Anglais. + Moi, qui suis l'ami de d_Orvilliers et qui sais ce qu'il vaut, cela m'a fait de la peine ; je viens d'en parler vivement, je me suis avancé pour lui. + Le roi m'a écouté volontiers et est entré dans mes raisons.Il m'a présenté ensuite Franklin, le docteur_Franklin, l'imprimeur, l'Américain, l'homme pauvre, l'homme en habit gris, le savant, le sage, l'envoyé du Nouveau-Monde à l'ancien, grave comme le paysan du Danube, demandant justice a l'Europe pour son pays, et l'obtenant de Louis_XVI ; j'ai eu une longue conférence avec ce bon Franklin; je l'ai vu ce matin même présenter son petit-fils au vieux Voltaire, et demander à Voltaire une bénédiction, et Voltaire ne riant pas, Voltaire étendant les mains aussi gravement qu'eût fait le souverain pontife, et secouant sa tête octogénaire avec émotion, et disant sur la tête de l'enfant : Dieu et la liberté ! + - C'était beau, c'était solennel, c'était grand. +

+

+ Et au retour, le roi m'a parlé de tout cela avec la justesse de son admirable bon sens ; il voit l'avenir sans crainte, mais non sans tristesse; il sent qu'une révolution partant de France peut y revenir. + Il aide ce qu'il ne peut empêcher, pour adoucir la pente ; mais il la voit rapide et sans fond, car il pense et parle en législateur quand il est avec ses amis. Mais l'action l'intimide. + Au sortir de l'entretien, il m'a donné ma part dans les événements présents et à venir. +

+

+ Voilà ma matinée. + - Elle est sérieuse, comme vous voyez, et maintenant, en vérité, m'occuper d'une affaire de... de quoi dirai-je ? + De ménage ?... + Oh ! + Non ! - + Quelque chose de moins que cela encore Une affaire de boudoir et d'un boudoir que je n'ai jamais vu... en bonne vérité, vous le sentez, cela ne m'est guère possible. + Un sourire de pitié est vraiment tout ce que cela me peut arracher. + Je suis si étranger à cette jeune femme, moi, que je n'ai pas le droit de la colère, mais elle porte mon nom, et quant à ce qu'il y a dans ce petit événement, qui pourrait blesser l'amour propre de l'un ou l'intérêt de l'autre, fiez vous-en à moi pour ne tirer d'elle qu'une vengeance de bonne compagnie. + Pauvre petite femme ! + Elle doit avoir une peur d'enfer ! +

+ Il rit et prend son épée. +

+ Venez-vous avec moi voir la marquise au Petit-Trianon ? + Je l'ai trouvée assez pâle ce matin, elle m'inquiète. +

+ Il sonne. À ses gens. +

+ Ce soir, à_onze_heures, on me tiendra un carrosse prêt pour aller à Paris. + Passez, mon cher Tronchin. +

+
+ + TRONCHIN, à part. +

+ Je n'ai plus qu'à les laisser faire à présent. +

+ Ils sortent. +
+
+
+ SCÈNE IX. La Duchesse, Rosette. +À Paris. La chambre à coucher de la Duchesse. + + LA DUCHESSE, seule. + Elle est à sa toilette, en peignoir, prête à se coucher, ses cheveux à demi poudrés répandus sur son sein, comme ceux d'une Madeleine, en longs flots, nommés repentirs. +

+ Quelle heure est-il ? +

+
+ + ROSETTE, achevant de la coiffer pour la nuit et do lui ôter sa toilette de cour. +

+ Onze_heures_et_demie, Madame, et Monsieur_le_Chevalier.... +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Il ne viendra plus à présent. + Il a bien fait de ne pas venir aujourd'hui. + - J'aime mieux ne pas l'avoir vu. + J'ai bien mieux pleuré. - +

+

+ Chez qui peut-il être allé ? + - À présent, je vais être bien plus jalouse, à présent que je suis si malheureuse ! + - Quels livres m'a envoyés l'abbé ? +

+
+ + ROSETTE. +

+ Les_Contes_de_Monsieur_l_abbé_de_Voisenon. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Et le chevalier ? +

+
+ + ROSETTE. +

+ Le_Petit_Carême_et_l_Imitation. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Ah ! + Comme il me connaît bien ! + Sais-tu, Rosette, que son portrait est bien ressemblant ! + Tiens, il avait cet habit-là quand la reine lui a parlé si longtemps, et pendant tout ce temps-là, il me regardait de peur que je ne fusse jalouse. + Tout le monde l'a remarqué. + Oh ! + Il est charmant ! +

+ Soupirant. +

+ Ah ! + Que je suis malheureuse, n'est-ce pas, Rosette! +

+
+ + ROSETTE. +

+ Oh! oui, Madame. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Il n'y a pas de femme plus malheureuse que moi sur toute la terre. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Oh ! + Non, Madame. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Je vais me coucher... + Laissez-moi seule, je vous rappellerai. +

+ Rosette sort. +

+ Je vais faire mes prières. +

+
+
+
+ SCÈNE X. + + LA DUCHESSE, seule. + Elle va ouvrir les rideaux de son lit, et en voyant le crucifix clic a peur ; elle crie : +

+ Rosette ! + Rosette ! +

+
+
+
+ SCÈNE XI. La Duchesse, Rosette. + + ROSETTE, effrayée. +

+ Madame ! +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Quoi donc ? +

+
+ + ROSETTE. +

+ Madame m'a appelée. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Ah ! + Je voulais... mon peignoir. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Madame_la_Duchesse l'a sur elle. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ J'en voulais un autre. + - Non, restez avec moi, j'ai peur. + - Restez sur le sofa, je vais lire. +

+ À part. +

+ Je n'ose pas faire un signe de croix. + - À quelle heure le chevalier vient-il demain matin ? + Ah ! + Je suis la plus malheureuse femme du monde. +

+ Elle pleure. +

+ Allons, mets dans la ruelle un flambeau et la_Nouvelle_Héloïse. +

+ Tenant le livre. +

+ Jean-Jacques ! + Ah ! + Jean-Jacques ! + Vous savez, vous, combien d'infortunes se cachent sous le sourire d'une femme. +

+ On frappe à une porte de la rue, une voiture roule. +

+ On frappe à la porte ! + Ce n'est pas ici, j'espère ! +

+
+ + ROSETTE. +

+ J'ai entendu un carrosse s'arrêter à la porte de l'hôtel. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ En es-tu bien sûre, Rosette ? + À minuit ! +

+ Rosette regarde à la fenêtre. +
+ + ROSETTE. +

+ C'est bien à la porte de Madame_la_Duchesse, un carrosse avec deux laquais qui portent des torches ; c'est la livrée de Madame. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Eh ! + Bon Dieu ! + Serait-il arrivé quelque événement chez ma mère ? + Je suis dans un effroi ! +

+
+ + ROSETTE. +

+ J'entends marcher! on monte chez madame la duchesse. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Mais qu'est-ce donc ? +

+ On frappe. +

+ Demande avant d'ouvrir. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Qui est là ? +

+
+ + UN LAQUAIS. +

+ Monsieur_le_Duc arrive de Versailles ! +

+
+ + ROSETTE. +

+ Monsieur_le_Duc arrive de Versailles ! +

+
+ + LA DUCHESSE, tombant sur un sofa. +

+ Monsieur_le_Duc ! + Depuis deux ans ! + Lui ! + Depuis deux ans ! + Jamais ! + Et aujourd'hui ! + À cette heure ! + Ah ! + Que vient-il faire, Rosette ? + Il vient me tuer ! + Cela est certain ! + - Embrasse-moi, mon enfant, et prends ce collier, tiens, et ce bracelet, tiens, en souvenir de moi. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Je ne veux pas de tout cela ! + Je ne quitterai point Madame_la_Duchesse ! +

+ On frappe encore. +

+ Eh bien ! + Quoi ! + Madame_la_Duchesse est au lit. +

+
+ + LE LAQUAIS, toujours derrière la porte. +

+ Monsieur le duc demande si madame la duchesse peut le recevoir. +

+
+ + LA DUCHESSE, du canapé, vite. +

+ Non ! +

+
+ + ROSETTE, vite à la porte. +

+ Non ! +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Plus poliment, Rosette : Madame est endormie. +

+
+ + ROSETTE, criant et ayant un peu perdu la tête. +

+ Madame est endormie ! +

+
+ + LE LAQUAIS. +

+ Monsieur le duc dit que vous avez dû la réveiller, et qu'il attendra que Madame_la_Duchesse puisse le recevoir. + Il a à lui parler. +

+
+ + ROSETTE, à la Duchesse. +

+ Monsieur_le_Duc veut que madame se lève ! +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Ah ! + Mon Dieu ! + Il sait tout, il vient me faire mourir. +

+
+ + ROSETTE, sérieusement. +

+ Madame !... +

+ Elle s'arrête. +
+ + LA DUCHESSE. +

+ Eh bien ? +

+
+ + ROSETTE. +

+ Madame, je ne le crois pas ! +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Et pourquoi ne le crois-tu pas ? +

+
+ + ROSETTE, tragiquement. +

+ Madame, parce que les gens ont l'air gai ! +

+
+ + LA DUCHESSE, effrayée. +

+ Ils ont l'air gai ? + - Mais c'est encore pis. + Oh ! + Mon pauvre chevalier ! +

+ Elle prend son portrait. +
+ + ROSETTE. +

+ Hélas ! + Madame_la_Duchesse, quel malheur d'être la femme de Monsieur_le_Duc ! +

+
+ + LA DUCHESSE, désolée. +

+ Quelle horreur ! + Quelle insolence! +

+
+ + ROSETTE. +

+ Et s'il vient par jalousie ! +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Quel étrange amour ! + Voilà qui est odieux ! + Écoute ! + Il ne peut venir que par fureur ou par passion ; de toute façon c'est me faire mourir. Tue-moi, je t'en prie. +

+
+ + ROSETTE, reculant. +

+ Non, Madame ! + Moi, tuer Madame ! + Cela ne se peut pas. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Eh bien ! + Au moins va dans mon cabinet. + Tu écouteras tout, et dès que je sonnerai, tu entreras. + Je ne veux pas qu'il reste plus d'un quart d'heure ici, quelque chose qu'il me veuille dire. + Hélas ! + Si le chevalier le savait ! +

+
+ + ROSETTE. +

+ Oh ! + Madame ! + Il en mourrait d'abord ! +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Pauvre ami ! + - S'il se met en colère, tu crieras au feu ! + Au bout du compte, je ne le connais pas, moi, mon mari ! +

+
+ + ROSETTE. +

+ Certainement ! + Madame ne l'a jamais vu qu'une fois. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Oh ! + Mon Dieu ! + Ayez pitié de moi ! +

+
+ + ROSETTE. +

+ On revient, Madame. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Allons, du courage ! + - Mademoiselle, dites que je suis visible. +

+
+ + ROSETTE. +

+ Madame_la_Duchesse est visible. +

+
+ + LA DUCHESSE, à genoux, se signant. +

+ Mon Dieu ! + Ayez pitié de moi ! +

+ Elle se couche à demi sur le sofa. +
+
+
+ SCÈNE XII. Un Laquais, Le Duc, La Duchesse. + + UN LAQUAIS, ouvrant les deux battants de la porte. +

+ Monsieur_le_Duc. +

+ La duchesse se lève, fait une grande révérence, et s'assied toute droite, sans oser parler. +
+ + LE DUC. + Il la salue, puis il va droit à la cheminée, et gardant son épée au côté et son chapeau sous le bras, se chauffe tranquillement les pieds. Après un long silence, il la salue froidement. +

+ Eh bien ! + Madame, comment vous trouvez-vous ? +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Mais, Monsieur, un peu surprise de vous voir, et confuse de n'avoir pas eu le temps de m'habiller pour vous. +

+
+ + LE DUC. +

+ Oh ! + N'importe, n'importe, je ne tiens pas au cérémonial. + D'ailleurs on peut paraître en négligé devant son mari. +

+
+ + LA DUCHESSE, à part. +

+ Son mari ! + Hélas ! +

+ Haut. +

+ Oui, certainement son mari. + Mais ce nom-là je vous avoue. +

+
+ + LE DUC, ironiquement. +

+ Oui, oui... + J'entends, vous n'y êtes pas plus habituée qu'à ma personne. +

+ Souriant. +

+ C'est ma faute. +

+ Tendrement. +

+ C'est ma très grande faute, ou plutôt c'est la faute de tout le monde. +

+ Sérieusement. +

+ Qui peut dire en ce monde, et dans le monde surtout, qu'il n'ajoute pas par sa conduite aux fautes des autres ? + Dites-le-moi,Madame? +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Ah ! + Je crois bien que vous avez raison, Monsieur ; vous savez le monde mieux que moi ! +

+
+ + LE DUC, avec feu. +

+ Mieux que vous ! + Mieux que vous, Madame ! + Cela n'est parbleu pas facile. + Je n'entends parler à Versailles que de votre grâce dans le monde, vous faites fureur ! + On n'a que votre nom à la bouche. + C'est une rage. +

+ D'un ton ambigu. +

+ Moi... + Je l'avoue, cela... + Cela m'a piqué d'honneur ! +

+
+ + LA DUCHESSE, à part. +

+ Ô ciel ! + Piqué d'honneur ! + Que veut-il dire ? +

+
+ + LE DUC, s'approchant avec galanterie. +

+ Çà ! + Voyons ! + Regardez-moi bien ! + Me reconnaissez-vous ? +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Sans doute, Monsieur_le_Duc, j'aurais bien mauvaise grâce à ne pas... +

+
+ + LE DUC, tendrement. +

+ Me dire oui ? + N'est-ce pas ? + Ce n'est pas cette docilité qu'il me faut, c'est de la franchise. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ De là... +

+
+ + LE DUC, sévèrement. +

+ De la franchise, Madame. +

+ Il quitte le fauteuil et retourne brusquement à la cheminée. +

+ J'aurai beaucoup à vous dire cette nuit, et des choses fort sérieuses ! +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Quoi ! + Cette nuit, Monsieur ! + Y pensez-vous ? +

+
+ + LE DUC, froidement. +

+ J'y ai pensé, Madame, pendant tout le chemin de Versailles et un peu avant aussi. +

+
+ + LA DUCHESSE, à part. +

+ Il sait ma faute ! + Il la sait ! + Tout est fini ! +

+
+ + LE DUC. +

+ Oui, j'ai le projet de ne partir que demain matin au jour, et vos gens et les miens doivent être couchés à présent. +

+
+ + LA DUCHESSE, vivement, se levant. +

+ Mais ce n'est pas moi qui l'ai ordonné. +

+
+ + LE DUC, avec sang-froid et le sourire sur la bouche. +

+ Alors, Madame, si ce n'est vous, il faut donc que ce soit moi. +

+
+ + LA DUCHESSE, à part. +

+ Il restera. +

+
+ + LE DUC, regardant la pendule. + Julien Le Roy (1686 -1759) scientifique et horloger du roi Louis XV. +

+ Demain j'arriverai à temps pour le petit lever. + - C'est une pendule_de_Julien_le_Roy que vous avez là ? +

+ Il ôte son épée et son chapeau et les pose sur un guéridon. +
+ + LA DUCHESSE, à part. +

+ Un sang-froid à n'y rien comprendre ! + - Quelle inquiétude il me donne ! +

+
+ + LE DUC, s'asseyant. +

+ Ah ! + Ah ! + Voici quelques livres ! + C'est bien ce que l'on m'avait dit : vous aimez l'esprit, et vous en avez ; oh ! + Je sais que vous en avez beaucoup, et du bon, du vrai, du meilleur esprit. + - C'est Monsieur_de_Voltaire ! + - Oh ! + Zaïre ! + - Zaïre, vous pleurez ! + Lekain dit cela comme ça, n'est-ce pas ? +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Je ne l'ai pas vu, Monsieur. +

+
+ + LE DUC. +

+ Ah ! + C'est vrai ! + Je sais que vous êtes un peu dévote, vous n'allez pas à la comédie, mais vous la lisez. + Vous lisez la comédie... pour la jouer, jamais ! +

+ Avec une horreur comique. +

+ Oh ! + Jamais ! +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ On ne m'y a pas élevée, Monsieur, fort heureusement pour moi. +

+
+ + LE DUC. +

+ Et pour votre prochain, Madame, mais je suis sûr qu'avec votre esprit vous la joueriez parfaitement... + Tenez (nous avons le temps), si vous étiez la belle Zaïre, soupçonnée d'infidélité par Orosmane. +

+
+ + LA DUCHESSE, à part. + À demi-voix à la cloison. +

+ Ah ! + C'est ma mort qu'il a résolue ! + - Rosette, prenez garde ! + Rosette, faites bien attention ! +

+
+ + LE DUC. +

+ En vérité, Madame, c'est le plus généreux des mortels que ce soudan Orosmane ; n'ayez donc pas peur de lui. + S'il entrait ici, par exemple, disant avec la tendresse que met Lekain dans cette scène-là : +

+ Ces quatre vers sont de Voltaire dans Zaïre, vers 1532-1535 + Hélas ! Le crime veille et son horreur me suit. + À ce coupable excès, porter sa hardiesse ! + Tu ne connaissais pas mon coeur et ma tendresse, + Combien je t'adorais! quels feux !.... +
+ + LA DUCHESSE, se levant et allant à lui. +

+ Monsieur ! + Avez-vous quelque chose à me reprocher ?... +

+
+ + LE DUC, riant. +

+ Ah ! + Le mauvais vers que voilà. + Eh !... + Bon Dieu, que dites-vous donc là ! + Ce n'est pas dans la pièce. +

+
+ + LA DUCHESSE, boudant. +

+ Eh ! + Monsieur, je ne dis pas de vers, je parle. + On ne vient pas à minuit chez une femme pour lui dire des vers aussi. +

+
+ + LE DUC, jetant son livre. + Avec tendresse et mélancolie. +

+ Eh ! + Croyez-vous donc que ce soit là ce qui m'amène ? + Causons un peu en amis. +

+ Il s'assied sur la causeuse près d'elle. +

+ Çà ! + Vous est-il arrivé quelquefois de songer à votre mari, par extraordinaire,là, un beau malin, en vous éveillant ? +

+
+ + LA DUCHESSE, étonnée. +

+ Eh ! + Monsieur, mon mari pense si peu à sa femme, qu'il n'a vraiment pas le droit d'exiger la moindre réciprocité. +

+
+ + LE DUC. +

+ Eh ! + Qui donc vous a pu dire, ingrate, qu'il ne pensait pas à vous ? + Était-il en passe de vous l'écrire ? + C'eût été ridicule à lui. Vous le faire dire par quelqu'un, c'était bien froid. + Mais venir vous le jurer chez vous et vous le prouver, voilà quel était son devoir. +

+
+ + LA DUCHESSE, à part. +

+ Me le jurer ! + Ah ! + Pauvre chevalier ! +

+ Elle baise son portrait. +

+ Me le jurer, Monsieur ! + Et me jurer quoi, s'il vous plaît ? + Vous êtes-vous jamais cru obligé à quelque chose envers moi ? + Que vous suis-je donc, Monsieur, sinon une étrangère qui porte votre nom ?... +

+
+ + LE DUC. +

+ Et peut le donner, Madame +

+
+ + LA DUCHESSE, se levant. +

+ Ah ! + Monsieur_le_Duc, faites-moi grâce. +

+
+ + LE DUC, se lève tout à coup en riant. +

+ Grâce ! + Madame, et de quoi grâce, bon Dieu ! + - Ah ! + Je comprends ; vous voulez que je vous fasse grâce de mes compliments, de mes tendresses et de mes fadeurs. + Eh ! + Je le veux bien. Tant qu'il vous plaira ! + Parlons d'autre chose. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Quelle torture ! +

+
+ + LE DUC. +

+ Savez-vous de qui ces tableaux-là sont les portraits ? + Je suis sur que vous ne les regardez jamais. + Ces braves gens cuirassés sont mes aïeux, ils sont anciens ; nous sommes, ma foi, très anciens, aussi anciens que les Bourbons ; savez-vous, mon nom est celui d'un connétable, de cinq maréchaux de France, tous pairs des rois, et parents et alliés des rois, et élevés avec eux dès l'enfance, camarades de leur jeunesse, frères d'armes de leur âge d'homme, conseillers et appuis de leur vieillesse. + C'est beau ! + C'est assez beau pour que l'on s'en souvienne, et quand on s'en souvient, il n'est guère possible de ne pas songer que ce serait un malheur épouvantable, une désolation véritable dans une famille, que de n'avoir personne à qui léguer ce nom, sans parler de l'héritage qui ne laisse pas que d'être considérable. + Cela ne vous a-t-il jamais affligée? +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Eh ! + Monsieur, je ne vois pas pourquoi je m'en affligerais quand vous n'y pensez jamais. + Après tout, c'est de votre nom qu'il s'agit, et non du mien. +

+
+ + LE DUC. +

+ Eh quoi ! + Élisabeth ! +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Élisabeth ? + Vous vous croyez ailleurs, je pense. +

+
+ + LE DUC. +

+ Eh ! + N'est-ce pas Élisabeth que vous vous nommez ? + Quel est donc votre nom de baptême ? +

+
+ + LA DUCHESSE, avec tristesse. +

+ Baptême ! + Le nom du baptême ! + C'est vous qui demandez le nom que l'on m'a donné ! + Je voudrais bien savoir ce qu'eût dit mon pauvre père, qui tenait tant à ce nom là, +

+ Vite. +

+ et vous, je ne vous le dirai pas, si quelqu'un lui eût dit : Eh bien ! + Ce nom si doux, son mari ne daignera pas le savoir. +

+

+ Du reste, cela est juste ! +

+ Avec agitation. +

+ Les noms de baptême sont faits pour être dits par ceux qui aiment et pour être inconnus à ceux qui n'aiment pas. +

+ En enfant. +

+ Il est bien que vous ne sachiez pas le mien, et c'est bien fait... et je ne vous le dirai pas. +

+
+ + LE DUC, à part, souriant et charmé. +

+ Ah çà ! + Mais comme elle est gentille ! + Suis-je fou de me prendre les doigts à mon piège ? + C'est qu'elle est charmante, en vérité. +

+ Haut et sérieux. +

+ Eh ! + Pourquoi saurais-je ce nom d'enfant, Madame ? + Qu'est-ce pour moi, je vous prie, que la jeune fille enfermée au couvent jusqu'à ce qu'on me la donne sans que je sache seulement son âge ? + C'est la jeune femme connue sous mon nom qui m'appartient ; celle-là seule est mienne, Madame, puisque, pour la nommer, il faut, qu'on me nomme moi-même. +

+
+ + LA DUCHESSE, se levant, vile et avec colère. +

+ Monsieur le duc voulez-vous me rendre folle ? + Je ne comprends plus rien ni à vos idées, ni à vos sentiments, ni à mon existence, ni à vos droits ni aux miens ; je ne suis peut-être qu'une enfant ! + J'ai peut-être été toujours trompée. Dites-moi ce que vous savez de la vie réelle du monde ? + Dites-moi pourquoi les usages sont contre la religion, et le monde contre Dieu ? + Dites-moi si notre vie a tort ou raison ; si le mariage existe ou non ; si je suis votre femme, pourquoi vous ne m'avez jamais revue, et pourquoi l'on ne vous en blâme pas ; si les serments sont sérieux, pourquoi ils ne le sont pas pour vous ; si vous avez, et si j'ai moi-même le droit de jalousie ? + Dites-moi ce que signifie tout cela ? + Qu'est-ce que ce mariage du nom et de la fortune, d'où les personnes sont absentes, et pourquoi nos hommes_d_affaires nous ont fait paraître dans ce marché ? + Dites-moi si le droit qu'on vous a donné était seulement celui de venir me troubler, me poursuivre chez moi quand il vous plaît d'y tomber comme la foudre, au moment où l'on s'y attend le moins, à tout hasard, au risque de me causer la plus grande frayeur, sans ménagements, sans scrupules, la nuit, dans mon hôtel, dans ma chambre, dans mon alcôve, là ! +

+
+ + LE DUC. +

+ Ah ! + Madame, les beaux yeux que voilà ! + Aussi éloquents que votre bouche lorsqu'un peu d'agitation la fait parler. + - Eh bien ! + Quoi ! + Voulez-vous que je vous explique une chose inexplicable ? + Voulez-vous que je fasse du pédantisme avec vous? + Faut-il que je m'embarque avec vous dans les phrases ? + Exigez-vous que je vous parle du grand monde, et que je vous raconte l'histoire de l'hymen ? + - Vous dire comme le mariage, d'abord sacré, est devenu si profane à la cour, et si profané surtout ; vous dire comment nos vieilles et saintes familles sont devenues si frivoles et si mondaines, comment et par qui nous fûmes tirés de nos châteaux et de nos terres pour venir nous échelonner dans une royale antichambre, comment notre ruine fastueuse a nécessité nos alliances calculées, et comment on les a toutes réglées en famille, d'avance et dès le berceau (comme la nôtre, par exemple), vous raconter comment la religion (irréparable malheur peut-être !) s'en est allée en plaisanteries, fondue avec le sel attique dans le creuset des philosophes; vous décrire par quels chemins l'Amour est venu se jeter à travers tout cela, pour élever son temple secret sur tant de ruines, et comment il est devenu lui-même quelque chose de respecté et de sacré, pour ainsi dire, selon le choix et la durée : vous raconter, vous expliquer, vous analyser tout cela, ce serait par trop long et par trop fastidieux, vous en savez, je gage, autant que moi sur beaucoup de ces choses. +

+
+ + LA DUCHESSE, lui prenant la main avec plus de confiance. +

+ Hélas! + À vous vrai dire, Monsieur, si je les sais un peu, comme vous le savez beaucoup, il me semble, j'en souffre plus que je n'en suis heureuse, et je ne sais quelle fin peut avoir un monde comme le nôtre. +

+
+ + LE DUC. +

+ Eh ! + Bon_Dieu ! + Madame, qui s'en inquiète à l'heure qu'il est, si ce n'est vous ? + Personne, je vous jure, pas même chez ceux que cela touche de plus près. + Respirons en paix, croyez-moi ! + Respirons, tel qu'il est, cet air empoisonné, si l'on veut, mais assez embaumé, selon mon goût, de l'atmosphère où nous sommes nés, et dirigeons-nous seulement lorsqu'il le faudra, selon cette loi que, ma foi, je ne vis jamais nulle part écrite, mais que je sentis toujours vivante en moi, la loi de l'honneur. +

+
+ + LA DUCHESSE, un peu effrayée et reculant. +

+ L'honneur ! + Oui ! + Mais cet honneur, en quoi le faites-vous consister, Monsieur_le_duc ? +

+
+ + LE DUC, très gravement. +

+ Il est dans tous les instants de la vie d'un galant homme, Madame, mais il doit surtout le faire consister dans le soin de soutenir la dignité de son nom et... +

+
+ + LA DUCHESSE, à part. +

+ Encore cette idée ! + Ô mon_Dieu ! + Mon_Dieu ! +

+
+ + LE DUC. +

+ ... Et en supposant qu'on eût porté quelque atteinte à la pureté de ce nom, il ne doit hésiter devant aucun sacrifice pour réparer l'injure ou la cacher éternellement. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Aucun sacrifice ne vous coûterait-il, Monsieur ? +

+
+ + LE DUC. +

+ Aucun, Madame, en vérité. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ En vérité ? +

+
+ + LE DUC, sur un ton emporté. +

+ Sur ma parole ! + Aucun ! + Fallût-il un meurtre ! +

+
+ + LA DUCHESSE, à part. +

+ Ah ! + Je suis perdue ! + Ah ! + Mon Dieu ! +

+ Elle regarde sa croix. +
+ + LE DUC, sur un ton passionné. +

+ Fallût-il me jeter à vos pieds et les couvrir de baisers, et m'humilier pour rentrer en grâce ! +

+ Il lui baise la main à genoux. +
+ + LA DUCHESSE, à part. +

+ Ah ! + Pauvre chevalier ! + Nous sommes perdus ! + Je n'oserai plus le revoir. +

+ Elle baise le portrait du chevalier. +
+ + LE DUC, brusquement en homme et comme quittant le masque. +

+ Ah çà ! + Voyons, mon enfant, touchez là. +

+
+ + LA DUCHESSE, étonnée. +

+ Quoi donc ! +

+
+ + LE DUC. +

+ Touchez là, vous dis-je ; une fois seulement donnez-moi la main, c'est tout ce que je vous demande. +

+
+ + LA DUCHESSE, pleurant presque. +

+ Comment ! + Monsieur. +

+
+ + LE DUC. +

+ Oui, vraiment, touchez là bien franchement, en bonne et sincère amie ; je ne veux point vous faire de mal, et toute la vengeance que je tirerais de vous (si vous m'aviez offensé), ce serait cette frayeur que je viens de vous faire. + Asseyez-vous. + - Je vais partir. +

+ Il prend son chapeau et son épée. +

+ Voici le jour qui vient ! + Il me faut le temps d'arriver à Versailles. +

+ Debout, il lui serre la main, elle est assise. +

+ Écoutez bien. + Il n'y a rien que je ne sache. + À vrai dire, je ne me sens nulle colère et nulle haine pour vous. +

+ Avec émotion. +

+ N'ayez, je vous prie, nulle haine contre moi, non plus. + Nous avons chacun nos petits secrets. + Vous faites bien, et je crois que je ne fais pas mal de mon côté. + Restons- en là ! + Je ne sais si tout cela nous passera, mais nous sommes jeunes tous les deux, nous verrons. + - Soyez toujours bien assurée que mon amitié ne passera pas pour vous... + Je vous demande la vôtre, et +

+ En riant. +

+ N'ayez pas peur, je ne reviendrai vous voir que quand vous m'écrirez de venir. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ Êtes-vous donc si bon, Monsieur ? + Et je ne vous connaissais pas ! +

+
+ + LE DUC. +

+ Pardonnez-moi cette mauvaise nuit que je vous ai fait passer. + Je vous ai dit que je tenais à notre nom... + En voici la preuve : vos gens et les miens m'ont vu entrer, ils me verront sortir, et pour le monde c'est tout ce qu'il faut. +

+
+ + LA DUCHESSE, à ses genoux, lui baise les mains et pleure en se cachant le visage. - Silence. +

+ Ah ! + Monsieur_le_Duc, quelle bonté et quelle honte pour moi ! + Où me cacher, Monsieur ? + J'irai dans un couvent. +

+
+ + LE DUC, souriant. +

+ C'est trop ! + C'est beaucoup trop ! + Je n'en crois rien, et je ne le souhaite pas. + Du reste, il n'en sera que ce que vous voudrez ; adieu, moi, je vous ai sauvée en sauvant les apparences. +

+ Il sonne, on ouvre, il sort. +
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+
+ SCÈNE XIII ET DERNIÈRE. La Duchesse, Rosette. + + ROSETTE, entrant sur la pointe du pied avec effroi. +

+ Ah ! + Madame ! + L'ennemi est parti. +

+
+ + LA DUCHESSE. +

+ L'ennemi ! + Ah ! + Taisez-vous. + - L'ennemi ! + Ah ! + Je n'ai pas de meilleur ami. +

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+ + ROSETTE. +

+ Toujours est-il que nous en voilà QUITTES POUR LA PEUR. +

+
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+ +
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